lundi 17 janvier 2011

DÉBAT - Le missile chinois change la donne en Asie - M. Duchâtel et A. Sheldon-du-Plaix

Le Figaro, no. 20669 - Le Figaro, samedi, 15 janvier 2011, p. 18

Chercheurs respectivement à l'Asia Centre et au service historique de la Défense, les auteurs analysent la signification du récent effort de militarisation de l'empire du Milieu.

La visite cette semaine du secrétaire à la Défense des États-Unis, Robert Gates, en Chine restaure des relations militaires sino-américaines rompues par Pékin il y a un an pour protester contre les ventes d'armes de Washington à Taïwan. La réception de celui-ci à l'état-major des forces stratégiques chinoises - la seconde artillerie - est un geste fort pour améliorer la confiance de ce dialogue, mais sans doute insuffisant pour apaiser les inquiétudes américaines à l'égard des ambitions régionales de Pékin.

Car, dans le même temps, la Chine, réputée cachottière sur ses réalisations militaires, laisse filtrer l'information sur ses nouveaux matériels : photographies des essais en vol du chasseur furtif J-20 qu'aucun observateur étranger ne pensait à ce stade de développement; achèvement d'un ex-porte-avions soviétique ignoré obstinément par les États-Unis et qui devrait entrer en service en 2012; articles et déclarations concernant un missile balistique antinavires qui pourrait menacer le déploiement des porte-avions américains dans le Pacifique occidental, c'est-à-dire les capacités de projection des États-Unis pour défendre l'allié japonais ou le protégé taïwanais. En décembre dernier, l'amiral américain commandant le théâtre Pacifique a estimé que ces missiles ont atteint une « capacité opérationnelle initiale » et que le système pourrait être opérationnel en 2015.

L'emploi de missiles balistiques contre des porte-avions paraissait utopique pendant la guerre froide. Moscou explore cette voie dans les années 1970 avec le missile R27K lancé par sous-marin, et qui monte à plus d'une centaine de kilomètres, mais y renonce en raison de son imprécision. Aujourd'hui encore, alors que les pays recourent plutôt aux missiles de croisière qui rasent l'eau pour neutraliser les navires ennemis, le programme chinois apparaît toujours révolutionnaire.

En Chine, la réflexion sur l'emploi de missiles balistiques antinavires débute à la même époque qu'en URSS. Mais c'est la crise de mars 1996 dans le détroit de Formose qui pousse la République populaire à franchir le pas. Le président Bill Clinton ordonne le déploiement de deux groupes aéronavals pour soutenir les premières élections présidentielles au suffrage universel direct sur l'île, sur fond de tirs d'intimidation de missiles chinois. Face au scénario d'un glissement taïwanais vers l'indépendance soutenu par la puissance militaire américaine, la commission militaire centrale donne la priorité aux capacités asymétriques d'interdiction maritime, impulsant ce nouveau programme.

Jusqu'à la déclaration de l'amiral américain, la mise au point par la Chine d'un missile balistique de théâtre capable de frapper deux terrains de football se déplaçant à plus de 70 km/heure à une distance de 2 500 kilomètres paraît incroyable. Elle exige l'intégration des moyens de guidage pour ajuster la trajectoire du missile en phase de descente et permettre à ses senseurs de retrouver le porte-avions. Il pourrait larguer des sous-munitions conventionnelles, non pour couler le porte-avions, mais pour paralyser son pont d'envol.

La transparence de ce programme semble alors relever du stratagème et de la dissuasion du faible au fort. Encore virtuel, le missile modifie déjà de manière subtile les règles du jeu stratégique, sur un terrain d'abord psychologique. En l'absence de confrontation, c'est la détermination de Washington à assumer le risque de déployer un groupe aéronaval en cas de crise régionale qui est visée, à l'heure où l'Asie maritime renoue avec les tensions militaires.

Car les implications de ce programme dépassent la question de Taïwan pour toucher toute l'Asie orientale. Il appuie la stratégie de sanctuarisation des mers comprises entre le littoral chinois et la première chaîne d'îles qui relie le Japon, Taïwan, les Philippines à l'Indonésie, tous partenaires des États-Unis. Tous les conflits territoriaux de la Chine s'y concentrent : les îles Diaoyu/Senkaku et les champs de gaz Chunxiao disputés avec le Japon; les îles Spratly revendiquées et occupées en partie par le Vietnam, la Malaisie, les Philippines. En impressionnant par ses prouesses techniques tout en réaffirmant la priorité au développement pacifique, Pékin neutralise les velléités de ses voisins.

Mathieu Duchâtel et Alexandre Sheldon-du-Plaix

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