mercredi 5 janvier 2011

Emmanuel Todd : « Je serais très étonné que l'euro survive à 2011 »


Le Soir - 1E - ZOOM, mardi, 4 janvier 2011, p. 14

Que nous est-il permis d'espérer et que doit-on craindre en 2011 ? Le politologue, démographe et essayiste français Emmanuel Todd a accepté de se livrer, pour nous, à un « bilan et perspectives » étayé, plus spécifiquement centré sur la crise économique et financière qui secoue l'Europe.

Que retiendrez-vous de l'année 2010, qui vient de s'achever ?

Je dirais que ce fut une année charnière. C'est l'année où les croyances, économiques et politiques dominantes de l'Occident sont arrivées au bout de quelque chose.

D'abord dans la gestion de la crise économique. J'ai été frappé par la prise de conscience concernant la relance, telle qu'on l'avait conçue lorsque la crise financière, puis la crise de la demande mondiale ont été diagnostiquées - chose qu'il fallait faire, précisons-le... -, qui n'allait pas suffire. Et pour une raison très simple : les plans de relance ont, à la rigueur, relancé les profits dans les économies occidentales, ont regonflé à un niveau acceptable les indicateurs boursiers, mais n'ont pas fait repartir l'emploi, les salaires. Malgré ces plans, la dégradation du niveau de vie a commencé ; aux Etats-Unis, les indicateurs mettent même en lumière une diminution de l'espérance de vie...

Les gens ont donc compris que dans une économie ouverte, dans un régime de libre-échange, si l'on réinjecte des signes monétaires ou des moyens de payement dans l'économie par en haut - plutôt par le système bancaire qu'autrement -, on crée de la demande, mais que cette demande ne modifie absolument pas le mécanisme de la compétition sur les salaires, mais que cela relance tout simplement les économies à bas salaires. En France par exemple, et j'imagine ailleurs, les plans de relance de l'après-crise ont abouti à une accélération de la désindustrialisation et des délocalisations...

Un « électrochoc » , donc...

Les gens l'ont compris mais, pour le moment, ils ne sont pas allés au bout de la compréhension. Cela réintroduit les différences traditionnelles entre Américains et Européens où, pour une fois, je ne peux plus dire que les Américains sont quand même moins bêtes parce qu'ils ont compris le problème de la demande globale, les mécanismes keynésiens de soutien à la demande, la notion de flexibilité monétaire, etc. On ne peut plus considérer qu'un plan de relance, en économie ouverte, est simplement mieux que les plans d'austérité européens. Les plans d'austérité européens ne sont pas une solution actuellement. Ils vont relancer la crise mondiale, et s'ils remettent l'économie mondiale en crise, pour le coup, l'économie chinoise, qui est gérée de façon extrêmement dangereuse par l'exportation, va s'effondrer. Mais ces plans d'austérité européens traduisent quand même, me semble-t-il, une volonté de ne pas faire de la relance pour autrui... Je dirais qu'ils sont un premier pas vers le protectionnisme, mais dans la mesure où il s'agit d'un protectionnisme par contraction de sa propre demande, c'est ce que l'on peut appeler un « protectionnisme bête » . Moi, je me bats depuis longtemps pour un « protectionnisme intelligent » . Je vais y revenir.

C'est le deuxième tournant. Le premier concerne le premier élément de la pensée unique : le libre-échange. Le deuxième est sur l'euro. L'acquis du dernier trimestre de 2010, c'est qu'on est arrivé au bout de la croyance en l'euro comme horizon spécifique pour l'Europe. Il s'agit donc d'une année chargée en termes de prises de conscience !

Sur quoi cela pourrait-il déboucher ?

Paradoxalement, la crise, l'effondrement de croyances qui font du mal au continent, au monde développé et à la planète, c'est déjà inespéré ! On a trop longtemps vu de sympathiques gouvernements se réunissant paisiblement - ce qui est une bonne chose -, conclure leurs travaux en expliquant qu'ils allaient défendre bec et ongles le mécanisme qui produisait la crise, à savoir le libre-échange. Or, le libre-échange, c'est quoi ? C'est la guerre de tous contre tous sur le plan économique, c'est la concurrence sur le coût du travail, sur l'efficacité économique.

Cela dit, comment va être l'année 2011 ? On va avoir des surprises. Je serais très étonné que l'euro, dans sa forme actuelle, survive à l'année 2011. S'il survit, ce sera dans un contexte de réorientation générale des politiques économiques européennes.

Au final, cette crise pourrait donc, selon vous, se révéler positive ?

Oui. Mais l'une des choses qui me poussent à être très prudent, c'est la lenteur des processus idéologiques, la lenteur du débat, le caractère un peu amorphe de la société. En France par exemple, la façon dont la crise a ramené à la surface le vieux phantasme de la supériorité des conceptions économiques allemandes, ces choses qu'on entendait telles quelles à l'époque du « franc fort » , dans les années 80, a quelque chose d'inquiétant. Pour expliquer ce phénomène de lenteur, il y a le vieillissement des populations occidentales et ce que j'ai décrit dans mon dernier livre, Après la démocratie(Gallimard/Folio), à savoir un état d'atomisation des sociétés - avec des comportements narcissiques, des gens qui ne se soucient que d'eux-mêmes, une absence de croyances collectives - qui empêche la décision politique.

Donc, ce que je ressens, c'est une sorte de tension qui est devant nous, de bras de fer conceptuel entre deux tendances : la crise générale des conceptions qui devrait amener des évolutions et des prises de décisions rapides, et puis cette espèce de lenteur, de sénilité narcissique des sociétés développées, qui suggère que quand même, elles seraient capables de continuer à ne rien faire pendant toute une année...

Quid de l'euro, que vous avez évoqué plus haut ?

L'image qui me vient, c'est « acharnement thérapeutique » ... L'euro est une abstraction. Les sociétés nationales, avec leurs cultures, existent toujours. Il y a des différences de mentalités, de rythmes démographiques, il y a des traditions de discipline salariale en Allemagne qui ne sont pas concevables en France...

En fait, du temps des monnaies nationales, chacune des économies européennes avait son mode de régulation spécifique qui lui convenait. Des bureaucrates abstraits ont posé l'euro là-dessus et, bien entendu, ça ne marche pas. Et toutes les tentatives institutionnelles, bancaires ou autres, pour que ça fonctionne, ne peuvent pas marcher. Tant que l'Europe est en économie ouverte, dans le régime de libre-échange, il y a une guerre économique acharnée entre les économies européennes dans laquelle l'Allemagne est la plus forte parce qu'elle pratique mieux la compression du coût salarial. Mais dans ce contexte, l'euro est une sorte de prison pour tout le monde, pour laisser les plus faibles ou les moins capables se torturer au niveau salarial, à la merci de l'Allemagne. Attention, je n'en veux pas du tout à l'Allemagne : il y a de l'aveuglement et du narcissisme là-bas comme en France...

Comment sortir de cette situation ?

De deux manières : par le bas ou par le haut. Par le bas, c'est admettre que l'euro est foutu. Puis on en sort et on revient aux monnaies nationales. Pour moi, ce n'est pas optimal : je ne suis pas du tout partisan de la disparition de l'euro. Simplement le système actuel est le pire concevable parce qu'il détruit une partie de l'industrie européenne, il dresse les Européens les uns contre les autres, il met l'Allemagne dans une position de domination mais aussi de cible, d'ennemi collectif pour l'Europe...

La sortie vers le haut : on veut sauver l'euro, on y tient vraiment et on accepte l'idée que le problème mondial, c'est le libre-échange, l'insuffisance de la demande. On fait revenir l'Europe à sa conception initiale de la préférence communautaire. On dit que l'Europe a le droit, dans un monde en guerre sur les coûts salariaux, de faire un virage protectionniste. On établit un protectionnisme européen raisonnable, coopératif, qui permet de relancer les salaires, l'investissement, la demande à l'échelle du continent. Dans un tel contexte, on rétablit un intérêt collectif européen, un bénéfice mutuel. Dans le domaine économique, les différences culturelles entre l'Allemagne et les autres pays cesseraient d'être un facteur de conflit et l'Europe retrouverait son véritable avantage compétitif dans le monde qui est sa diversité - avec l'euro, on a réussi à faire de la diversité européenne quelque chose de complètement négatif dans ses conséquences.

Êtes-vous plutôt optimiste ou pessimiste à ce propos ?

Pour moi, l'explosion de l'euro, c'est une probabilité de 90 %. Ce qui provoquerait un trou d'air idéologique formidable mais, dans ce contexte, j'ai très très peur de l'effet de délégitimation des élites. Mais bon, les choses peuvent changer très vite : les populations sont quand même à des niveaux éducatifs très élevés, le sentiment d'une crise est là... Et puis les esprits ont évolué. En France, j'ai passé une dizaine d'années à être considéré comme un rigolo avec mon protectionnisme européen, maintenant ça va très bien pour moi, merci ! Évidemment, la grande réponse, c'est : « Ce n'est pas possible, on ne pourrait pas faire accepter ça aux Allemands, ils sont tournés vers l'extérieur, ils veulent conquérir des marchés en Chine, ils préféreraient d'ailleurs retourner au mark, etc. » Mais la chute de l'euro mettrait l'Allemagne à genoux, et les Allemands sont en train de comprendre qu'ils sont les principaux bénéficiaires de l'euro. Quand des Allemands disent qu'ils en ont marre de l'euro, marre de payer ces plans de sauvetage des États, qu'il faut en retourner au mark, etc., je pense qu'ils bluffent ! Je pense qu'ils ont compris que la fin de l'euro serait un désastre pour l'économie allemande. Et s'ils ont compris cela, il suffirait d'avoir un gouvernement français intelligent, qui arrête de faire des « cocoricos » ridicules, qui admette que l'Allemagne est l'économie dominante et qui lui demande de prendre ses responsabilités à l'échelle du continent, de prendre le leadership dans l'établissement d'un protectionnisme européen raisonnable, qui sera d'ailleurs favorable, en termes d'accroissement de la demande, à l'industrie allemande beaucoup plus que les quelques marchés chinois ne pourraient l'être...

Nicolas Sarkozy pourrait-il conclure son mandat de la sorte ?

Là, on retombe dans les paramètres lourds, pesants et qui rendent pessimistes.

On a énormément de mal à imaginer Sarkozy dans ce rôle. Si vous regardez sa trajectoire dans son rapport à l'Allemagne, il avait démarré très anti-Allemand. Il scandalisait les Allemands pas juste par sa vulgarité mais parce que de tempérament, il était anti-Allemand et pro-Américain. Il a fini par s'aligner sur l'Allemagne mais il faut tout de même constater la coïncidence chronologique entre la chute du sarkozysme et la remontée en puissance d'une vieille droite conne qui croit au discours de la rigueur, qui pense en termes d'équilibre budgétaire et de choses comme ça... Aujourd'hui, le sens du gouvernement Fillon II, c'est que Sarkozy n'a plus le pouvoir. Il est le premier président de la Ve République qui n'a pas eu le droit de renvoyer son Premier ministre... Donc, quand on dit : « Est-ce que Sarkozy pourrait ? » ... on ne sait plus très bien ce que Sarkozy peut. On n'a donc aucune raison d'être optimiste, d'autant que du côté du Parti socialiste - qui a certes accouché avec beaucoup de difficultés de la notion de « justes échanges » -, c'est très lent aussi. On est dans le people !

© 2011 © Rossel & Cie S.A. - LE SOIR Bruxelles, 2011

9 commentaires:

Si vis pacem a dit…

Comment dire ? Article décoiffant et rafraîchissant. Merci pour sa diffusion, en espérant que les hypothèses optimistes d'E. Todd soient les seules à se produire...

Anonyme a dit…

Supprimer l'euro?
Ce serait faire du dollar pratiquement la seule monnaie de réserve pour les pays ayant des excédents ; donc pour l'europe se tirer une balle dans les pieds et rendre un sacré service à l'amérique dont la puissance économique dépend de l'hégémonie du dollar qui est de plus en plus contestée.
Faire l'euro a peut-être été une très mauvaise idée, mais si on le supprimer maintenant on ne récupérerait rien des sacrifices consentis pour le faire et on perdrait tout les bénéfices qu'il a apporté.

Anonyme a dit…

Je suis jeune et ça risque de se ressentir dans mon intervention mais bon! :
Ce qui me plait bien dans le système actuel, c'est quand même la diminution des grands conflits armés. Que toutes les grandes économies soient interdépendantes, ça les obligent bien à ne pas s'entre-détruire. J'ai un peu peur que le protectionnisme puisse ne plus favorisé cette entente.
Puis je ne sens un peu gêné vis-à-vis des pays en développement; est-ce que ça n'apporterais pas un gros frein à leur développement alors que le notre s'est fait je pense grâce aux échanges (équitable?) avec eux?

Anonyme a dit…

Au jeune anonyme : c'est le libre-échange qui peut provoquer la guerre. C'est déjà la guerre économique, au détriment des peuples et au profit des banques. C'est explosif. Le protectionisme intelligent permet la négociation : j'ai besoin d'importer certains produits, je peux produire d'autres sur place. Chacun défend son intérêt de façon raisonnable. On ne provoque plus les émeutes et les émigrations de la famine : chaque pays défend son agriculture vivrière. Je crois que le protectionnisme intelligent, de gauche, est un facteur d'appaisement.

Anonyme a dit…

En quoi cette guerre économique est-elle au profit des banques? Pouvez-vous développer?
Par ailleurs, vous parlez de protectionnisme intelligent, de gauche. Qu'entendez-vous par protectionnisme de gauche? En quoi est-il différent d'un protectionnisme de droite? Merci par avance pour vos éclaircissements.

tianes a dit…

Pour arriver à ce protectionnisme intelligent,il faudrait d'abord, en effet, rompre avec le néolibéralisme qui a transformé l' Etat en actionnaire d'entreprises(EDF AREVA, la POSTE...)Le politique n'étant qu'une composante du Marché il obéit à la même logique entreprenariale d'intérêt privé:(lobby nucléaire par exemple qui pompe la quasi totalité des crédits de recherche au détriment d'autres filières). Approche limitée donc, détachée d'une quelconque "vision" d'intérêt général, changeante, destructurée, équivalent de la Bourse dans la sphère politique qui n'a d'autre mesure pour se maintenir que les sondages...On comprend que tant que ce système perdurera (et c'est aussi sur ce concept que la soi-disant Europe a voulu se bâtir),avec l'éclatement et le déboussolage politique auquel nous assistons, les replis sur soi, les solutions du pire, nous sommes encore loin d'un équilibrage intelligent entre le politique et l'économie qui devait se faire à un niveau mondial.

Anonyme a dit…

La seule bonne chose qui pourrait nous arriver dans les prochains mois c'est que la zone euro disparaissent. Ca a été une erreur dès le début, le système monétaire européen a été un échec cuisant et pourtant on a essayé de solutionner le problème en faisant encore pire (=la monnaie unique)!
Comment nos gouvernants ont-ils pu croire une seule seconde que l'on pouvait instaurer une monnaie unique entre des pays économiquement très différent les uns des autres ? Je n'en reviens toujours pas à vrai dire...

Edrobal a dit…

Comment l'Allemagne fait-elle sa prospérité aujourd'hui ?
Achetez un produit allemand. La plupart sont étiqueté Germany. Le "made in" a disparu le plus souvent car l'Allemagne est devenu la porte d'entrée cachée de nombreux produits chinois. Comment pourrait-elle accepter de revenir à la préférence communautaire?

Je ne veux pas être Ophélie a dit…

Je viens de finir de lire le livre d'Emmanuel Todd, Après la démocratie.

C'est un livre à lire de toute urgence. On comprend au fur et à mesure de sa lecture tout ce qui se passe actuellement et tous les mécanismes à l'oeuvre. En plus, c'est un petit ouvrage peu épais, publié en format de poche (réimpression : novembre 2011, coll.folio histoire, 7,50€) facile à comprendre : bien plus facile à comprendre que tout ce que j'ai lu - bien que très intéressant - dans toutes les interventions précédentes sur ce blog.

J'ai commencé à en acheter quelques exemplaires pour des amis...Avec lesquels je me gardais bien, jusqu'ici, de parler de politique ...(Excepté à l'époque du Traité constitutionnel en 2005 : J'avais lu intégralement le texte compliqué de ce Traité constitutionnel , et avais compris à quel point ses dispositions étaient dangereuses pour nous tous Européens. J'ai alors perdu des amis, qui étaient à fond pour ce traité, tout en avouant pourtant n' en avoir pas lu le texte...Mais qu'il fallait se fier aux intentions affichées dans son introduction... Qu'on ne peut pas voter non parce que les gens qui ont rédigé ce Traité ont beaucoup travaillé. Je m'évertuais à essayer de leur expliquer. Ils me coupaient la parole par des insultes, ajoutant en outre qu'on n'aurait jamais dû confier le vote de ce texte au peuple parce que le peuple ne comprend rien. Ce sont pourtant des élus socialistes, à l'échelon municipal. Et moi, échantillon de ce peuple qui ne comprend rien, je suis très diplômée. Eux aussi le sont, diplômés. Moins que moi, en fait.
J'ai compris alors que la trahison des socialistes était d'une profondeur insondable).

A l'heure actuelle, il n'est plus possible de garder sa réserve.

Il faut faire passer le message qu'il est essentiel de lire le livre d'Emmanuel Todd, Après la démocratie.