mardi 18 janvier 2011

En Asie, la Russie joue la Chine contre le Japon - Rafael Kandiyoti


Manière de voir, no. 115 - Batailles pour l'énergie, mardi, 1 février 2011, p. 65

Rafael Kandiyoti,
Professeur de génie chimique, Imperial College, Londres.

Le 13 avril 2005, Tokyo accordait des droits de forage à des compagnies pétrolières en mer de Chine, à proximité des îles appelées Senkaku par les Japonais et Diaoyu par les Chinois, qui en réclament la souveraineté. Cette querelle illustre la concurrence à laquelle se livrent les pays à forte croissance pour s'approvisionner en gaz naturel et en pétrole. La Russie l'a bien compris, et elle travaille sur de grands projets de transport.

L'économie russe repose sur ses exportations de pétrole brut et de gaz naturel. Et l'extraordinaire dynamisme des géants industriels de l'Asie orientale lui offre une occasion idéale de valoriser ce potentiel. Le Japon cherche coûte que coûte à sécuriser ses approvisionnements, et la Chine toute proche dispose d'une main-d'oeuvre pléthorique et d'importants moyens. Pour les Russes, c'est une position à la fois de force et de faiblesse. Quelle peut donc être leur stratégie par rapport à l'Asie du Nord-Est ?

Au cours de la dernière décennie, la Chine a rejoint puis dépassé le Japon et la Corée quant aux quantités de pétrole brut importé, dont près de la moitié provient du Proche-Orient ; pour le Japon et la Corée, le chiffre avoisine les 80-85 %. Ce pétrole transite en grande partie par les détroits d'Ormuz et de Malacca, considérés comme des "zones de conflits potentiels" ou à "haut risque". Les problèmes accrus au Proche-Orient et la vulnérabilité des tankers constituent donc de véritables menaces. Deuxième consommateur mondial, la Chine doit de toute urgence trouver des sources d'approvisionnement et des voies d'acheminement de rechange, au même titre que le Japon et la Corée du Sud.

Quant au gaz naturel, beaucoup de grandes villes de la région sont prêtes à l'utiliser, car elles veulent réduire la pollution de l'air. Les importations en gaz naturel liquéfié (GNL) du Japon, de la Corée du Sud et de Taïwan représentent déjà presque 80 % du commerce mondial de ce produit. Le coût du GNL a constitué un frein pour la Chine, qui cherche des moyens plus économiques. Or la Sibérie voisine et l'île de Sakhaline possèdent d'immenses réserves en hydrocarbures (voir carte page 60). Les sous-sols du bassin d'Irkoutsk, sur le plateau oriental de la Sibérie centrale, recèlent pétrole et gaz en très grandes quantités - sans que l'on en connaisse encore l'ampleur. La Russie a engagé d'énormes moyens pour développer l'extraction de pétrole et de gaz en Sibérie centrale et orientale : elle prospecte assidûment partout dans ces régions depuis quelques années, ce qui devrait permettre à terme d'accroître considérablement le volume des réserves mondiales prouvées. En attendant, la grande raffinerie près de la capitale, Angarsk, non loin d'Irkoutsk, importe actuellement son pétrole brut de la Sibérie... occidentale.

Les spécialistes espèrent aussi beaucoup des réserves en hydrocarbures du bassin de Iakoutsk, au nord-est, où les explorations sont en cours. L'extraction et le transport du pétrole et du gaz impliquent la traversée d'un territoire où le gel est permanent. Techniquement réalisable, l'opération serait coûteuse. L'oléoduc qui traverse l'Alaska sur un terrain similaire avait demandé un investissement considérable de 8 milliards de dollars (1975). Si l'on ajoute les réserves estimées du bassin de Krasnoïarsk, les ressources à l'est de la Sibérie centrale devraient être stupéfiantes. Mais on ignore encore le temps et les sommes nécessaires avant pour passer du stade de l'exploration à celui de la production.

Sur l'île de Sakhaline, en revanche, les choses vont bon train. Si la plupart des réserves terrestres sont déjà épuisées, plusieurs projets d'exploitation marine du pétrole et du gaz sont en cours, principalement au nord-est de l'île (1). Parmi ceux-ci, Sakhaline-I : ses promoteurs prévoient de construire des oléoducs qui traverseront l'île de part en part pour aboutir à Lazarevo, port pétrolier en terre sibérienne, où le brut sera vendu aux enchères à des acheteurs venus du monde entier (2). Certains scénarios pour l'utilisation du gaz de Sakhaline-I envisagent la vente par gazoduc aux deux Corées, ainsi qu'au Japon. Mais, compte tenu de l'isolement politique de la Corée du Nord, la réalisation de pareil scénario ne semble pas concevable dans un proche avenir. En attendant, le réseau régional en Sibérie orientale se développe et dessert désormais plusieurs grandes villes dont Khabarovsk.

Le projet Sakhaline-II, lui, est placé sous l'égide d'un consortium multinational dirigé par Gazprom qui possède 50 % plus une part depuis que M. Vladimir Poutine a forcé Shell à lui céder en 2006 la moitié de ses parts (3) pour la somme de 4,5 milliards d'euros, et qui comprend plusieurs sociétés japonaises. Une première phase, initiée en 1999, a permis de produire une moyenne de 70 000 barils par jour et de rapporter plus de 1 milliard de dollars par an. La phase suivante, en préparation, exige un investissement de plus de 10 milliards de dollars - ce qui fait de ce projet le plus important investissement étranger actuellement en cours dans la Fédération russe. Le gaz et le brut devront être acheminés par pipeline jusqu'à la pointe sud de Sakhaline, où deux ports sont en construction à Prigorodnoïé, l'un pour le pétrole, l'autre pour le GNL.

Là où il existe un système d'oléoducs, il est rare d'avoir recours à la route ou au rail, car, pour un parcours de 4 000 km, le transport par rail implique un surcoût de 1,50 à 2 dollars par baril de brut, selon les calculs réalisés en 1993 (4). Faute d'oléoducs, la Russie a jusqu'ici fortement soutenu les exportations de pétrole ouest-sibérien vers la Chine par le rail, mais à des coûts exorbitants. En 2010, un tout nouvel oléoduc, l'East Siberia to Pacific Ocean (ESPO), a été mis en service entre Taïchet et Skovorodino dans l'oblast d'Amour, tout près de la frontière chinoise, où il est connecté avec un autre oléoduc qui rejoint la frontière chinoise et la ville pétrolière de Daqing dans le nord-est de la Chine. Ce tube ne fonctionne pas encore à pleine capacité (30 millions de tonnes par an), mais il est ouvert et permettra, à terme, de considérablement réduire les coûts du transport d'un pétrole qui vient principalement de Sibérie occidentale (région de Tomsk et district autonome de Khantys-Mansi), mais aussi des tout nouveaux champs pétroliers de la région d'Irkoutsk et de Talakan en Sakha-Iakoutie. Cet oléoduc stratégique est en voie d'achèvement sur le tronçon Skovorodino-Perevoznaïa sur la côte pacifique où un port pétrolier est en cours de construction. En attendant, le pétrole est toujours évacué par rail et chargé sur des tankers dès son arrivée sur la côte.

Certes, les deux géants ont récemment résolu leurs querelles frontalières, mais la Chine émerge rapidement à la fois comme rival politique et comme concurrent industriel et économique. Et sa fringale énergétique est sans limite. Les Chinois avaient initialement signé un contrat avec le groupe Ioukos pour la construction d'un oléoduc de 2 400 kilomètres entre Angarsk et Daqing. Mais, en 2004, alors que les travaux allaient commencer, le gouvernement russe s'est attaqué au groupe pétrolier, à la fois pour détruire un centre de pouvoir naissant et pour reprendre le contrôle d'une ressource privatisée au cours des années de pillages qui ont caractérisé le règne de M. Boris Eltsine. Cette démarche se situe dans le droit-fil de la stratégie de M. Poutine, qui consiste à faire coïncider les objectifs des grands conglomérats privés avec ceux de l'Etat russe.

Les Japonais, dont l'appétit énergétique est aussi très important, ont beaucoup fait pour compromettre le projet Angarsk-Daqing et capter ces volumes de pétrole potentiels : ils ont proposé - avec insistance - un oléoduc plus coûteux, mais capable de transporter un million de barils par jour sur une plus grande distance (3 800 km), en contournant le territoire chinois pour aboutir à Nakhodka, près de Vladivostok. Ils ont également offert des prêts pour un montant de 5 milliards de dollars (le coût de l'oléoduc étant estimé entre 8 et 10 milliards de dollars).

Actuellement, la Russie dépend à 80 % du marché européen pour ses ventes d'"or noir" (lire l'article de Mathias Reymond page 50), mais les incertitudes politiques et stratégiques sur les marges occidentales du pays poussent les responsables russes à diversifier leurs ventes. D'où leur intérêt pour des projets consistant à relier les champs pétrolifères de la Sibérie occidentale aux pays asiatiques, mais aussi, pendant un temps, aux ports de la mer de Barents (5). C'est à la fin de décembre 2004 que Moscou a annoncé la "décision de principe" de construire l'oléoduc transversal Taïchet-Skovorodino-Perevoznaïa.

Toutefois, les Japonais n'ont pas encore tiré parti de leur victoire. Le dialogue russo-japonais ne fait que de très lents progrès. Les autorités moscovites ont gelé les négociations pour l'achèvement de cet oléoduc, d'une part parce que les prix du pétrole ont crevé le plafond depuis 2005 et que les Russes n'ont plus besoin de l'argent japonais, mais aussi parce que le différend territorial sur les îles Kouriles continue d'empoisonner les relations entre les deux pays et - conséquence indirecte - compromet nombre de projets économiques. La Russie a conservé les quatre îles les plus méridionales de l'archipel des Kouriles, dont les troupes soviétiques se sont emparées à la fin de la seconde guerre mondiale, mais qui sont toujours revendiquées par le Japon. Depuis, les Nippons se sont montrés plus ou moins souples selon les périodes, mais ils n'ont jamais oublié la "question des territoires du Nord (6)". L'achat du gaz de Sakhaline par la ville de Tokyo est un exemple de cette flexibilité. Il a été suivi par plusieurs autres accords d'achat de GNL. Mais, en attendant, le pétrole coule à flot vers la Chine à partir de Skovorodino...

L'Asie du Nord-Est consomme proportionnellement moins de gaz naturel que l'Amérique du Nord ou l'Europe, essentiellement en raison des problèmes d'approvisionnement. Honshu, l'île principale du Japon, ne dispose pas d'un réseau complet de gazoducs à cause des règles de sécurité très strictes et du prix élevé des terrains. Ainsi, les importations japonaises en GNL alimentent surtout les centrales électriques. La ville de Tokyo, des entreprises basées au Japon et aux Etats-Unis concluent régulièrement des accords pour l'achat du GNL produit par Sakhaline-II.

A l'opposé du Japon, la Corée du Sud possède un réseau de gazoducs très développé, destiné à l'usage domestique. Techniquement, du gaz provenant de Sakhaline-II par la mer et débarqué à Lazarevo pourrait très bien être acheminé le long de la côte et à travers la Corée du Nord jusqu'au sud. Mais les difficultés actuelles qui l'opposent à son voisin obligent la Corée du Sud à envisager la construction d'un gazoduc sous-marin depuis la Chine. On estime que cette solution consistant à faire venir le gaz sibérien par pipeline à travers la Chine coûterait 25 % de moins que les importations actuelles de GNL.

Toutes les grandes villes chinoises ont un besoin urgent de gaz naturel afin de réduire la pollution. Si les prix le permettaient, le district de Shanghaï et la zone urbaine de Tianjin-Pékin auraient été les candidats naturels pour un approvisionnement en GNL. Mais le gouvernement chinois a imposé un prix relativement bas pour le gaz naturel qui transite par un gazoduc intérieur d'ouest en est jusqu'à Shanghaï, ce qui semble avoir incité plusieurs multinationales à interrompre leurs investissements dans les gazoducs et à geler des projets de regazéification dans la province de Zhejiang.

Mais, en dépit de leur coût élevé, Pékin n'a pas complètement abandonné l'idée d'importer du GNL et a construit à cet effet deux grands ports sur la côte. Le premier près de Guangdong avec la participation de la multinationale BP pour servir les centrales de la région de Shenzhen, et le second à Zhangzhou dans la province du Fujian (7)

La Chine envisage activement aussi la construction d'un gazoduc pour transporter quelque 30 milliards de mètres cubes par an, depuis les champs gazéifères de Kovykta (oblast d'Irkoutsk) vers le nord-est de la Chine. Pour l'instant, ce gaz n'est consommé que par les régions alentour.

Une autre route, moins longue de 1 500 km, pourrait passer sur le territoire de la République de Mongolie. Un parcours techniquement fiable et nettement moins cher. Mais, en 1998, des négociations entre Russes, Mongols, Chinois, Coréens et Japonais ont échoué. Les Russes avaient offert de vendre une partie de leur gaz à la Mongolie, qui cherchait désespérément le moyen de lutter contre la pollution de l'air à Oulan-Bator. Mais tout ce qui peut ressembler à une entente entre Russes et Mongols est vu d'un oeil soupçonneux par Pékin, qui répugne à accorder des avantages à un pays qu'il a tendance à considérer comme la plus septentrionale de ses provinces.

Des négociations entre la Chine et le Kazakhstan ont eu pour objectif d'accroître l'approvisionnement chinois en pétrole brut et en gaz. La construction de l'oléoduc est terminée, et la section Atyrau-Kenkiyak fonctionne depuis 2002. Celle qui relie Kenkiyak à Atasu vient d'être achevée, et la troisième section, entre Atasu et Alashankou, en Chine, via Balkach, Sayak et Aktogay, est opérationnelle depuis 2006 (voir carte pages 58 et 59). Du point de vue de Pékin, cette route d'approvisionnement est cruciale pour le développement du Xinjiang-Ouïgour, sa province la plus occidentale et surtout la plus potentiellement rebelle. Un nouveau tronçon de cet oléoduc relie désormais la frontière chinoise à la raffinerie de Dushanzi (qui doit devenir un immense complexe pétrochimique). Le transport du pétrole par rail se poursuit pour alimenter les raffineries de Karamay et Urumqi.

Dix millions de tonnes de pétrole brut coulent dans cet oléoduc chaque année, et, à terme, sa capacité sera doublée. Du reste, Chinois et Kazakhs envisagent également la construction d'un gazoduc entre le Kazakhstan occidental et la région du Xinjiang-Ouïgour. Naturellement, les deux parties sont préoccupées par le coût considérable de l'entreprise, mais il semble que le projet soit prévu dans le cadre d'une stratégie de réserve à plus long terme.


(1) "Sakhalin Island : Journey to extreme oil. Big Oil's future lies in such forbidding places as Russia's Far East", Business Week, 15 mai 2006, www.businessweek.com
(2) Les réserves exploitables sont estimées à 2,3 milliards de barils de pétrole et à 485 milliards de mètres cubes de gaz.
(3) La compagnie Shell a de fait perdu le contrôle du consortium, sa participation passant de 55 % à 27,5 %.
(4) John L. Kennedy, Oil & Gas Pipeline Fundamentals, 2e éd., Pennwell, Tulsa (Oklahoma), 1993.
(5) L'idée avait été lancée au début des années 2000 par un consortium privé à la tête duquel se trouvait M. Mikhaïl Khodorkovski, patron de Ioukos, aujourd'hui en prison. Cette voie d'approvisionnement est actuellement abandonnée et les pétroliers à destination des Etats-Unis chargent à Perevoznaïa.
(6) Akira Miyamoto (sous la dir. de), Natural Gas in Asia, Oxford University Press, 2002.
(7) US Energy Information Administration, "China background", www.eia.doe.gov et "BP signs agreement to boost LNG supplies to Atlantic markets", 8 février 2006, www.bp.com

PHOTO - Part of the disputed islands in the East China Sea, known as the Senkaku isles in Japan, Diaoyu islands in China, is seen in this October 7, 2010, file photo. A Chinese Foreign Ministry official accused Japan of damaging the atmosphere between the two countries on October 29, 2010, after Japanese Foreign Minister Seiji Maehara raised the issue of the Senkaku islands, at the ASEAN summit in Hanoi. Both China and Japan claim sovereignty over the isles.

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