Le Point, no. 2006 - France, jeudi, 24 février 2011, p. 44,46
Chevènement : « Minc nous administre un traitement euphorisant à forte dose de morphine »
Critique. L'essai d'Alain Minc est passé au crible d'un souverainiste sourcilleux.
Que nous dit Alain Minc dans « Un petit coin de paradis » ? Dans cet essai brillant et incisif, il nous décrit une Europe idyllique, paradis des libertés, ayant réussi à inscrire la religion dans la seule sphère privée et à faire naître un « espace démocratique commun », plus juste et finalement plus riche socialement que les Etats-Unis eux-mêmes, véritable modèle de vertu prosélyte, qu'il s'agisse d'environnement, d'aide publique au développement ou de gouvernance collective. La clarté d'esprit et le talent d'exposition d'Alain Minc ne sont plus à vanter. Il y a du Voltaire dans cet homme-là ! Mais patatras ! L'environnement mondial est féroce. C'est l'objet des trois derniers chapitres - les plus percutants, d'ailleurs - de ce petit livre : nous sommes et nous serons de plus en plus seuls dans ce monde de brutes que nous préparent les grands pays « émergents ». Comment l'agneau européen, qui ne peut, sauf à se renier, devenir loup, pourra-t-il préserver son précieux modèle, dont il n'y a aucune chance qu'il puisse faire école ?
Cette contradiction nous fait voir le grand désarroi idéologique des européistes, soixante-cinq ans après que Jean Monnet a inspiré l'idée que l'Europe naîtrait du marché.
Alain Minc reconnaît bien volontiers que l'Europe d'aujourd'hui ne se définit plus par aucun dessein cohérent. Elle est « un animal sartrien dont l'existence précède l'essence ». Même l'expression de Jacques Delors de « fédération d'Etats-nations » lui paraît « impropre » pour la décrire. Elle est devenue une machinerie si complexe, depuis la chute du mur de Berlin, avec l'élargissement à l'Est et la création de l'euro, qu'elle ne peut plus être comprise qu'« en phase avec la cybernétique », une « incroyable horlogerie » sans « Grand Horloger », capable de trouver en elle-même, selon l'auteur, sa propre régulation. Et de donner quelques exemples de crises surmontées : l'échec du projet de Constitution européenne en 2005, la crise financière de 2008, celle de l'euro en 2010. L'Europe trouverait ainsi dans chaque crise le moyen de progresser toujours plus. Puissance du mythe !
Tenailles. Quand on a lu, sous la plume d'Alain Minc, la description des puissances émergentes,« aujourd'hui mercantilistes, demain peut-être impérialistes », et celle de l'inévitable et croissant divorce entre l'Europe et les Etats-Unis, et qu'on a pris connaissance des faibles moyens de riposte qui nous resteraient,« le rabotage - à la marge - de notre modèle social », la création d'une golden share européenne pour protéger des OPA sauvages nos grandes entreprises,« la fusion du Max Planck Institut et du laboratoire de physique de l'Ecole normale supérieure », on se prend brusquement à douter : Alain Minc ne serait-il pas en train de nous administrer un traitement euphorisant à forte dose de morphine ?
Ne confond-il pas le triomphe de l'hyperindividualisme libéral avec l'accomplissement de la démocratie ? Quand il proclame qu'« il faut un microscope pour mesurer les différences entre les gouvernements socialistes et libéraux », notre Voltaire est évidemment bien loin du peuple selon Rousseau, exerçant sa souveraineté. Que sont des droits que ne gage aucun devoir, faute d'un civisme qui ne peut aller sans patriotisme ? Face aux redoutables défis que l'Europe doit affronter, pour définir par exemple de nouvelles règles du jeu au sein de la zone euro, Alain Minc parie sur « la convergence empirique des institutions communautaires », « un degré intime de concertation entre les Etats », « une opinion aux réactions identiques chez les Vingt-Sept ». Il nous vante « un miracle quotidien ».
Si, pour ma part, je crois à la convergence à long terme des intérêts des peuples européens (y compris la Russie), coincés que nous sommes dans les tenailles du G2 (« la Chinamérique » »), je ne suis pas assez frotté d'économie libérale pour me fier à la réalisation spontanée d'un optimum. Ainsi, je constate que l'euro est une simple variable d'ajustement dans la rivalité du dollar et du yuan. Je ne sais pas si nous surmonterons la crise de l'euro. Je constate simplement qu'avec le « pacte de compétitivité » Merkel-Sarkozy on n'en prend pas le chemin.
Bref, je ne crois guère que l'infinie complexité de la machinerie européenne soit un gage d'efficacité. Sinon, la Diète polonaise, avec son « Liberum veto », qu'évoquent irrésistiblement les votes à l'unanimité des Vingt-Sept, gouvernerait aujourd'hui le monde !
Continent périphérique. Je vois le désarroi de l'Europe actuelle devant son déclin démographique, sa stagnation économique, son marché ouvert à tous les vents, le rétrécissement de ses parts de marché, l'inexistence de sa défense et de sa politique extérieure sur les grands dossiers. Percutée par la mondialisation libérale à laquelle elle s'est ralliée à travers un désarmement unilatéral, l'Europe devient un continent périphérique. L'insouciance, dans les années 30 déjà, se dissimulait sous un optimisme de commande. Alain Minc, nouveau Giraudoux, nous vante l'avènement de l'« Homo europeanus ». Je crains furieusement que celui-ci n'ait quelque chose à voir avec le « dernier homme », tel qu'entrevu par Nietzsche.
Ce dont manque l'Europe qu'on nous a faite, c'est une communication avec son passé, et donc avec ses nations, qui lui permettrait de retrouver cette confiance en elle-même et cette fierté dont Alain Minc note justement l'absence.
Celui-ci sous-estime la dimension de l'identité politique sans laquelle aucun peuple ne peut faire l'impasse et le nôtre, héritier de la Révolution, encore moins qu'aucun autre, sauf à se résigner à sortir de l'Histoire.
En juxtaposant ou en superposant, selon un principe de géométrie variable, des projets mûris, débattus et voulus par ses peuples, l'Europe, retrouvant la dimension de la puissance, serait mieux armée face au « monde qui vient »...
Jean-Pierre Chevènement figure emblématique de l'euroscepticisme. ancien ministre, sénateur du Territoire de Belfort, il vient de publier « La France est-elle finie ? » (Fayard).
Alain Minc livre avec « Un petit coin de paradis » un vibrant plaidoyer pour l'Europe.
Le Point : L'Europe est-elle à ce point dénigrée qu'il faille lui consacrer une telle lettre d'amour ?
Alain Minc : Ce livre est d'abord l'expression d'une conviction sur laquelle je n'ai jamais transigé. Cette « lettre d'amour » n'est pas gratuite. Je pense, malheureusement, que les Européens sont inconscients de ce qu'est l'Europe. Quand je dis l'Europe, je ne parle pas du système politique, mais de l'Europe comme espace de liberté, de droits, de démocratie et d'équilibre. Je trouve absurde l'autodérision ambiante. Il y a trente ans, lorsqu'on demandait quel était l'endroit le plus libre du monde, on répondait les Etats-Unis. Aujourd'hui, si on y réfléchit bien, c'est l'Europe. Il faut que les Européens en soient conscients et fiers ! Cela n'est pas tombé du ciel. Cette marche permanente qui génère plus de droits, plus de libertés, plus de respect du sujet individuel tient à la construction européenne. Il y a une mécanique heureuse qui conduit, en outre, à toujours s'aligner sur le pays le plus libre du système européen.
On a pourtant mille raisons d'être décliniste vis-à-vis de l'Europe...
Dans mon livre, j'ai commencé par les libertés. Les Européens ne sont en effet pas conscients qu'ils vivent dans l'endroit du monde démocratique où les libertés individuelles sont les plus fortes, où la séparation de la sphère privée et de la sphère religieuse est le mieux affirmée, où le respect de la science est le plus grand. Quand on dit Europe, on pense trop souvent institutions, euro et construction européenne. J'aimerais qu'on pense aussi aux libertés, au respect des individus, à l'équilibre, à la compétition et à la protection. Dans la sphère économique, si on défalque l'effet de la natalité, la croissance européenne par tête n'est pas inférieure à la croissance américaine. Si on considère que l'enjeu d'une société est de trouver un point d'équilibre correct entre compétition et protection, je préfère le modèle européen au modèle américain.
Ce livre aurait pu s'intituler « Un petit coin d'enfer », tant vous êtes féroce à l'endroit des Etats-Unis...
Je ne suis pas anti-américain, mais je pense profondément, depuis des années, qu'il y a une mutation des Etats-Unis d'un pays occidental à un syncrétisme du monde entier. De ce point de vue, il y a dans ce pays un très grand affaiblissement des valeurs cardinales occidentales. Si on met bout à bout les restrictions à la liberté individuelle - beaucoup plus grandes que chez nous -, l'envahissement des sectes, qu'on appelle des religions, plus un affaiblissement économique profond, je pense qu'il faut regarder différemment les Etats-Unis.
Un Américain vous dirait qu'il n'y a rien de plus liberticide que notre concept de laïcité...
J'ai une définition occidentale de la liberté, donc non exclusivement française. Audelà des textes, la conception européenne des religions est à peu près la même partout. La relation entre la sphère privée et la sphère publique est identique, que l'on soit dans la laïcité à la française, dans le concordat à l'italienne ou dans le système cultuel à l'allemande. Je crois, en outre, à la supériorité des valeurs démocratiques et, jusqu'à nouvel ordre, ces valeurs sont exprimées en Europe. D'aucuns diront que c'est une forme de néocolonialisme... Qu'importe !
Vous semblez déplorer la politique de l'exemple, qui pousse l'Europe à se précipiter dès qu'il s'agit de mettre en place une nouvelle taxe ou réglementation. N'est-ce pas une politique responsable et avant-gardiste ?
Je ne le déplore pas. Je trouve cette politique du soft power parfaitement bien faite et adaptée. J'aimerais simplement que nous soyons à la fois les hérauts du soft power et les détenteurs d'un hard power . Je ne suis pas naïf. Je ne vous dirai pas que l'Europe fédérale est la promesse de lendemains qui chantent. Bien qu'étant fédéraliste, je n'y crois plus. Je pense que nous sommes aujourd'hui dans un autre système. Cependant, il y a eu un miracle et nous pouvons paradoxalement allumer des cierges de remerciement aux Grecs. Ils ont aidé les Allemands à comprendre que l'euro est pour eux une aubaine : sans la pression à la baisse de l'euro due aux pays faibles, leurs exportations auraient été dramatiquement atteintes. Dans la crise, l'Europe a fait un pas en avant, notamment grâce au deal francoallemand. Les Allemands ont accepté la gouvernance économique telle que les Français la voulaient et la France a accepté que cette gouvernance se fonde sur les principes économiques allemands.
Comment l'Europe peut-elle tendre vers ce « hard power » ?
Ce « coin de paradis » est assiégé. Les Etats- Unis ne sont plus la mère protectrice de l'Europe. Nous sommes entourés de joueurs méchants et durs, comme les Chinois, les Russes et les Indiens. Nous devons donc adopter une stratégie qui consiste à protéger ce que nous sommes. L'euro, de ce point de vue, est une brique essentielle. Sans l'euro, hormis l'Allemagne, tous les pays auraient dû faire des politiques de déflation et non de relance. Par ailleurs, on a un problème à long terme, qui est la protection de l'identité de nos grandes entreprises. Il faut se donner des clés juridiques pour les protéger, car les Chinois ou les Russes voudront bientôt prendre leur contrôle. En outre, dans le marché de l'intelligence, les Européens sont en train de perdre la bataille. Fusionner les grandes écoles françaises et les grands instituts allemands, faire des rapprochements pour avoir des entités capables de se battre avec Harvard ou Cambridge n'est qu'une affaire de volonté. J'ajoute que les Européens doivent avoir une politique d'immigration commune. C'est dans l'ordre naturel des choses.
L'Europe a deux visages, ceux de Herman Van Rompuy et de Catherine Ashton. Est-ce avec eux que l'Europe va conquérir le coeur des peuples ?
L'Europe a deux visages, en effet, mais qui sont ceux de la chancelière allemande et du président français. Autrefois, l'Europe en avait beaucoup plus. Malheureusement, l'Italie est aux abonnés absents à cause du régime bouffon qui est le sien. Et l'Espagne n'a plus de figure emblématique lumineuse comme pouvait l'être celle de Felipe Gonzalez. Quant à Barroso, Van Rompuy et Ashton, ils ne sont que les secrétaires de la séance.
Le populisme progresse partout dans notre « petit coin de paradis »...
Idéologiquement, aux Etats-Unis, la situation est bien pire. Quand on lit les textes du Tea Party, Umberto Bossi et Marine Le Pen apparaissent comme des modérés. L'enracinement dans la religiosité de ces mouvements est très inquiétant. Mais les résurgences du populisme en Europe ne me surprennent pas. S'il n'y avait pas - et c'est un des miracles européens - le carcan des institutions communautaires, on ne sait pas jusqu'où irait le gouvernement de Viktor Orban, en Hongrie.
Comment expliquez-vous le désamour des Européens pour leurs institutions ?
Notamment par la lâcheté des élites politiques, qui alimentent ce populisme européen. L'Europe n'est pas un bouc émissaire, mais un bouclier !
Propos recueillis par Saïd Mahrane
Alain Minc, essayiste, économiste, financier, ce libéral mondialiste a l'oreille du président. Il publie «Un petit coin de paradis» (Grasset, sortie le 2 mars).
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1 commentaires:
Brusque aspiration vers le haut
(en réponse au vandale européen)
Un petit homme, sous un très grand parapluie,
rêve de lui, quarante télés le contemplent.
C'est la guerre, on parle de paix, dans tous les temples,
leur livre le plus blanc nous promet l'interdit.
(lire la suite sur instants-fugaces.net)
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