vendredi 25 février 2011

Taïwan, ta télé fout le camp - Liu Yu-ching

Courrier international, no. 1060 - Médias, jeudi, 24 février 2011, p. 44

Alors que la bataille de la télévision numérique se déchaîne dans le monde, l'industrie télévisuelle taïwanaise fait pâle figure en ce domaine. Taïwan est en effet complètement absente de la bataille pour les supports des médias numériques et ne joue aucun rôle dans la fabrication de contenus audiovisuels numériques. A ce jour, le taux de pénétration de la télévision numérique sur l'île est de seulement 6 %, bien loin derrière la Chine, qui affiche un taux de 47 %, sans parler de Hong Kong et de ses 100 %. Cela place l'île à un niveau comparable à celui du Cambodge. Sous la coupe d'une poignée de groupes financiers, la télévision taïwanaise fait quasiment du surplace depuis une vingtaine d'années.

Une anecdote illustre bien l'absence de renouvellement des équipements télévisuels à Taïwan. Quand, début 2010, la chaîne de télévision Era a envoyé un agent en Afrique du Sud pour discuter des droits de retransmission de la Coupe du monde de football, celui-ci a complètement sidéré son interlocuteur en lui demandant de la qualité SD [standard definition]. Il a d'ailleurs fallu faire un contrat spécialement pour lui ! Cette petite histoire amusante cache une réalité plus cruelle car, en ne passant pas au numérique, Taïwan se marginalise. "Taïwan est à la pointe de la technologie mondiale pour ce qui est de la fabrication des téléviseurs. Pourtant, elle est à la traîne en matière d'applications télévisuelles", confirme Chen Hao, directeur de la Fondation éducative et culturelle, qui a pour but d'améliorer la qualité télévisuelle.

Si vous êtes un internaute accompli, vous avez sans doute été impressionné par l'influence exercée par le logiciel PPStream. C'est actuellement le plus important support de télévision en ligne au monde. Contrairement à Taïwan, où le numérique brille par son absence, la Chine a fait le choix d'apporter un soutien officiel à ce mode de diffusion pour conquérir un droit d'expression dans l'univers du numérique mondial. Grâce à ce logiciel, on peut voir quasiment toutes les séries télévisées les plus prisées à Hong Kong, à Taïwan et en République populaire. Dernièrement, PPStream a franchi le détroit de Taïwan, s'affichant dans des encarts publicitaires de la presse taïwanaise. Selon certaines statistiques, chaque jour au moins 300 000 habitants de l'île regarderaient des programmes télévisés grâce à PPStream, aujourd'hui largement plébiscité par la jeunesse taïwanaise. Or, sur le site où l'on utilise PPStream, dont l'expansion rapide est tacitement approuvée par les hauts responsables de Chine populaire, apparaissent en bonne place de nombreux programmes produits à Taïwan. Les rares émissions télévisées purement taïwanaises sont donc forcées d'utiliser des outils numériques venus de Chine populaire pour se faire connaître.

La culture taïwanaise recule

L'industrie télévisuelle de Chine populaire, forte d'un soutien gouvernemental, occupe une place de plus en plus remarquée sur le marché sinophone. Depuis trois ans, le nombre de films de Chine populaire achetés par Taïwan a grimpé en flèche, et nous sommes quasiment cernés dans notre environnement quotidien par la télévision chinoise. Les dessins animés que regardent nos enfants tous les jours sont réalisés en Chine populaire. Dans cette bataille culturelle, la culture taïwanaise recule pas à pas. Bannie du salon, elle le sera bientôt de toutes les familles. Que vont devenir les futures générations taïwanaises s'il n'y a pas de transmission de la culture de l'île ? Autrefois, beaucoup de Taïwanais pouvaient se vanter d'être meilleurs que les Chinois dans les domaines scientifique et culturel, mais, en janvier 2010, lors d'une réunion du Comité permanent, le Premier ministre chinois, Wen Jiabao, a annoncé officiellement l'accélération du processus de triple intégration des réseaux de télécommunication, de télévision et Internet (offre triple play) à échéance 2015. Il est clair que cette déclaration marque une première victoire pour le marché chinois dirigé par une "économie planifiée" dans la bataille du numérique.

Alors que tous les pays, encouragés par leurs chefs, se sont précipités sans se concerter sur la voie du numérique, seule Taïwan n'a pas réagi. Pourtant, une fois perdue la bataille des sites de médias numériques, la prochaine étape risque fort d'être pour elle la perte du droit à exprimer sa propre culture. Jadis, il suffisait qu'un produit culturel audio ou vidéo arbore l'étiquette made in Taiwan pour qu'il devienne une marque connue de part et d'autre du détroit de Taïwan. Il n'a pas fallu longtemps pour que cette avance disparaisse, comme le montre bien l'évolution du hit-parade musical de l'hebdomadaire hongkongais Yazhou Zhoukan. Le nombre des chanteurs taïwanais qui y entrent ne cesse de décroître.

Trop de rediffusions

Paradoxalement, depuis vingt ans, le taux de pénétration de la télévision analogique à Taïwan est le meilleur du monde, avec 80 % des foyers raccordés, soit 4 millions de familles qui n'ont accès qu'à une seule offre : un accès illimité pour 600 dollars taïwanais [15 euros] par mois. L'énorme gâteau de la redevance télévisuelle, qui représente près de 30 milliards de dollars taïwanais, est partagé et monopolisé depuis des années par les chaînes et les fournisseurs d'accès, pour qui engranger cette manne est un jeu d'enfant. Comme, de toute façon, ils sont assurés de gagner 600 dollars taïwanais par mois et par téléspectateur, la plupart des gérants de chaîne ne se demandent même pas ce que le public aimerait regarder, ni comment créer des programmes plus travaillés. Ils ne pensent qu'à réduire leurs coûts afin d'augmenter encore leurs bénéfices. Il est, bien sûr, hors de question de réaliser de lourds investissements pour passer au numérique. C'est ce qui explique la stagnation de la qualité des programmes à la télévision taïwanaise et la place si reculée de Taïwan au niveau mondial.

Jugulée par ce système de paiement, la télévision taïwanaise se distingue par de nombreuses pratiques anormales, dont la plus fréquente est la rediffusion d'un même programme, l'exemple le plus illustre étant le film Flirting Scholar, de Stephen Chow, qui a été programmé plus de 800 fois. Selon Business Today, au moins huit à dix heures des émissions diffusées chaque jour sur les cinq grandes chaînes généralistes taïwanaises seraient des rediffusions. Autre conséquence néfaste : à force de chercher à comprimer les coûts de production, on aboutit à l'apparition d'une pléthore de débats télévisés (talk-shows) peu coûteux à réaliser. Même le célèbre producteur Wang Wei-Chung lance un cri d'alarme. Il explique qu'à l'époque des trois chaînes le budget de production était élevé et lui permettait d'inviter de grandes stars, comme Brigitte Lin, ou de diffuser des numéros rares, comme des concerts de tambours dans le cadre de la programmation spéciale du nouvel an chinois. Mais, aujourd'hui, le budget a été réduit à moins du tiers de celui de l'époque, ce qui a conduit à la dégradation de la qualité des programmes, en dépit de l'augmentation du nombre de chaînes. Par ailleurs, le recours abusif aux émissions étrangères bon marché constitue un autre problème. Comme ces émissions coûtent en moyenne une dizaine de milliers de dollars taïwanais et qu'elles génèrent de bonnes rentrées publicitaires, on les achète à tour de bras, avec pour conséquence la baisse continue de la part des productions locales. Ainsi, en 2009, les téléfilms japonais, coréens et chinois étaient presque trois fois plus présents sur les petits écrans que les productions locales.

Un retard irrattrapable

Quel pourra bien être le contenu culturel transmis par la télévision à la jeune génération qui aura grandi dans un tel environnement télévisuel ? Cette question est inévitablement source d'inquiétude. Chen Hao souligne la nécessité pour Taïwan d'insister sur sa culture propre pour s'imposer face à la concurrence sur le marché des contenus numériques. Faute de quoi, ses spécificités culturelles risquent d'être emportées par la vague du numérique. Observons ce qui se passe en Chine populaire : lorsqu'on allume une chaîne de nos jours, on peut y voir des reportages fouillés et complets. Or, dans le même temps, la télévision taïwanaise, marquée par des mécanismes de marché depuis longtemps biaisés, répète en boucle des informations sur "la blessure par brûlure de telle ou telle star" ou sur "le grand amour de Barbie Hsu (Big S)". Quand on voit la différence entre les environnements télévisuels dans lesquels auront grandi les jeunes Chinois de part et d'autre du détroit, il est facile d'imaginer les conséquences en termes de capacité de discernement et de compétitivité sur la scène internationale !

Ce qui ressemble en apparence à une lutte entre pays pour le contenu numérique est en fait une guerre mondiale mettant en jeu la compétitivité des jeunes générations. Dans cette bataille capitale pour la puissance d'une nation, les chances de victoire de Taïwan sont en train de s'amenuiser peu à peu.

Liu Yu-ching (Jin Zhoukan - Business Today)

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1 commentaires:

Cambodge a dit…

C'est toujours le cordonnier le plus mal chaussé..