Pour la première fois, une journaliste a été condamnée à un an de «rééducation par le travail» pour une simple boutade sur Twitter. Signe que Pékin redoute la montée en puissance de la société civile.
D'un geste prompt, Hua Chunhui démonte les batteries et les cartes à puce de ses deux téléphones portables, qu'il remise à sa droite sur la table du restaurant. «L'habitude», dit-il pour expliquer la surprenante agilité de sa manoeuvre. «La police a peut-être placé un système d'écoute sur mes appareils.» Sa tragique expérience l'incite à redoubler de prudence. Employé d'une compagnie d'assurances, Hua Chunhui, 47 ans, devait épouser le 28 octobre sa fiancée, Cheng Jianping, de cinq ans sa cadette. «C'est ce jour-là qu'elle a été arrêtée. Le jour de notre mariage.» Deux semaines plus tard, elle a été condamnée à un an de «rééducation par le travail».
Son crime : un «tweet». Une phrase en huit caractères postée sur le site américain de microblogging Twitter : «Allez, jeunes en colère, foncez ! Allez-y !» C'était une simple boutade. Cheng Jianping s'adressait aux jeunes nationalistes chinois que le gouvernement avait laissé manifester à Pékin pour protester contre l'arraisonnement par le Japon de l'équipage d'un navire chinois au large des Senkaku, un archipel du Pacifique que se disputent les deux pays. Hua Chunhui explique : «Pour elle, comme pour moi, le chauvinisme est insupportable. J'ai posté un message sur Twitter pour ridiculiser ces nationalistes encouragés par le gouvernement. S'ils sont vraiment sincères, pourquoi ne s'attaquent-ils pas au pavillon japonais de l'Exposition internationale de Shanghai, ai-je ironisé. Cheng a "reposté" mon message en y ajoutant son mot d'humeur, qui lui vaut d'être incarcérée.»
Si des dizaines d'internautes chinois ont déjà été condamnées à des peines de prison pour s'être exprimés sur des sites internet ou des blogs, jamais jusqu'alors la police n'avait puni, et pour si peu, l'utilisateur d'une messagerie instantanée. «C'est la première martyre de Twitter», estime Teng Biao, ami et avocat de Cheng Jianping qui s'est mobilisé pour tenter de faire appel de cette déroutante condamnation. Des efforts bien inutiles : les sentences de «rééducation par le travail» (une forme de travail forcé institué à l'époque maoïste) ne relèvent pas des tribunaux et des juges. Elles sont prononcées par des «comités» où il revient aux policiers de juger et de condamner. Pratiquement aucun recours n'est possible. Ce système parajudiciaire est opaque, alors que les peines infligées peuvent aller jusqu'à quatre années de travail forcé. A raison de douze heures par jour, dans un silence total, des centaines de milliers de détenus triment ainsi dans quelque 300 camps usines du pays. Les hommes fabriquent des outils en tout genre, les femmes des textiles.
Le camp de rééducation où est détenue Cheng Jianping s'appelle Shibalihe. Il est situé à Zhengzhou, capitale de la province du Henan. Il a ses propres règles : «Cheng a des problèmes cardiaques et pour cette raison, le camp a initialement refusé de la prendre en charge. La police a insisté, alors ils l'ont quand même écrouée, mais en la dispensant de travail», précise Hua Chunhui. «J'ai déjà été enfermé dans des centres de détention, dit-il. On est jusqu'à quatorze sur un même lit de brique, tellement serrés qu'on ne peut dormir que sur le côté. Les lumières ne s'éteignent jamais. Deux détenus doivent monter la garde la nuit. Les toilettes sont dans la même pièce, sans paravent.» La nourriture, explique-t-il, est toujours insuffisante. «On a faim tout le temps. On ne pense qu'à manger.» L'administration des camps vend tout ce qu'il faut pour pallier la maigreur de ses rations : plats préparés, fruits, boissons - à un prix exorbitant. Pour manger, un prisonnier doit ainsi dépenser, en plus de la nourriture allouée, environ 3 000 yuans par mois (334 euros), le double du salaire mensuel d'un ouvrier, estime-t-il. «Comme je ne veux pas que ma fiancée souffre trop, je lui envoie de l'argent.»
Sur sa sentence, tamponnée par le Comité de rééducation par le travail, il est stipulé que Cheng Jianping est condamnée pour «comportement illégal» caractérisé par «un tweet qui incite les internautes à se rendre à Shanghai pour détruire le pavillon japonais». En saisissant ce prétexte, la police lui fait payer son militantisme. «En 2005, Cheng était journaliste dans un magazine du Zhejiang. Elle a été scandalisée par l'affaire d'une femme violée et assassinée. Le coupable présumé étant le fils d'un officiel local, la police a maquillé le crime en suicide.» Depuis lors, Cheng Jianping parcourt le pays à la recherche de dossiers sensibles sur lesquels elle enquête puis qu'elle publie sur Internet. Son blog ayant été censuré, elle a réitéré sur Twitter - réseau interdit mais malgré tout accessible - dénonçant les expulsions forcées, les abus de pouvoir...
Le couple fait partie d'un réseau informel baptisé wei guan («les observateurs» ou «les badauds»). Ils seraient des centaines et leur nombre ne cesse de grandir. Dotés de téléphones portables et de blogs, ils parcourent le pays à la recherche de dénis de justice, qu'ils racontent par le menu afin de mobiliser des soutiens pour les victimes. Qu'il s'agisse des accidents dans les mines illégales ou de l'affaire du lait contaminé par la mélamine, qui a empoisonné des centaines d'enfants sans que les parents puissent obtenir d'indemnisation satisfaisante, pour les wei guan, plus une affaire connaît de retentissement, moins elle a de chances d'être étouffée. Les autorités redoutant les troubles sociaux, la présence de centaines de badauds accourus devant les tribunaux où sont jugées ces affaires suffit parfois à faire libérer les accusés. Forts de leur succès, certains wei guan se consacrent à plein-temps à ces activités qui n'ont a priori rien d'illégal. Des donateurs, offrant souvent de petites sommes, subviennent de manière anonyme à leurs besoins. «Avec le développement d'Internet, de moins en moins de gens craignent de s'exprimer, dit Hua Chunhui, et il peut y avoir des milliers, voire des centaines de milliers de badauds en Chine.»
«Notre objectif consiste à mobiliser la société civile, car c'est au travers de celle-ci que la Chine changera», estime-t-il. Sur le revers de son veston, épinglé comme une Légion d'honneur, Hua Chunhui porte un petit macaron «société civile». Autrefois toléré, ce mot est depuis peu proscrit dans la presse officielle. «Le gouvernement dit "du peuple" craint plus que tout la constitution d'une société de citoyens. C'est pourtant dans cette direction que nous devons évoluer. "Le peuple" et "les citoyens" sont en réalité deux concepts très différents. Un citoyen a des obligations, mais aussi des droits.» La répression du mouvement prodémocratique de Tiananmen, en juin 1989, «a été un révélateur pour moi comme pour beaucoup de gens de ma génération», dit-il pour expliquer son activisme. «La Chine a besoin de toute urgence d'une transformation sociale. Elle peut se réaliser de manière violente, ou bien non violente, en s'appuyant sur la démocratie et la justice.»
La répression à l'encontre des wei guan grossit. Sans cesse, il faut jouer au chat et à la souris avec la police qui s'échine à trouver des prétextes plus ou moins légaux pour endiguer l'extension de ce mouvement certes très marginal mais estimé menaçant par le pouvoir. Ne serait-ce que parce qu'il rapporte, via Internet, ce que tait la presse officielle. «Il y a deux jours, j'avais rendez-vous avec un groupe de personnes dont les logements ont été détruits de force. La police, qui l'a appris, m'a invité au restaurant à l'heure convenue du rendez-vous. J'ai été obligé d'aller dîner avec cinq policiers ! Ils m'ont raccompagné chez moi après le repas et sont restés dans la voiture au pied de mon immeuble pour s'assurer que je n'irai pas à cette rencontre.» Il est aussi courant que des dizaines de policiers se précipitent dans un restaurant pour arrêter des wei guan qui dînent ensemble. «Ça m'est arrivé plusieurs fois, de même qu'à l'avocat Teng Biao et à beaucoup d'autres.»
Le simple fait d'écrire ce qu'on pense sur Internet n'effraie pas les autorités, remarque Hua Chunhui. «Ce qui fait vraiment peur au gouvernement, ce sont ceux qui font un pas hors d'Internet, même un petit pas.» Cette nouvelle répression succède à celle qui frappe depuis environ trois ans un autre mouvement, le wei quan, «défense des droits», conduit par un groupe d'avocats. Ceux-ci ont tenté, au travers de nombreuses affaires (protection des consommateurs, des malades du sida, des victimes de la pollution de l'environnement, d'expropriations forcées, etc.) de faire condamner des officiels devant les tribunaux. Le Parti communiste y a mis le holà. Gongmeng, le plus en vue de ces groupes d'avocats, a été dissous en 2009. Nombre de ces juristes ont été rayés du barreau, certains emprisonnés. D'autres, tel Gao Zhisheng, ont été torturés et ont disparu.
«En Chine, tout est possible», soupire Hua Chunhui, qui a le sentiment que l'étau se referme sur lui. En ce jour d'octobre qui lui apporta la funeste nouvelle de l'arrestation de Cheng Jianping, pas moins de vingt et un policiers, en civil et en uniforme, sont allés l'interpeller dans son entreprise. Histoire de l'impressionner. Interrogé dans une chambre d'hôtel où il était surveillé par quatre policiers, il a été mis en prison, puis relâché au bout de dix jours, sans condamnation. Mais la police fait pression sur son employeur pour qu'il le licencie. «Je vais probablement perdre mon emploi, constate-t-il. Peu importe, je deviendrai un wei guan à temps complet. L'économie chinoise a connu un développement incroyable. Quand je raconte aux jeunes la pauvreté dans laquelle on vivait il y a trente ans, c'est tout juste s'ils me croient. Cependant, sur le plan politique, ou sur le droit des citoyens, il n'y a eu ni changement ni évolution. Le gouvernement condamne toujours ceux qui pensent et s'expriment.»
Le 1er décembre, un responsable du ministère de la Sécurité publique s'est rendu au camp où est détenue Cheng Jianping pour lui proposer un marché. Elle sera libérée à trois conditions : qu'elle écrive une autocritique, accepte sa condamnation et renonce à tout activisme social. Elle a refusé. «Le retentissement donné à son tweet tragique et la notoriété qu'elle en retire la protègent. Elle est traitée relativement humainement, et elle n'a pas été torturée. Mais les autorités peuvent prolonger sa détention, selon leur bon vouloir», soupire l'employé d'assurances qui languit loin de sa compagne, rencontrée sur Internet.
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