Vingt-cinq ans de réformes économiques ont sorti le pays de la misère de l'après-guerre. La stratégie du Doi Moi, le Renouveau, cherche aujourd'hui un second souffle.
Il semble bien loin, le temps où on comparait la tranquille Hanoi à une sous-préfecture un peu assoupie. La capitale du Vietnam, qui vient de célébrer son millénaire, affiche le tonique de Hô chi Minh-Ville, la métropole économique du Sud. À l'approche du printemps, la ville est encore plus congestionnée et bruyante qu'à l'accoutumée, sous l'oeil placide de l'Oncle Hô dont l'effigie sur des banderoles rouges se multiplie par centaines. Hier fort rares, les voitures envahissent les artères livrant un combat bon enfant mais acharné à des hordes de motos, lesquelles finissent par s'approprier les trottoirs zigzaguant entre piétons et étals traditionnels des populaires « restaurants de poussière » où, pour quelques dongs, on avale, assis sur des tabourets miniatures, soupes, beignets ou bols de riz. Au sein d'un enchevêtrement de constructions étroites et profondes où s'imbriquent les cours intérieures et les étages cachés, tout un flot de marchandises déborde des façades des habitations, surchargées de fioritures, de balustres et de couleurs. Dans les rues du centre-ville, des multitudes d'échoppes commercent au coude-à-coude, regorgeant de produits en tout genre dont une bonne part vient de Chine. Chacune d'entre elles est consacrée à un métier. La rue Dong La thânh, sorte de faubourg Saint-Antoine local, est le royaume des menuisiers. Une forte odeur de bois fraîchement coupé et de vernis s'échappe de l'enfilade sans fin des ateliers boutiques : là se mélangent espace privé, lieu de travail et showroom ouvert au public. L'affaire est souvent familiale, comme c'est le cas pour les Tran. De génération en génération, ils scient, rabotent, polissent le bois... « Ça marche pas mal, dit Qûen qui a pris la succession du grand-père et du père. C'est un secteur porteur. Il y a des gens qui ont les moyens, ils achètent un appartement et se meublent. On ne manque pas de commandes, même si on est nombreux comme fabricants. Il n'y a pas vraiment de compétitivité entre nous, mais plutôt une solidarité professionnelle. » Ce que Qûen et ses collègues redoutent surtout, c'est l'arrivée de grandes enseignes étrangères, genre Ikea et autres Habitat, « qui tuerait l'artisanat local » et ferait sauter le maillage social. « Ceux qui ont de l'argent sont attirés par les nouveautés étrangères même si c'est plus cher. Il y a un snobisme à s'équiper, à s'habiller de marques importées depuis que le Vietnam a ouvert son économie », déplore-t-il.
La suractivité assourdissante et à fleur de peau décroît au fur et à mesure qu'on atteint les banlieues de Hanoi. Là, nouveaux compounds résidentiels et zones industrielles aux enseignes nationales et étrangères grignotent les rizières. En 2008, Hanoi a absorbé la province de Ha Tay et a triplé sa superficie... La capitale vietnamienne est en voie de métropolisation, qui s'accompagne de grands projets comme la construction des périphériques routiers ou de lignes de métro. L'élaboration d'un nouveau plan d'urbanisme ambitionne 700 projets, résidentiels et industriels. Dans les quartiers de Trung Hoa, My Dinh, Duong Noi, où autrefois poussaient le riz et les légumes, surgissent de nouvelles agglomérations qui visent à désengorger le vieux centre-ville. Ce Hanoi du XXIe siècle qui se construit à la périphérie est à l'image d'un pays qui s'extirpe de sa douloureuse histoire du siècle précédent : trente ans de guerre contre le colonisateur français, puis l'agresseur américain, exsangue en 1975 à la réunification et frappé durant de longues années par l'embargo de Washington et un total isolement régional... Un pays meurtri, dont Noam Chomsky disait en 1990 qu'ayant « souffert d'un sort qui n'a pas d'équivalent dans l'histoire européenne depuis la peste noire », il lui faudrait « un siècle avant de pouvoir s'en remettre, en supposant que ce soit possible » !
Deux décennies seulement ont amorcé la mutation du Vietnam. Depuis 1986, le pays applique une politique d'ouverture économique, le Doi Moi ou « renouveau ». Dans les campagnes, cela s'est traduit par la décollectivisation des terres. En 1993, une loi accorde aux particuliers un droit d'usage des sols, avec des baux renouvelables de longue durée : ils peuvent être loués, vendus, transmis par héritage, etc. Sur le plan national, ce fut le démarrage d'un processus de croissance économique rapide et d'intégration progressive à l'économie mondiale, tout en conservant un contrôle macroéconomique. Depuis 1991, le taux de croissance économique moyen affiche du 7,5 % l'an. La grande pauvreté qui touchait 60 % de la population au début de la période n'en frappe plus que 12 % aujourd'hui et le Vietnam a intégré depuis quelques mois le groupe des pays à revenu intermédiaire, après être passé d'un revenu annuel moyen inférieur à 100 dollars, en 1986, à près de 1 200 dollars, en 2009. Toutes les institutions internationales ont salué ces progrès. Lors du sommet de l'ONU sur la réalisation des OMD (objectifs du millénaire pour le développement), au cours de la dernière décennie, organisé en septembre, Hanoi a été cité en exemple pour en avoir rempli cinq sur huit. « Le pays pourrait achever tous les objectifs en 2015 », estime l'ONU pointant les deux objectifs les plus réussis : le refus de la misère et la généralisation de l'enseignement primaire.
Sans remettre fondamentalement en question le rythme de croissance du pays, la crise économique et financière mondiale a renversé certaines tendances. Depuis 2008, les échanges extérieurs se sont fortement dégradés et la récession mondiale a aussi joué sur les transferts de la diaspora, importants contributeurs à la croissance du PIB. L'économie vietnamienne repose principalement sur le développement de ses exportations et sur des investissements directs étrangers (IDE) en très forte hausse ces dernières années. Le Vietnam est le second pôle d'attraction des IDE en Asie, derrière la Chine (entre 10 et 11 milliards de dollars chaque année). La baisse des demandes sur les marchés américain, européen et japonais a pesé sur certains secteurs. À l'entreprise textile Garco, dans la zone économique Gialan dans la banlieue de Hanoi, les commandes ont chuté de plus de 20 % en 2008 et 2009. Or, le marché extérieur représente 85 % de la production. Le groupe a tenu le coup avec l'aide de l'État actionnaire à 51 % jusqu'en octobre 2010. La situation était d'autant plus critique que l'inflation s'est emballée (près de 28 %, fin 2008). C'est à cette époque que les 15 000 ouvriers de l'usine taïwanaise Vietnam Ching Luh Shoes, sous contrat avec Nike dans le sud du Vietnam, se sont mis en grève pour arracher des augmentations. D'autres mouvements sociaux ont suivi, le gouvernement a appuyé le réajustement des salaires. Dans le même temps, un important plan de relance de l'économie a été mis en place. Au total, près de 8 millions de dollars d'aides ont été injectés, représentant 10 % du PIB. Des signes de reprise sont apparus dès la fin 2009. Si les perspectives de croissance restent parmi les plus élevées d'Asie (6,5 % en 2010), l'inflation, ramenée autour de 11 %, subsiste et inquiète : le prix d'un kilo de sucre a quadruplé et celui d'un litre de lait a presque triplé ! La vie est chère et la monnaie nationale, le dong, perd de sa valeur.
La sortie spectaculaire du sous-développement du Vietnam a été une première étape. Consolider les acquis en contrant la précarité en est une autre. « La pauvreté touche encore 27 millions de Vietnamiens, sur 86 millions, et on ne peut attendre de la simple croissance du produit intérieur brut qu'elle leur permette de sortir la tête de l'eau », ont commenté divers économistes lors d'un colloque qui s'est tenu à Hanoi l'an passé sur le thème : « Le modèle de la croissance économique vietnamienne. » « Les besoins en matière de qualification professionnelle devraient devenir prioritaires, notamment dans les campagnes et pour les 6 millions d'ouvriers, qui représentent 6 % de la population totale », ont-ils mis en avant.
Une grande partie de cette population précaire issue de la campagne, où vivent encore les trois quarts des Vietnamiens, fournit les gros du bataillon du secteur informel où l'on compte plus de 10 millions de personnes, vendeurs de rue, artisans ou autres : cette marchande ambulante qui trottine dans une rue, ployant sous le poids de sa palanche aux plateaux remplis de fruits ; ces jeunes paysans venus de leur village durant la période creuse de l'hiver et qui, sur un coin de trottoir, proposent aux touristes diverses babioles ; ou Xuan, la trentaine, gagnant sa vie comme moto-taxi, moyen de locomotion imparable dans la capitale où les transports publics sont si peu nombreux... autant de visages de ces activités précaires, qui fournissent une subsistance aléatoire. Nous sommes bien loin de la frénésie consommatrice des nouvelles couches moyennes que l'on croise dans les centres commerciaux à la périphérie de Hanoi ou de Hô Chi Minh-Ville, dont parlait Qûyen. « Je reviens voir ma famille tous les étés et, d'une année sur l'autre, je ne reconnais pas mon pays », confie Dong, une jeune « Viet Kieu » (Vietnamienne d'outre-mer) qui vit à Paris. Romancière, elle dit se sentir « plus vietnamienne dans l'âme que ses anciennes camarades d'université appartenant aux cercles privilégiés de l'argent et plus adeptes du "western way of life" » qu'elle.
L'émergence de ces couches montantes signe la polarisation de la société. Les inégalités sociales et régionales se sont aiguisées, d'autant plus difficilement ressenties que la corruption reste un « fléau » à combattre. « Elle mine la confiance envers les dirigeants », ne cessent de marteler les vétérans qui ont mené les guerres d'indépendance, rappelant que les couches sociales économiquement les plus fragiles sont constituées de ceux qui ont payé le plus lourd tribut aux combats. La quasi-faillite du géant public Vinashin, laissant une ardoise de 5 milliards de dollars à l'État, a ébranlé tout le secteur public vietnamien. Elle renforce la conviction qu'il y a nécessité à réorienter l'économie vers une croissance de qualité et plus équitable. Le congrès du Parti communiste vietnamien, qui s'est tenu en janvier à Hanoi, en a pris acte, balisant la voie des réformes pour la décennie à venir, à l'issue de laquelle le Vietnam devrait devenir une « nation industrialisée et moderne ». « Le temps et la persévérance auront le dernier mot », disait Hô Chi Minh, le leader de l'indépendance. Mais après avoir gagné la guerre, il y a urgence à gagner la bataille du développement.
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