Une vingtaine de contrats litigieux sont finalement reprochés à l'ancien maire de Paris devenu chef de l'Etat. Parmi les bénéficiaires, les enquêteurs ont trouvé tous les profils. Exemples.
Nom : Chirac. Prénom : Jacques. Profession : ancien président de la République. L'instant risque d'être pesant dans le décor solennel du palais de justice de Paris. Pour la première fois dans l'histoire de la République, le tribunal correctionnel aura à juger, à partir du 7 mars, un ex-chef de l'Etat, pour des "détournements de fonds" commis par le biais d'emplois fictifs au détriment de la ville de Paris, dont il fut le maire entre 1977 et 1995. Pendant les quatre semaines d'audience, Jacques Chirac, toujours aussi populaire, comme l'a montré sa récente visite au Salon de l'agriculture, ne sera plus qu'un prévenu au milieu de 18 autres. Les magistrats devront alors décider si, oui ou non, un système d'emplois fictifs a fonctionné à l'Hôtel de Ville, au bénéfice de celui qui fut aussi chef de file de la droite et candidat à quatre reprises (1981, 1988, 1995 et 2002) à l'élection présidentielle.
L'accord passé en septembre 2010 avec l'actuel maire socialiste de la capitale, Bertrand Delanoë, n'a pas suffi à interrompre les poursuites. A la fin de septembre 2010, la municipalité en exercice a choisi de retirer sa plainte en échange d'une indemnisation de 2,2 millions d'euros, 1,7 million devant être versés par l'UMP, le reste venant de la poche de l'ancien président de la République. La tenue du procès n'a pas plus été empêchée par la réduction spectaculaire du nombre de bénéficiaires des contrats litigieux aux yeux de la justice, presque 250 au départ, ils se sont retrouvés une vingtaine à la fin de l'instruction.
Même réduite telle une peau de chagrin, l'enquête judiciaire dévoile des cas très différents. Parmi les bénéficiaires des contrats de chargé de mission, on trouve de tout : des "compatriotes" corréziens du maire, des associations à la vocation parfois assez éloignée de la vie parisienne, des hommes politiques ou des syndicalistes, des relations amicales, voire des cas sociaux.
Originaire de la Corrèze, dont il fut l'un des députés à l'Assemblée nationale de 1967 à 1995, Jacques Chirac s'est toujours montré soucieux du sort des habitants de ce département rural du centre de la France. Pour eux, sa sollicitude n'a jamais été prise en défaut, comme le montre le cas de la fille d'un élu local en recherche d'emploi, en 1993. Le maire de Paris lui offre une tâche sur mesure pendant près de quatre ans. Pour 9 000 francs par mois, elle lui rédige des notes de lecture sur des ouvrages que son emploi du temps surchargé l'empêche de parcourir : C'était de Gaulle, par Alain Peyrefitte, l'oeuvre poétique de Léopold Sédar Senghor ou encore, saine lecture, Le Corrupteur et le Corrompu, d'Alain Etchegoyen. Cette sinécure a coûté 643 438,20 francs à la Ville.
Une générositié jusqu'à Papeete
Des associations parfois insolites suscitent aussi la générosité de Jacques Chirac. Que dire, par exemple, de Propacsud ? Spécialisée dans les relations entre le pacifique sud et la République française, elle se voit offrir en 1988 un poste de chargé de mission, cadre supérieur au traitement de 22 500 francs par mois. Précision géographique importante : l'heureux bénéficiaire réside à Papeete, à plus de 15 000 kilomètres de Paris ! Il rédige, entre autres, une "note hebdomadaire" dans le journal local de son association, créée à l'initiative de Gaston Flosse, ami de Jacques Chirac et homme fort de Tahiti, et transmet régulièrement une "note de conjoncture" au maire de Paris. Interrogé dans le cadre de l'enquête judiciaire, le chargé de mission convient que ce service ne lui dévora pas tout son temps !
Des renseignements sur les milieux de la presse
L'association Sécurité et paix publique est bien, elle, installée à Paris. Ni exotisme ni localisation étrange. Elle se proclame haut et fort "pour les honnêtes gens et contre la pègre". Derrière ce slogan respectable se rassemblent d'anciens magistrats, policiers et militaires favorables à Jacques Chirac. En août 1983, l'association bénéficie du recrutement d'un cadre moyen, pour 8 000 francs mensuels. Selon Robert Pandraud, alors directeur du cabinet du maire, ce collaborateur était chargé de le renseigner sur les milieux de la presse, sur des sujets concernant la ville et sur l'éventuelle émergence de listes d'extrême droite dans certains arrondissements.
La générosité chiraquienne n'est pas toujours dépourvue d'arrière-pensées politiques. Entre 1984 et 1995, le maire vient ainsi au secours du Centre national des indépendants (CNI). Six chargés de mission de la mairie sont mis au service de personnes travaillant exclusivement pour le CNI. Jacques Chirac justifie cette anomalie par une aide apportée à un groupe minoritaire privé des avantages des grands partis. Il admet volontiers que le CNI n'a jamais rechigné à le soutenir.
Jean de Gaulle, au moins par son nom, ne souffre pas de l'obscurité du CNI. Mais, entre 1990 et 1995, le député parisien, petit-fils du Général, reçoit aux frais de la Ville le renfort de quatre assistants parlementaires, pour des salaires variant de 6 500 à 10 000 francs mensuels. Ils ne viennent jamais à la mairie, pas plus qu'ils ne travaillent pour la municipalité. L'un d'entre eux se présente même aux juges comme l'"assistant d'un assistant" ! Là encore, il y a une raison : Jean de Gaulle se consacre aux commémorations d'une année dédiée à son grand-père, et cela mérite bien un coup de main.
Secrétaire général de FO, Marc Blondel a, en 1990, besoin d'un chauffeur garde du corps. Jacques Chirac prend aussitôt l'affaire à coeur. Un candidat désigné par le patron de FO est embauché. L'homme qui conduit et protège Blondel est affecté à la direction du cabinet du maire. Au total, l'opération, qui va durer sept ans, a coûté 1 155 210,97 francs. Devant les juges, l'ancien chef de l'Etat défend ce contrat au nom de l'aide à la vie syndicale. L'explication est toute trouvée : FO est le syndicat majoritaire parmi les 40 000 employés de la ville.
La "sphère sportive", comme la qualifie la juge d'instruction Xavière Simeoni, n'est pas oubliée dans les bonnes grâces chiraquiennes. Le maire vient ainsi en aide au cyclisme et à une illustre championne : "Je suis prêt à faire tout ce qui fera plaisir à Jeannie Longo", écrit-il dans un document interne. Résultat : le recrutement d'un chargé de mission, cadre supérieur, au surnom bien choisi, Pierre Boué, dit Boué-Merrac. Derrière ces deux syllabes, la contraction des noms de ses deux idoles : Merckx et Chirac ! L'homme assiste notamment Longo pour le Tour de France féminin. Mais il aide aussi le champion olympique du 110 mètres haies de 1976, député et adjoint au maire, Guy Drut, à l'Assemblée nationale et au RPR. De 1985 à 1996, la Ville débourse 1 522 730,72 francs pour le fameux "Merrac".
Des notes adressée sau maire par la poste
D'autres emplois relèvent simplement du sens de l'amitié et du "bon coeur" de Jacques Chirac. Il verse ainsi 5 000 francs par mois à la directrice - bénévole - d'un musée, embarrassée par la maladie de sa vieille mère. Il vient aussi au secours de la femme d'un élu victime de graves problèmes de santé. Professeur agrégée, elle s'exprime avec difficulté à la suite d'une intervention sur le larynx. Elle est reconvertie par le maire en "conseiller pour l'éducation", de 1981 à 1993, pour une somme totale de 2 950 624,15 francs. Elle ne dispose pas de bureau à l'Hôtel de Ville et adresse par la poste des notes à Jacques Chirac. Lui aussi malmené par la maladie, François Debré, fils de Michel et frère de l'actuel président du Conseil constitutionnel, est pour sa part recruté afin de suivre la communauté asiatique de Paris. Mais la justice n'a trouvé aucune trace probante de ce travail, dont le bénéficiaire finit d'ailleurs par démissionner. Jacques Chirac déclare avoir voulu "lui offrir une seconde chance".
L'ancien président de la République pourra-t-il s'expliquer sur tous les cas litigieux retenus par le tribunal ? Pas sûr. Il dit lui-même ne pas avoir été informé de tous. Les rumeurs contradictoires sur son état de santé font aussi peser une incertitude sur le déroulement de l'audience.
© 2011 L'Express. Tous droits réservés.
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire