Marianne, no. 730 - Événement, samedi, 16 avril 2011, p. 16
Quelles sont les motivations des migrants qui entrent et vivent en France ? Quel est l'intérêt des Français qui les accueillent ? Avant d'engager un débat politique, et même la polémique, disséquons les faits. Froidement.
Le dimanche, dans les vestiaires du stade de foot, pour se faire insulter par ses meilleurs amis, rien ne vaut une discussion sur l'immigration. A la pause-café, pour susciter à peu de frais l'estime de ses collègues de bureau, idem. En France, aujourd'hui, l'immigration rend fou. Selon les lieux et les milieux, des dogmes contradictoires s'imposent. Le plus souvent nourris d'a priori qui, hostiles ou bienveillants, n'ont qu'un vague cousinage avec la réalité. Chaque citoyen est sommé de s'inscrire fanatiquement pour ou maladivement contre.
Or, l'immigration n'est pas un bloc. L'immigration a une histoire, une géographie, une sociologie, une économie. L'immigration fait l'objet de politiques publiques et justifie, à ce titre, un débat éclairé. Bref, l'immigration, qui n'a pas été inventée par Jean-Marie Le Pen, et encore moins par sa fille, mérite mieux qu'une controverse cousue de fil blanc et de mauvaise foi, attisée de surcroît par un ministre de l'Intérieur en service commandé.
Les données existent, contrairement à une idée reçue. Encore faut-il, pour trouver les bonnes réponses, formuler les bonnes questions. La dernière interrogation de Claude Guéant n'a rien d'illégitime : faut-il subordonner l'immigration à la croissance économique ? Entre la fin du XIXe siècle et le premier choc pétrolier, dans les houillères, la construction ou l'industrie automobile, l'essentiel des migrants répondaient à une demande de main-d'oeuvre. A contrario, pendant la crise des années 30, puis celle des années 70, le nombre d'immigrés a sensiblement chuté, sous l'effet combiné de la diminution des offres d'emploi et des restrictions légales à l'entrée et au séjour. Or, à partir de 1990, l'immigration s'est poursuivie malgré un niveau élevé de chômage (voir l'infographie, p. 18). Le préfet Guéant, au coeur de la machine étatique depuis 2002, a mis bien longtemps à découvrir les données élaborées par le démographe Xavier Thierry, pourtant en ligne sur le site officiel de l'Institut national d'études démographiques (Ined) : les entrées de long terme en provenance des pays tiers (c'est-à-dire hors de l'espace économique européen) ont presque doublé entre 1994 (120 000) et 2005 (208 000). Depuis, ce flux est resté stable, imperméable à la conjoncture économique et aux effets de tribune de Nicolas Sarkozy.
Si l'on s'en tient à un point de vue purement utilitariste, ce découplage entre immigration et croissance est illogique : le stock de demandeurs d'emploi devrait suffire à répondre aux besoins. Sauf que la pratique contredit la théorie : si une part des immigrés trouvent à s'employer, c'est que les nouveaux venus répondent à une demande non satisfaite. Autrement dit, le raisonnement à la Claude Guéant, quoique logique, révèle surtout les limites du volontarisme sarkozyste. Primo, la croisade contre l'assistanat se révèle être un échec : faute de revalorisation salariale, nombre de bénéficiaires de l'aide sociale continuent de refuser certains emplois jugés ingrats. Secundo, le concept d'" immigration choisie ", loin d'être la panacée annoncée en 2007, est une supercherie : la liste des emplois ouverts à l'immigration, établie par le gouvernement, fait plus de place aux agents de nettoyage de l'Afrique subsaharienne qu'aux biologistes débauchés des laboratoires américains. Tertio : qu'elles soient d'ordre symbolique (débat sur l'identité nationale) ou pratique (apprentissage de la langue), les différentes tentatives pour combler le fossé culturel entre citoyens intégrés et résidents communautarisés n'ont pas connu un succès évident. Enfin, la distinction purement administrative entre immigration familiale et immigration de travail, à laquelle s'accroche le locataire de la Place Beauvau, ignore que les épouses et enfants d'immigrés sont autorisés à postuler sur le marché du travail.
Tout reprendre de zéro
La première faute du nouveau ministre de l'Intérieur, lorsqu'il annonce une réduction de l'immigration de travail, est de s'inscrire dans la tradition française : se focaliser sur les détails et ignorer les grandes masses, débattre des moyens sans définir les objectifs. Voilà pourquoi il est urgent de tout reprendre de zéro.
Qu'est-ce qu'un immigré ? Les statisticiens ont leur définition : né étranger à l'étranger. Par conséquent, au sens de l'Insee, l'immigré reste immigré même s'il devient français par naturalisation. A contrario, par exemple, un Algérien né avant l'indépendance de l'Algérie ne ressortit pas à la même nomenclature puisqu'il a vu le jour sur un territoire... français. Et le Français né à l'étranger ? Pas comptabilisé. Quant aux enfants d'étrangers nés en France, qui deviendront automatiquement français à leur majorité, ne gagneraient-ils pas, dans certains cas, à ce que l'Education nationale les assimile à des immigrés afin de résoudre leurs difficultés spécifiques ? Compliqué ? Affirmatif ! En 2009, 108 303 étrangers ont été naturalisés par décret du ministère de l'Intérieur, sans compter les 27 539 naturalisations obtenues par mariage ou en vertu du droit du sol. Pour accueillir ces nouveaux Français, l'Insee devrait s'autoriser à distinguer leur situation, sans écorner leurs droits, pleins et entiers. C'est d'ailleurs la proposition numéro un formulée par le Haut Conseil à l'intégration dans son dernier rapport.
De l'immigration, aucune définition n'est à rejeter a priori, pas même des démographes qui, dans l'enquête " Famille " de 1999 portant sur trois générations, ont évalué à 14 millions les métropolitains ayant un parent ou un grand-parent immigré. Afin de provoquer la polarisation du débat, Nicolas Sarkozy exige de se réjouir ou de s'alarmer, avant de s'entendre sur les faits. C'est un devoir citoyen de résister à cette facilité.
Immigré, étranger, issu de l'immigration : selon la délimitation retenue, l'effectif varie. L'évaluation par l'Insee de la proportion d'étrangers par rapport à la population résidant en France, établie au fil des recensements, donne une indication qui a au moins le mérite de la cohérence dans le temps. Le dernier chiffre remonte à 2007 : 3,6 millions d'étrangers sur une population résidant en France de 63,6 millions d'individus, soit 5,7 %. La proportion d'immigrés, elle, atteint un pic historique lors du dernier pointage, en 2006 : 8 % de la population, contre 7,4 % en 1982. Néanmoins, faute de registres de population, le nombre d'immigrés par commune, comme celui des étrangers, est inconnu. Or, la plus ou moins grande densité de population non native, dans un lieu donné, livre la réalité de l'immigration vécue. En Ile-de-France, qui concentrait avec Rhône-Alpes et Paca 60 % de la population étrangère en 2007, un habitant sur huit était étranger, contre 2 % en Pays de Loire. Dans Immigration, sortir du chaos (Flammarion, 2006), Maxime Tandonnet, actuel conseiller à l'Elysée en charge de l'immigration - et auteur de l'indéfendable discours de Grenoble de Nicolas Sarkozy -, cite un rapport des Renseignements généraux identifiant 630 quartiers sensibles dont 300, non seulement dans la Seine-Saint-Denis mais aussi à Sète, à Nevers ou à Blois, qui " présentent des signes de repli communautaire plus ou moins prononcés ". Qui doute de cette réalité ? Le fichier Saphir, établi d'initiative par les démographes Bernard Aubry et Michèle Tribalat, a été abandonné après la publication d'un article énumérant les 20 villes où la proportion de jeunes d'origine étrangère en 2005 dépassait 60 % (respectivement 76 %, 75 % et 74 % pour Clichy-sous-Bois, Aubervilliers et La Courneuve). Refusé, par assimilation aux statistiques ethniques, le dénombrement fin des résidents en fonction de leur nationalité et de celle de leurs parents est pourtant la clé de toute politique d'intégration ciblée.
L'examen des flux d'immigrés est une autre épreuve de sang-froid. L'Office français de l'immigration et de l'intégration (Ofii) communique chaque année le nombre de visites médicales qui conditionnent la délivrance d'un droit de séjour en France, soit 198 525 pour 2010. " Pour évaluer le solde migratoire, précise toutefois un expert gouvernemental, il faudrait pouvoir y ajouter les entrées illégales et retrancher le nombre de sorties. Or, nos services minorent l'estimation des clandestins et majorent le nombre de départs volontaires. " Quant à l'objectif fixé pour les éloignements, soit 28 000 pour 2011 (lire l'enquête, p. 22), il évoque ces prières psalmodiées dans une langue que les fidèles ne comprennent plus. L'archéologie administrative enseigne que le ministère de l'Intérieur a établi cet objectif à l'envers, c'est-à-dire non pas en fonction du nombre de clandestins, estimé à la louche aux alentours de 400 000, ni même en fonction des entrées clandestines, supputées par Nicolas Sarkozy lui-même, en 2006, autour de 80 000 par an, mais selon les capacités des services policiers et judiciaires mobilisables. Pourquoi brandir ce chiffre, et pas les 21 020 retours forcés effectués en 2009 ? A quoi bon inclure les 12 323 retours volontaires de ressortissants roumains ou bulgares, qui perçoivent 300 € par adulte et 100 € par enfant mineur et... reviennent, pour beaucoup, quelques semaines plus tard ?
Surdélinquance
Et pourquoi s'empêcher de cibler, parmi les clandestins, les ressortissants de pays dont l'intégration est la plus difficile, comme ces Turcs dont l'enquête de l'Ined " Trajectoire et origine " montre qu'ils se singularisent par l'échec scolaire et les mariages endogamiques ? Là encore, des données sont disponibles, parfois éparses et méritant approfondissement, à l'instar des travaux du sociologue Hugues Lagrange mesurant, à partir de 25 communes des Yvelines, la surdélinquance des descendants de l'immigration sahélienne. Suffit-il d'opter pour le " déni des cultures ", titre d'un des ouvrages de ce chercheur du CNRS, pour asphyxier les thèses racistes ?
S'agissant des velléités actuelles de contrôle des flux, les critiques de l'opposition contre les incohérences de la politique mise en oeuvre sonnent juste. Sans parler du parti pris humanitaire, trop facile à moquer. Hélas, les alternatives proposées, résolument brumeuses, n'aident guère à comprendre si les objectifs sarkozystes sont justes mais la mise en oeuvre foireuse, ou l'inverse ! Faute d'avoir encore précisé leur propre doctrine à un an de la présidentielle, les socialistes assument un risque fou : abandonner à Nicolas Sarkozy - et à Marine Le Pen - la défense des électeurs qui perçoivent, souvent à tort mais qu'importe, l'immigration en général comme une atteinte à leur situation sociale et à leur conception de la République.
D'un point de vue rationnel et électoral, l'urgence commande de distinguer les immigrations, de mesurer leurs effets pour mieux les corriger, en cas de nécessité.
L'asile tout d'abord (8 447 cas en 2010, selon l'Ofii) est, de toutes les causes d'immigration, la plus consensuelle. Ce droit, philosophiquement lié aux droits de l'homme, est encadré sur le plan juridique par la convention de Genève. La publication des statistiques de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) a pourtant été le prétexte d'un affrontement rhétorique, provoqué par l'impayable Guéant vantant, à contre-emploi, la générosité de la France. Comme si les demandes, justifiées et toujours indexées sur la situation géopolitique, étaient, par essence, hermétiques aux calculs économiques.
Le mariage : tabou
Enfin, aussi légitime soit-elle, cette immigration d'origine politique (10 340 réfugiés admis sur 52 762 dossiers déposés en 2010) n'est pas neutre sur les plans scolaire ou économique. L'entrée précipitée de Tunisiens aujourd'hui, comme celle des Kosovars ou des Tchétchènes hier, n'est pas plus simple que l'afflux de réfugiés espagnols pendant la guerre d'Espagne.
L'immigration familiale, la plus importante en volume (84 126 cas en 2010, toujours selon l'Ofii), est beaucoup plus multiforme qu'elle n'en a l'air. D'un pays européen à l'autre, malgré un cadre juridique commun, le droit à une vie privée et familiale est diversement apprécié. En Irlande ou au Pays-Bas, par exemple, les exigences sont plus fortes qu'en France s'agissant des ressources du travailleur déjà présent sur le territoire et de la taille du logement dans lequel il compte héberger sa famille. Certains pays exigent la maîtrise de la langue alors que la France n'impose qu'un apprentissage, financé sur fonds publics. Autant de choix politiques légitimes. Tabou entre tous, le mariage, même s'il concerne des immigrés, n'est pas forcément synonyme d'amour. Ainsi, de 1995 à 2009, le nombre de mariages de ressortissants français à l'étranger a plus que doublé (de 23 546 à 48 301). En outre, sur 2 762 unions binationales étudiées en 2006, seules 31,1 % concernaient un Français né en France de deux parents français. Pour les autres, notamment maghrébins, le lieu de naissance du conjoint français ou ses ascendances étrangères invite à la prudence sur la démonstration de la vigueur du creuset républicain. A cet aune, juger la pratique sarkozyste oblige d'en observer les contradictions : aujourd'hui, les responsables du Réseau éducation sans frontières (RESF) constatent que la scolarisation d'un enfant ne suffit pas à justifier une régularisation, mais elle fait partie des critères appréciés, au cas par cas, par les préfets. Pour les socialistes, c'est l'inverse... En 2009, 14 753 régularisations ont été opérées pour des motifs liés à la " vie privée et familiale ". Qui a intérêt à la polémique ?
Jusqu'à... la semaine dernière, l'accueil des étudiants était présenté comme un investissement au service du rayonnement de la France. " Ils mangent français, parlent le français et travailleront à la française. Leur nombre augmente, et c'est tant mieux ", se félicitait encore, début avril, Dominique Paillé, président de l'Ofii et ancien porte-parole de l'UMP. Or, le ministre de la police annoncera prochainement sa restriction. Ordre et contre-ordre. Pour 2010, le nombre de nouveaux étudiants avait été porté à 65 218 (+ 28,82 % en une année). Parmi eux, une dizaine de milliers de Chinois, constituant le deuxième contingent d'étudiants étrangers en France, derrière les Marocains mais devant les Algériens. S'agissant des étudiants et de leur éventuel maintien en France, deux écoles s'affrontent : les utilitaristes regrettent de ne pas utiliser une matière grise formée aux frais de la République ; les altruistes expriment des scrupules à piller les cerveaux des pays en voie de développement. En appréhendant la question par le chiffre et par le coût, Claude Guéant ne tranche pas cette querelle. Il plie devant ceux qui s'obnubilent des vrais-faux étudiants, qui, sous couvert de leur statut, travaillent en réalité dans notre pays. Tout cela, bien sûr, avant d'avoir ordonné l'évaluation de cette politique universitaire, engagée au début du mandat du président Sarkozy...
Tout aussi improvisée, la foucade de l'ancien secrétaire général de l'Elysée sur la nécessaire restriction de l'immigration de travail. A partir du chiffre de 20 000 pour 2011 (contre 31 532 pour 2010), ses propres services auraient dû pouvoir préciser les secteurs et emplois qui ne sont plus " en tension ", ou encore l'objectif visé de réduction du chômage. Ils auraient pu aussi produire des études, si elles avaient été menées en France, sur l'effet salarial de la concurrence entre travailleurs d'ici et travailleurs d'ailleurs. Las, Claude Guéant a juste déclenché la panique d'une administration sommée de justifier, ex post, les foucades du patron. Le pataquès déclenché a toutefois permis de constater l'alliance entre le patronat, représenté par Laurence Parisot, présidente du Medef, redoutant l'inflation salariale et la diminution des marges, et une frange de la gauche, incarnée par Laurent Fabius, plaidant que " le monde moderne est un monde de brassage ". Et chacun d'ignorer que les immigrés de pays tiers représentent 6 % des actifs, mais 13 % des chômeurs (Infos migrations, janvier 2011). Plus qu'une politique, l'" immigration choisie " n'était donc qu'un slogan de campagne, à bazarder après usage.
En 2004, la Cour des comptes rendait au président de la République un rapport sur " l'accueil des immigrants et l'intégration des populations issues de l'immigration ". A partir de 1978, écrivent les magistrats, " les pouvoirs publics ont une possibilité très restreinte de procéder à des ajustements de la présence étrangère en fonction du contexte économique et social - comme ce fut le cas dans les années 30. Il ne s'agit donc plus pour eux que de gérer les conséquences des décalages éventuels ". Ce constat froid fait pendant à l'ironie de la démographe Michèle Tribalat moquant un " nouvel âge migratoire ", présenté à la fois comme une fatalité et un bienfait, et devant échapper, de ce fait, à l'examen scientifique et à la délibération politique. Ni fatalité, ni bienfait absolu pour chacun et de tout temps, les immigrés et les Français qui les accueillent valent pourtant mieux que les échanges cyniques dont ils font l'objet.
DANIEL BERNARD
28 000 expulsions pour 2011. C'est l'objectif affiché. Mais, entre les intentions électoralistes et la réalisation, il y a bien des obstacles... Alors tous les moyens sont bons, y compris les artifices comptables et les entorses à la loi. Tout commence par une circulaire du 22 octobre 2003 : Nicolas Sarkozy, alors ministre de l'Intérieur, demande aux préfets de " doubler le nombre d'expulsions d'étrangers en situation irrégulière ". Il s'agit de faire de ces procédures d'éloignement, dont le volume s'élevait alors à 9 227 par an, l'indicateur majeur de la politique migratoire. " L'exécution effective des mesures d'éloignement est la condition de crédibilité de toute politique publique de maîtrise de l'immigration ", décrète celui qui pense déjà à l'élection présidentielle de 2007. Dès 2004, l'objectif de 15 000 expulsions est atteint. Il est porté à 24 000 en 2006, 25 000 en 2007, 26 000 en 2008, 27 000 en 2009 et 28 000 en 2010. Immédiatement après son installation Place Beauvau, Claude Guéant déclare que " les Français ont l'impression de ne plus être chez eux à cause d'une immigration incontrôlée " ; dans la foulée, il fixe de nouveau à 28 000 le nombre d'étrangers à reconduire à la frontière en 2011. Nul doute que cet objectif sera atteint : il est précisément calibré pour justifier la séance annuelle d'autocongratulation au cours de laquelle Nicolas Sarkozy affirmera qu'il maîtrise bel et bien l'entrée et le séjour des migrants. Or, contrairement aux apparences, ce chiffre magique n'a aucun rapport avec le nombre estimé de clandestins résidant en France, par définition inconnu, mais forcément supérieur aux 216 000 bénéficiaires de l'aide médicale d'Etat (AME), destinée à prendre en charge les frais de santé des personnes en situation irrégulière. " On regarde les résultats des années passées, et on augmente un peu ", expliquent, sans grande conviction, les services du ministère de l'Intérieur. En début d'année, chaque préfet est prié d'indiquer le nombre d'éloignements envisageables dans son département, compte tenu du potentiel d'étrangers expulsables et surtout des moyens humains et financiers disponibles. " Sur cette base, on fait des additions, et voilà ! " poursuit un haut fonctionnaire, étonné d'être interrogé sur un sujet plus propice à la polémique qu'à l'examen rationnel. " Ce chiffre de 28 000, avoue-t-on enfin à l'Elysée, n'est rien d'autre qu'un filet de protection. Il se veut dissuasif pour les candidats à l'immigration. Il s'agit de montrer que tous ceux qui entrent en France n'ont pas vocation à être régularisés. " Nouveau cadre législatif Sans vertu autre qu'électorale ou psychologique, cet objectif mobilise néanmoins des moyens considérables. La lutte contre l'immigration clandestine représente le poste le plus important du budget de la police nationale (682 millions d'euros en 2010). Cette focalisation provoque une épuisante course au résultat, d'ailleurs dénoncée par les syndicats de policiers. La lettre de mission adressée aux fonctionnaires de la police aux frontières (PAF) des Alpes-Maritimes illustre la folie engendrée par la sacralisation du fameux chiffre. Dans une note datée du 2 février 2011, le préfet du département a fixé à 1 420 le nombre d'éloignements à réaliser. Pour " scorer ", les policiers locaux de la PAF sont priés de multiplier par cinq le nombre d'interpellations. Fin février, le commissariat de Cannes a donc émis une note incitant les policiers à cibler les étrangers " de nationalité tunisienne ". Or, les contrôles au faciès ne sont pas seulement injustifiables, mais aussi illégaux, et provoquent souvent l'annulation des procédures... Selon un rapport du Sénat, la police a procédé à 111 000 interpellations d'étrangers en situation irrégulière en 2008, qui ont conduit à 34 592 placements en rétention. Or, moins de la moitié de ces placements a abouti à un éloignement effectif. Les autorités policières imputent ces piètres résultats à la coïntervention du juge administratif et du juge pénal. Pourtant, seules 27 % des décisions administratives sont " cassées " par les juges des libertés et de la détention (JLD), à la suite de vices de procédure. Augmenter le " taux de réussite " des procédures d'expulsion est l'un des objectifs de la dernière loi sur l'immigration. " Le JLD devra désormais montrer en quoi l'irrégularité constatée a porté atteinte de manière substantielle aux droits de l'étranger ", rappelle Patrick Henriot, secrétaire national du Syndicat de la magistrature. De plus, lors d'un placement en rétention, le JLD interviendra désormais au bout du cinquième jour, et non plus du deuxième, laissant trois jours de plus à l'administration pour accomplir une expulsion par la force. Pourtant, le ministère de l'Intérieur se garde bien d'indiquer quel taux de réussite sera atteint grâce à ce nouveau cadre législatif ! Une politique ruineuse L'habituelle dénonciation du laxisme des juges ne suffit pas à expliquer qu'en 2009 le taux de non-exécution des arrêtés préfectoraux de reconduite à la frontière (APRF) et des obligations de quitter le territoire (OQTF) était de 80,9 %. " La raison majeure tient à l'érosion du taux de délivrance des laissez-passer consulaires dans les délais utiles ", stipule le Comité interministériel de contrôle de l'immigration. En moyenne, les pays d'émigration ne reconnaissent comme leurs ressortissants qu'un tiers des " candidats " au retour (31,3 % en 2009). La Côte-d'Ivoire, l'Irak, le Mali et le Vietnam refusent de laisser rentrer 9 personnes expulsées de France sur 10. La nouvelle loi sur l'immigration prévoit de porter le délai maximal de rétention de trente-deux à quarante-cinq jours, sans garantie d'augmenter le taux de réadmission... Soumises à la pression des " 28 000 ", les préfectures dérapent, elles aussi, dans les grandes largeurs : les agents pratiquent de plus en plus les " refus guichets " avec le seul but de fabriquer ce que les associations appellent de la " chair à canon ". Ainsi, chaque mardi, à la sous-préfecture d'Antony, seules 15 personnes sont admises à déposer une première demande de titre de séjour. Même plafond à Créteil et à Marseille : 10 demandes de régularisation au titre de la vie privée ou familiale par jour, pas plus ! " C'est illégal, souligne Stéphane Maugendre, président du Groupe d'information et de soutien des immigrés (Gisti). Il y a plein de recours déposés et, devant les juridictions administratives, on gagne tout le temps. " Mais, en attendant d'obtenir le droit de déposer un dossier, les étrangers sont expulsables, là est l'essentiel. Cette politique, pour être inefficace, n'en est pas moins ruineuse : en 2009, la commission des Finances du Sénat a évalué à 21 000 € le coût de chaque reconduite. Pour le sociologue Damien de Blic, le coût des expulsions réalisées en cinq ans représente l'équivalent du déficit annuel de l'assurance vieillesse. Poursuivant le démontage de cette politique d'affichage, Patrick Weil, directeur de recherche au CNRS, est encore plus cinglant : " On a attiré en France des Roumains, des Bulgares et des Roms de toute l'Europe, qui savaient qu'ils pouvaient après quelques mois de séjour se présenter à la police, recevoir une prime au départ et un billet retour ! Tout cela pour permettre à M. Sarkozy d'annoncer la réalisation de ses objectifs. " Car il faut compter, parmi les 28 000 éloignements, environ 10 000 retours volontaires, dont une part reviendra en France dans des délais très courts et, faute d'enregistrements biométriques, retoucheront leur pécule. Paradoxalement, en résumant sa politique migratoire au chiffre des éloignements, Nicolas Sarkozy encourage de plus en plus de responsables politiques à défendre la régularisation des clandestins. Politologue du Centre d'études et de recherches internationales (Ceri), Catherine Wihtol de Wenden défend encore une autre piste : faciliter les " migrations circulaires ", soit la possibilité d'aller et venir entre deux pays. " Plus les gens circulent, moins ils s'installent ", indique la chercheuse. Par contraste avec la vanité brutale de la communication sarkozyste, toutes les alternatives doivent être envisagées. L'indicible échec du tandem Sarkozy-Guéant L'hyperprésident collectionne les Berezina. Dans sa vieille bataille contre l'immigration, il compte désormais sur l'activisme de son ministre de l'Intérieur pour lui sauver la mise. Les derniers avocats de Nicolas Sarkozy vont répétant que les crises révèlent cet homme d'impulsion. Ils chantent les exploits du chef de guerre en Côte-d'Ivoire et en Libye, rappellent son audace face aux blindés de Poutine lancés à l'assaut du Caucase, son sang-froid dans la crise financière mondiale. Qu'on ne s'y trompe pas, ce plaidoyer est un aveu d'échec. Entre deux coups d'éclat, l'hyperprésident est hyperimpuissant. Ses Berezina, l'ex-ministre de l'Intérieur les collectionne particulièrement dans les batailles engagées depuis longtemps, à commencer par celle de l'immigration. Le chef de l'Etat se démène pourtant, toujours prêt à culbuter ses propres dogmes dans l'espoir de tenir promesse. Or, malgré sa bonne volonté, super-Sarko n'y arrive pas. En 2003, alors ministre de l'Intérieur, il lançait : " Qui ne voit qu'il y a un lien évident entre la politique d'immigration non maîtrisée depuis trente ou quarante ans et l'explosion sociale dans nos quartiers ? " En 2010, il discourait à Grenoble : " Cinquante ans d'immigration insuffisamment régulée ont abouti à mettre en échec l'intégration. " L'inefficacité est si patente que certains adversaires le soupçonnent d'échouer pour le plaisir de réitérer sa promesse. Hypothèse improbable : il lui en coûte trop d'en rabattre. " C'est la société qui est violente ", déplore-t-il alors, penaud, admettant l'insécurité persistante. " La pression migratoire est de plus en plus forte ", avancent ses conseillers pour justifier l'apparent statu quo sur le front de l'immigration. Selon eux, la demande de visas ayant fortement augmenté, la stabilité des flux migratoires à un niveau élevé vaudrait réussite. Ces demandes ont, au contraire, fortement diminué par rapport à 2002. Même les demandes d'asile ne progressent guère : 8 495 certificats de réfugiés accordés sur 52 877 demandes en 2002, 10 340 réponses positives sur 52 762 dossiers déposés en 2010. La pression migratoire en provenance du Sud est forte, mais la droite Sarkozy n'y résiste pas mieux que la gauche Jospin. D'où la rétention des statistiques officielles, le déplacement du débat public sur l'islam et la mise en orbite de... Marine Le Pen. Le bon temps des douaniers Au-delà des flux migratoires, pour lesquels la souveraineté nationale est entravée par les règles européennes et la jurisprudence, Nicolas Sarkozy doit assumer ce qu'il nomme " le collapse de notre système d'intégration ". Electoralement efficace en 2007, le ministère de l'Immigration et de l'Identité nationale s'est désintégré lors du dernier remaniement. Le concept d'" immigration choisie " a également dépassé sa date de péremption : la carte de séjour " compétence et talents " n'a trouvé que 364 preneurs en 2009 ; l'immigration professionnelle - qui devait correspondre à 50 % de l'immigration totale - est passée de 15,4 % en 2007 à... 15,5 % en 2010. Aux dernières nouvelles, il faudrait d'aileurs abaisser ce ratio. Au grand dam de Laurence Parisot, la patronne des employeurs de main-d'oeuvre bon marché. L'espace d'une élection, le " petit Français de sang mêlé " avait réussi à fédérer, et les adversaires de la " double peine ", et la " France exaspérée ". Quatre ans plus tard, le succès simultané de deux livres radicalement antagoniques - le Camp des saints du réactionnaire Jean Raspail et Indignez-vous ! de Stéphane Hessel - démontrent que 20 000 régularisations discrètes de clandestins, 130 000 naturalisations déchargées de leur symbolique républicaine et 28 000 éloignements tapageurs ne font pas une politique. Le futur candidat n'a plus qu'une planche de salut : dégonfler, dans la crise, un problème qu'il n'a réussi jusqu'à présent qu'à faire enfler. Les 25 000 boat people tunisiens échoués sur l'île de Lampedusa pourraient lui en fournir le prétexte. Claude Guéant a installé ses CRS à la frontière italienne, provoquant une tourmente européenne. Pour la première fois depuis 1995, la France remet en cause l'espace Schengen, au sein duquel peuvent circuler légalement les migrants légaux et, presque sans entrave, tous les autres. Le retour des douaniers, anticipé par Dany Boon dans son film Rien à déclarer, ferait un joli thème de campagne. A défaut d'intégration... Les pratiques inavouables de certains patrons Les " blédards " travaillent en cuisine, les " Européens " en salle, mais les salaires de misère sont les mêmes. Enquête sur ce qui se passe vraiment dans l'arrière-salle de certains restaurants. "Opération Bouddha " : le 29 mars dernier, les gendarmes se sont simultanément déployés, à Paris et à Marseille, dans plusieurs restaurants Sushi West, une chaîne chic de sushis casher. En salle n'oeuvraient que des serveurs déclarés. En cuisine, en revanche, des Thaïlandais et des Laotiens étaient exploités, certains dépassant les 50 heures de travail par semaine. En deux ans, l'enseigne est soupçonnée d'avoir employé quelque 200 immigrés clandestins. Spectaculaire, ce coup de filet lève le voile sur la pénurie de bras qui sévit dans un secteur, l'hôtellerie-restauration, de 650 000 emplois. Une pénurie qui incite les employeurs à recourir massivement à une main-d'oeuvre d'origine immigrée. Combien d'étrangers s'activent derrière les fourneaux ? Ni le ministère du Travail, ni le Synhorcat, le syndicat des restaurateurs, ne se risquent à la moindre estimation. " En cuisine, ils représentent plus de 60 % des effectifs ", avance Doudou Konaté, secrétaire fédéral CFDT de la branche. Officiellement, pourtant, les professions de serveur, cuisinier et plongeur ne sont pas " en tension ". Ces métiers figurent seulement parmi les emplois ouverts aux ressortissants des nouveaux Etats membres de l'Union européenne comme la Bulgarie et la Roumanie. " A ces dispositions s'ajoutent des accords bilatéraux conclus notamment avec le Sénégal et la Tunisie ", complète Alexandre George, fondateur de Migration Conseil. Or, partout, les talents et les bras manquent. Selon l'enquête 2011 du Crédoc, plus de 50 % des employeurs tricolores rament pour dénicher cuisiniers et serveurs. Ils désireraient embaucher 57 817 plongeurs, pizzaïolos, crêpiers, préparateurs de plats, alors que Pôle emploi ne recensait en février que... 18 000 chômeurs désireux d'accomplir ces tâches. Un volontaire pour trois postes ! Et pourtant, le taux de chômage national avoisine 10 % de la population active présente en France. Cherchez l'erreur... Qualifications écrasées Ce déficit s'explique d'abord par les faibles salaires proposés et par l'écrasement des qualifications : 1 500 e brut pour un plongeur, et 1 600 e pour un cuisinier alors qu'un chef formé en France espère le double. " La cuisine traditionnelle française n'existe presque plus, confie un responsable des achats. Un bon cuisinier ne veut pas s'emmerder à manier les ciseaux pour ouvrir des sachets d'aliments préconditionnés et les réchauffer ! Seuls les immigrés qui doivent soutenir leur famille acceptent. " Outre des payes ridiculement faibles et la baisse chronique des pourboires, les horaires découragent les candidats : ils incluent souvent une coupure entre 15 et 18 heures, interminable et néanmoins trop courte pour que les employés puissent rentrer chez eux. " Le corps fatigue lorsqu'il reste huit heures debout et doit servir jusqu'à 200 couverts par heure ", explique Mady Yena, un travailleur d'origine malienne, premier de 47 sans-papiers à avoir obtenu sa régularisation chez Léon de Bruxelles, avec l'appui de la CGT. Le recrutement pour ce travail pénible dépend donc souvent de la nationalité du premier embauché. Les Maliens battent le rappel auprès d'autres Maliens, les Bengalis auprès des Bengalis, etc. Les " Gaulois " et les Européens originaires des pays de l'Est, eux, règnent en salle. De leur côté, les patrons ne s'émeuvent guère de cette répartition des tâches. " Le contrat d'avenir signé lors de la baisse de la TVA, avoue fièrement Didier Chenet, président du Synhorcat, porte le salaire minimum au niveau du Smic + 1 %. Assorti d'une mutuelle, ça devrait permettre de desserrer l'étau. " Les propriétaires des restaurants de chaînes ne sont pas prêts à rogner leurs marges... Le recours, illégal, à des travailleurs sans papiers permet-il aux employeurs de tirer les salaires vers le bas ? Faute d'étude approfondie sur le secteur, la réponse n'est pas évidente. Dans le très chic restaurant La Tour d'Argent, à Paris, comme dans les établissements du groupe Costes ou ceux de la chaîne de restauration rapide Kentucky Fried Chicken, les clandestins sortis de l'ombre pour réclamer leur régularisation étaient rémunérés, certes médiocrement, mais à l'égal de leurs collègues français. Comme ces derniers, à l'embauche, ils s'entendent dire : " C'est à prendre ou à laisser. " " Dans chaque communauté, il existe à la marge des filières, explique Raymond Chauveau, de la CGT, stratège de la mobilisation des travailleurs sans papiers. Cependant, l'immense majorité des employeurs sait que les immigrés, avec ou sans papiers, ont des droits. Ce qu'ils recherchent avant tout, c'est leur disponibilité horaire. " Et tous ne sont pas prêts à s'y plier. LE FIASCO DE L'" IMMIGRATION CHOISIE " : LA PREUVE PAR LE MÉTIER DE COMPTABLE Cadre de l'audit et du contrôle comptable : voilà un métier qui éclaire les incohérences de notre politique migratoire et le fiasco de cette " immigration choisie " que Nicolas Sarkozy appelait de ses voeux. Accessible après cinq à huit années d'études quasi gratuites, cette qualification figure en effet dans les métiers dits " en tension ". Selon le décret de libéralisation du 18 juillet 2008, les as du bilan comptable, rémunérés entre 3 000 à 6 000 € net, seraient en effet devenus trop rares. D'après l'enquête 2011 du Crédoc*, 8 557 postes de cadre administratif et comptable seraient à pourvoir en France. Consultant au sein du cabinet de recrutement Hays, Benedict Wittet confirme la forte pénurie de comptables dont souffrent les grands groupes et les PME. Il en recherche, par centaines ! " La profession souffre en France d'une image étriquée, commente ce trentenaire britannique. En Angleterre, au contraire, un comptable suscite le respect, pour ses compétences et son train de vie. " En 2002-2003 pourtant, plus de 62 000 élèves étaient orientés en BEP comptabilité. Première étape d'une formation qui aurait dû les emmener jusqu'au BTS, avec un emploi qualifié à la clé. Sauf que ces jeunes, souvent issus de l'immigration, ne trouvaient ni travail ni stage pour valider leur diplôme. Dès 2003, dans un rapport édifiant, l'Education nationale pointait les défauts d'une filière minée par un face-à-face stérile entre des enseignants âgés, sans réseau professionnel ni formation continue, et des jeunes orientés contre leur gré et démotivés. Une formation piège, donc, réformée en 2009 pour l'intégrer dans le cursus du bac pro permettant d'accéder à un BTS. " Hélas, précise Marguerite Poupart, proviseur adjointe du lycée François-Villon des Mureaux (Yvelines), ces promotions n'arriveront pas sur le marché de l'emploi avant 2014-2015. " En attendant, Benedict Wittet reçoit des CV de comptables tunisiens et marocains, opérationnels et formés à distance par le Conservatoire national des arts et métiers, donc titulaires de diplômes français, mais qui peinent à obtenir un titre de séjour. Situation triplement absurde : les jeunes Français issus de l'immigration n'accèdent pas aux formations qui leur permettraient de prétendre à un emploi ; les migrants qualifiés ne peuvent offrir leurs compétences ; du coup, les employeurs délocalisent ce type de prestations ! L.D. * Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie. " L'immigration doit devenir un objet démocratique ", affirme-t-on au PS, désormais décidé à échapper au procès en angélisme. Mais le discours manque encore de cohérence... En apparence, c'est une révolution. Au chapitre " immigration " de son nouveau projet, le Parti socialiste a inscrit cette sentence à forte connotation républicaine : " La politique migratoire est un acte de souveraineté nationale. " Plus question de " sans- papiers " dans ce texte officiel, mais d'" immigrés en situation irrégulière ". Martine Aubry et d'autres héritiers de Lionel Jospin ont fini par admettre que l'indignation ne pouvait constituer une alternative suffisante aux expulsions d'étrangers orchestrées par la droite. Sandrine Mazetier, secrétaire nationale du PS en charge de l'immigration, résiste même à la tentation de s'en remettre à l'Europe. " Une politique migratoire commune ? C'est juste stupide ! La France n'est pas un petit pays scandinave. " Décidément audacieuse, la députée de Paris regrette que la gauche n'ait " jamais élaboré de politique migratoire ". Et de poursuivre : " L'immigration est un sujet tabou qui doit devenir un objet démocratique. Comme n'importe quelle autre question politique, il faut en débattre, fixer les objectifs, affecter les moyens nécessaires, puis évaluer les résultats. " Avec une loi de programmation, votée tous les trois ans, la gauche entend " maîtriser " l'immigration. Les partenaires sociaux seront consultés, ainsi que les élus des territoires qui assurent l'accueil et l'insertion des migrants, afin d'évaluer les besoins en fonction de la situation économique en France. De toute évidence, la page 40 de ce programme, intitulée " Faire respecter des règles justes en matière d'immigration ", tout comme le passage consacré à la sécurité ont été soigneusement calibrés de manière à échapper au procès en angélisme. La délibération collective peut produire des miracles ! La prétention du ministre de l'Intérieur, Claude Guéant, à réduire l'immigration " légale ", c'est-à-dire tant le regroupement familial que l'immigration de travail, a cependant provoqué, Rue de Solferino, un tollé. Comme, naguère, au temps des charters de Charles Pasqua, de l'église Saint-Bernard de Jean-Louis Debré et des mariages gris d'Eric Besson. Un abîme sépare en effet la compréhension de la nécessité de changer de doctrine, sur l'immigration comme sur le libre-échange, et la traduction pratique de cette prise de conscience. Même Laurent Fabius, qui avait pourtant affirmé, en 1984, que le Front national " pose les bonnes questions mais apporte les mauvaises réponses ", a aussitôt dénoncé " une vision rabougrie de la France ", plaidant que " le monde moderne est un monde de brassage ". Devenu le parti des élus locaux, le PS ne peut plus ignorer l'impact économique, social ou scolaire de l'immigration. En banlieue parisienne, et ailleurs, ils sont confrontés aux joies de la diversité, mais aussi aux problèmes associés aux concentrations de familles non francophones, mal logées, sans autres ressources que celles de l'assistance et, parfois, des trafics. Ils savent que les nouveaux entrants s'entasseront là où résident déjà leurs familles et approfondiront ainsi le fossé entre ghettos de pauvres et ghettos de riches. Pourtant, pendant que Julien Dray, député de l'Essonne, parle d'un " sentiment d'invasion rampante " dans la population et prône la " maîtrise des flux migratoires ", d'autres socialistes de terrain, à l'instar du député-maire de Cachan, Jean-Yves Le Bouillonnec, chantent la vieille antienne : " Ce n'est pas le fait d'être immigré qui pose problème, c'est la pauvreté, les conditions de vie. " Le maire de cette ville du Val-de-Marne est pourtant en première ligne. En septembre 2006, il a demandé l'évacuation d'un gymnase municipal squatté par près de 200 personnes d'origine immigrée. Mais il ne voit là qu'un symptôme de la faillite de la politique de logement de l'Etat : " Le squat de Cachan, c'était le résultat de dix ans d'évacuation d'autres squats. " A l'inverse, François Rebsamen, sénateur-maire de Dijon, pointait, voici quelques jours, sur la chaîne Public Sénat, les risques d'une immigration incontrôlée : " Moi, je suis sans doute en France celui qui construit le plus de logements sociaux : 5 000 par an. Sur ce chiffre, 2 000 personnes sont mal logées et doivent être relogées. Il me reste un solde de 3 000. Si 5 000 personnes sans papiers arrivent, j'ai des bidonvilles, et ce n'est pas digne de l'accueil d'immigrés en France. " Maire d'Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), où la population immigrée est largement majoritaire, Jacques Salvator, lui, conteste l'intérêt qu'il y aurait à restreindre le flux de l'immigration. " Aubervilliers s'est construite sur l'immigration depuis un siècle, l'immigration légale est utile pour la France ", explique ce socialiste qui a conquis, en 2008, ce bastion du Parti communiste. Malgré la crise, malgré le chômage et malgré la dette publique, il y aurait, selon lui, " des moyens " qu'il suffirait de mobiliser pour vivre en harmonie dans un monde sans frontières. " Je suis hostile à la politique du chiffre, c'est-à-dire à la fixation de seuils, que ce soit pour les reconduites à la frontière ou pour l'entrée des immigrés ", affirme le sénateur-maire de Strasbourg, Roland Ries. " La France, argumente l'élu alsacien, a besoin de gens qualifiés mais aussi de personnes à faible qualification. " A ce titre, le " processus de régularisation pour les travailleurs étrangers et les parents d'enfants scolarisés " constitue l'unique mesure concrète formulée dans le projet socialiste. Ni le développement des réactions xénophobes, sensibles à gauche autant qu'à droite, ni la progression du Front national n'affectent pas les certitudes de ces élus. Pas plus que l'idée selon laquelle les postulants venus d'ailleurs feraient concurrence aux chômeurs. Une nouvelle impulsion Membre du Haut Conseil à l'intégration et maire de Val-de-Reuil (Eure), une commune riche de 51 nationalités située dans la banlieue de Rouen, Marc-Antoine Jamet a bien noté que, dans sa commune, " une filière totalement clandestine, venant de Turquie et du Kurdistan, prend le travail et coule les PME françaises dans le BTP. [...] Mais, d'une façon générale, la concurrence n'existe pas ". S'ils veillent à ne plus moquer le " sentiment d'insécurité ", un certain nombre de socialistes, pas forcément majoritaires mais influents, continuent d'ignorer cet autre " sentiment ", exprimé par quantité de Français et d'étrangers installés dans l'Hexagone, celui de subir les effets d'une immigration qu'ils n'ont pas sollicitée et qui profite à d'autres. Pour l'heure, les possibles candidats à la primaire ont pris soin d'éviter le sujet. Seul Dominique Strauss-Kahn a plaidé, fin 2010, pour une " approche moins restrictive ", compte tenu des besoins de main-d'oeuvre générés par le vieillissement de la population. Mais ce jugement, formulé en tant que directeur général du FMI lors d'un discours à Francfort, valait pour l'Europe entière. Il reste une bonne année pour assimiler le projet socialiste et assumer les conséquences d'une nouvelle impulsion. © 2011 Marianne. Tous droits réservés.
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