samedi 9 avril 2011

Que cache le scandale Tapie-Lagarde ? - Daniel Bernard, Emmanuel Lévy


Marianne, no. 729 - France, samedi, 9 avril 2011, p. 38

Pour avoir froidement couvert de son autorité une embrouille à 385 millions d'euros, la ministre de l'Economie voit sa carrière sérieusement menacée. Mais pourquoi a-t-elle pris de tels risques ?

Jamais la guerre intestine au sein de la famille Bettencourt n'aurait dû tourner au scandale d'Etat. Sous l'empire de Nicolas Sarkozy, pourtant, la frontière est si floue entre intérêt général et fortunes privées, la confusion si bien entretenue entre financement politique et arrangements fiscaux qu'Eric Woerth, ministre trop parfait, a littéralement grillé. Le même flou, la même confusion menace aujourd'hui une autre perle du gouvernement, Christine Lagarde. A son tour, la voilà prisonnière d'une embrouille à 385 millions d'euros, précisément soupçonnée d'avoir dépouillé l'Etat au profit d'un ami du pouvoir, Bernard Tapie. Pour la ministre de l'Economie, comme il en a été pour l'ex-ministre du Budget, ce n'est plus Matignon qui se profile, mais la porte de sortie. Déjà, un siège de député des Français de l'étranger lui aurait été réservé par l'UMP...

Réquisitoire

En quelques semaines en effet, un feuilleton dont le premier épisode remonte à 1992 atteint son climax. Un rapport de la Cour des comptes, complétant des rayonnages d'articles, de livres, de jugements et de rapports, éclaire enfin la succession de vraies-fausses bourdes et d'authentiques manipulations qui a permis à Bernard Tapie de redevenir, aux frais du contribuable, l'archimillionnaire qu'il n'était plus. Ce document confidentiel, remis aux députés courant février et révélé par Marianne2, tient du réquisitoire. Une fois, deux fois, dix fois, au cours de ces deux décennies, tel ou tel ministre, de gauche ou de droite, aurait pu arrêter les frais. Christine Lagarde en particulier, si l'on en croit les magistrats du Palais Cambon, aurait pu dire stop. Or, la ministre a dit oui quand elle aurait dû dire non. Pas une fois, mais deux. Comme on persiste et signe.

En acceptant que le litige Adidas entre Tapie et le Crédit lyonnais soit tranché, in fine, par un tribunal arbitral privé et non par la justice ordinaire, l'ex-avocate ne pouvait ignorer qu'elle signait comme un chèque d'un montant exorbitant. Son choix, dit-elle, a été dicté par la menace d'un "risque bien supérieur pour l'Etat". Mais elle peine à convaincre, dès lors que son administration lui a enjoint, à plusieurs reprises, de refuser une procédure malicieusement réclamée par ce diable de Tapie ! Selon toute vraisemblance, Lagarde s'est contentée d'opter docilement pour la solution préconisée, pour des raisons encore obscures, par Nicolas Sarkozy. Une épée de Damoclès la menace désormais : si le procureur général près la Cour de cassation, Jean-Louis Nadal, saisi par neuf députés socialistes, accepte de transmettre la plainte pour "abus de pouvoir", la ministre bilingue adulée par le Financial Times devra rendre compte de ses choix devant la Cour de justice de la République. Perdant sa bonne humeur aristocratique, la grande Christine a menacé de porter plainte contre ces petits élus trop pointilleux. Face à la crise financière, l'élégante avait semblé mieux maîtriser ses nerfs...

Dans leur rapport, il est vrai, les magistrats de la Cour des comptes laissent peu de place au doute. Le 1er août 2007, Christine Lagarde vient de prendre ses quartiers à Bercy, quand Bernard Tapie réclame, à nouveau, son dû. L'homme d'affaires estime que le Crédit lyonnais a profité de sa situation de quasi-faillite personnelle pour l'escroquer de plusieurs centaines de millions d'euros lors de la vente d'Adidas ; il poursuit l'Etat dans l'espoir d'un dédommagement. Une transaction, avance-t-il, mettrait un terme définitif à une procédure interminable. Or, si tant est que la ministre ait eu le droit d'acquiescer au recours à l'arbitrage privé, une autorisation de l'Assemblée nationale était nécessaire. Lagarde, novice en politique mais avocate de son état, s'engage, seule ou sous influence, sur une voie juridiquement incertaine...

Cette prise de risque est d'autant plus surprenante que de nombreux hauts fonctionnaires du Trésor et de l'Agence des participations de l'Etat ont clairement fait savoir qu'une telle aventure juridique risquait d'être plus coûteuse pour l'Etat, qui assume depuis la faillite du Crédit lyonnais les dettes de la banque à travers une structure de défaisance dénommée le Consortium de réalisation (CDR). Saisi d'une demande identique en 2002, Francis Mer, alors locataire de Bercy, avait d'ailleurs suivi les recommandations du directeur du CDR de l'époque, Jean-Pierre Aubert. Et la justice avait suivi son cours...

La justice débranchée

La commission des Finances de l'Assemblée nationale, dans un rapport d'information, démonte la mécanique administrative au terme de laquelle Christine Lagarde a pu renverser la stratégie de l'Etat. Instruits par les travaux de la Cour des comptes, Jérôme Cahuzac (PS) et Charles de Courson (Nouveau Centre) soulignent ainsi que "l'infléchissement de la position du CDR coïncide avec un changement des acteurs en charge du dossier". Arrivé au terme de son mandat, en 2006, le conseiller d'Etat Aubert a été remplacé par un autre énarque, Jean-François Rocchi. Or, ce dernier, ancien directeur de cabinet de l'UDF André Rossinot puis du RPR Jean-Paul Delevoye au ministère de la Fonction publique, n'est pas hostile à l'arbitrage. Le 2 octobre 2007, avec l'aval de Lagarde, le CDR adopte le principe de l'arbitrage qui sera confié à Pierre Mazeaud, Jean-Denis Bredin et Pierre Estoup, trois personnalités rémunérées 300 000 € chacune. A l'usure, Tapie a fini par obtenir ce qu'il souhaitait : la justice est débranchée, place au deal.

Le principe d'un compromis étant acquis, reste à en définir le contenu. A ce jeu, l'homme d'affaires et ses avocats vont prendre l'ascendant sur les représentants de l'Etat. Sur ce point, le rapport confidentiel de la Cour des comptes est sanglant. Il pointe les "nombreux dysfonctionnements" affectant "les processus décisionnels". Le plus spectaculaire ? Alors qu'un vote du conseil d'administration du CDR a entériné un certain compromis, son président, Jean-François Rocchi, présente à la partie adverse une version modifiée, plus avantageuse pour... Bernard Tapie ! Extrait du rapport de la Cour : "Le compromis est signé le 16 novembre 2007. Sa version diffère de celle approuvée par le conseil d'administration [du CDR] du 2 octobre sur un point important tenant à la qualification de la demande d'indemnisation des époux Tapie." D'une version à l'autre, la facture pour l'Etat s'envole de plusieurs dizaines de millions d'euros. Ce qui ressemble à une falsification, d'une particulière gravité, vaut aujourd'hui à Rocchi une procédure habituellement réservée aux fonctionnaires qui détournent de l'argent public à leur profit : il sera traduit devant la Cour de discipline budgétaire et financière. Mais le mal est fait.

Un engrenage infernal

Le 11 juillet 2008, le tribunal arbitral entérine, comme c'est l'usage, ce deal bidonné. En consentant à l'arbitrage, l'impayable Lagarde, d'ordinaire préoccupée par les dérapages des finances publiques, a engagé l'Etat dans un engrenage littéralement infernal. Montant de la facture : 385 millions d'euros, dont 45 millions attribués au titre du préjudice moral, échappent à l'impôt. A pleurer !

Mais Christine Lagarde, elle, ne verse pas une larme. Le Trésor public doit s'acquitter d'un montant à faire défaillir un avocat d'affaires, mais la ministre renonce à faire appel. Pourtant, l'Agence des participations de l'Etat lui a adressé plusieurs courriers en ce sens, en 2007 et 2008. La direction du Trésor a fait de même... en vain ! Le 28 juillet 2008, au sein même du conseil d'administration de l'Etablissement public de financement et de restructuration (EPFR), l'établissement public supposé indemniser Tapie, le débat fait rage sur l'opportunité d'un éventuel recours. Prudent, Bernard Scemama, le président de l'EPFR, voudrait laisser la décision aux quatre autres administrateurs (deux hauts fonctionnaires des Finances et deux parlementaires). C'est alors qu'il reçoit un coup de téléphone, dont il rendra compte aux députés qui l'auditionnent le 3 septembre 2008 : "Je savais que l'Agence des participations de l'Etat avait demandé des instructions à la ministre - ce qui est normal dans une telle procédure -, sachant que le conseil d'administration de l'EPFR serait amené à se réunir immédiatement après celui du CDR. Au cours de la séance, l'APE m'a informé que ces instructions étaient intervenues."

Indiscutablement, comme l'écrit la Cour avec ses mots feutrés, "un recours en annulation de la sentence arbitrale n'était pas à exclure". Pour y avoir renoncé, engageant définitivement l'argent du contribuable, Bernard Scemama devrait comparaître, lui aussi, devant la Cour de discipline budgétaire et financière. Imagine-t-on que la ministre qui lui a signé un ordre écrit, daté du même 28 juillet 2008, puisse elle-même échapper à l'obligation de répondre d'un choix aussi lourd ?

Pour sa défense, la ministre de l'Economie se met à faire de la politique. Avant de répondre au fond, son avocat, Yves Repiquet, dénonce une procédure devant la Cour de justice de la République "loin des usages politiques ordinaires". Jusqu'à la veille de son éviction du gouvernement, Eric Woerth avait adopté la même stratégie de dénégation en bloc. Placée sur un piédestal par des médias admiratifs, Lagarde n'est pas encore prête à reconnaître le rôle prépondérant joué par Stéphane Richard, son directeur de cabinet de l'époque, courroie de transmission de l'Elysée au coeur de Bercy, aujourd'hui patron de France Télécom. Pour l'heure, donc, il n'est pas question d'avouer l'inavouable, froidement formulé par un député au fait du dossier : "La résolution du cas Tapie, dans le sens que souhaite Nicolas Sarkozy, c'est-à-dire la satisfaction de l'homme d'affaires, figurait dans le package de Bercy. C'était à prendre ou à laisser."

Rien ne dit pourtant que cette dame soucieuse de son allure acceptera, comme Eric Woerth, de porter un chapeau si peu seyant. D.B. et E.L.

SES 265 MILLIONS D'EUROS, C'EST POUR LA VIE

Quelle que soit l'issue des déboires judiciaires de Christine Lagarde, sa bienfaitrice, Bernard Tapie restera un homme riche. La sentence du tribunal arbitral qui lui a attribué 385 millions d'euros est définitive, aussi incertain soit son fondement juridique. Déduction faite de ses dettes, notamment fiscales, l'ex-homme d'affaires qui s'estimait lésé dans la vente d'Adidas par le Crédit lyonnais, en 1992, a palpé environ 265 millions d'euros. Dont 45 millions au titre du préjudice moral. Jamais ce magot, extrait des caisses de l'Etat, ne sera exigé à son bienheureux propriétaire. Moral ou pas, c'est la loi.

Remis à flot après des années de galère, Bernard Tapie n'a d'ailleurs pas l'intention d'abandonner un centime de l'argent recouvré : pour échapper à la fiscalité sur le patrimoine, il a placé une partie de ses avoirs... au Luxembourg.

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