lundi 9 mai 2011

Bons pour le sévice, de la maternelle au lycée - Jacqueline Remy

Marianne, no. 733 - Magazine, samedi 7 mai 2011, p. 70

Un enfant sur dix serait victime de harcèlement à l'école. Insultes, brimades, coups, racket... Enquête sur un phénomène qui ne cesse de prendre de l'ampleur, au moment où le ministre de l'Education annonce des mesures pour en finir avec cette violence qui laisse des cicatrices à vie.

"Vous parlez de quoi ? " Jules ne sait pas que cette question va bouleverser sa vie. Il est en sixième, dans un collège public parisien. A la rentrée, il ne connaissait personne, mais s'est fait un copain qui, lui, a sa bande de l'école primaire dont il est entouré ce jour-là. " Vous parlez de quoi ? " insiste-t-il. Le copain fait le malin. Il raconte à Jules que, pendant un voyage scolaire, l'an passé, sa classe a essuyé un attentat terroriste. Ses potes renchérissent. " J'ai mis un mois à comprendre que c'était un bobard. " Un mois de trop. Sa réputation est faite. " Gogol ", ce sera son surnom pour l'année. " Je suis devenu leur tête de Turc. " On l'insulte, on lui pique sa trousse, on le brutalise dans les couloirs, on jette de l'encre sur ses vêtements, on l'humilie devant la fille qui lui plaît. Toute la classe lui tourne le dos. " J'étais l'objet du mépris général. " Un calvaire de bouc émissaire. Seul à la récré, seul à la cantine. Seul avec sa honte et son désespoir. Comme des millions d'autres enfants, mais il ne le sait pas.

Cette histoire a déterminé le futur de Jules (1), sa personnalité, ses choix de vie. " Ce fut une année zéro, fondatrice. Ça a complètement changé ma personnalité ", dit-il. Entre la sixième et le bac, il a " fait " cinq établissements scolaires. Comme une sorte de fatalité, en troisième dans un collège privé, il est redevenu la tête de Turc de la classe, avec racket, menaces et tabassages à la clé. Aujourd'hui, à 30 ans, quand il apprend que le ministre de l'Education a organisé des Assises nationales sur le harcèlement à l'école, qu'il vient d'annoncer des mesures, le 3 mai, pour affronter un phénomène sur lequel a longtemps pesé un déni généralisé, il ne peut s'empêcher de s'exclamer : " C'est un peu tard ! Depuis le temps qu'on réfléchit à la pédagogie, on aurait pu s'occuper de ce problème ! " Il en veut à l'administration, " nulle, incompétente face à la violence, capable au mieux d'admettre son impuissance ". Il en veut aux enseignants indifférents. Il précise qu'en sixième comme en troisième pas un seul de ses professeurs, pourtant tous mis au courant par les soins de ses parents, n'a jugé bon d'avoir une conversation avec lui. En troisième, alors qu'il est seul au fond de la classe, comme d'habitude, une enseignante lui lance : " Jules, arrêtez de regarder par la fenêtre ! " Un élève, son persécuteur, ironise : " C'est son seul ami ! " La prof glousse : " Va falloir nettoyer les fenêtres. " Jules n'a jamais digéré.

Pour lui, comme pour toutes les victimes de ces petites violences réitérées, pas forcément dramatiques en soi mais qui, accumulées, se muent en cauchemar, le plus dur est là, dans ce silence de l'école, cette sensation d'être la proie d'un mal sans nom, invisible, indicible et vaguement ridicule. Comment se plaindre d'avoir reçu un coup dans les côtes ou d'être surnommé " Gogol " ou " Chiottes " ? C'est la répétition qui mine, le sentiment de ne pas être aimé et, finalement, obscurément, de le mériter. " Comment se plaindre de ne plus exister pour les autres ? " s'interroge comme en écho Clara, mise en quarantaine pendant des mois par sa classe à cause d'une rumeur non fondée. " Je n'avais tout simplement, moi-même, plus envie d'exister. "

" N'attendons pas un massacre "

Appuyé sur le rapport commandé à Eric Debarbieux, spécialiste de la violence à l'école, le ministre de l'Education, Luc Chatel, s'est dit déterminé à s'attaquer à ce qu'il est d'usage, dans l'enceinte de l'école, de qualifier de " gamineries ", aussi destructrices soient-elles. " Beaucoup de pays, comme les Etats-Unis et la Finlande, ont attendu des massacres au sein de leurs établissements scolaires pour mettre en oeuvre des politiques de lutte contre le harcèlement, a-t-il déclaré. Je vous le dis : je n'attendrai pas un malheur de ce type pour répondre au problème. " Il cite une étude américaine selon laquelle 75 % des schoolshooters sont des victimes de harcèlement. Et il prévient : " Je n'admettrai plus qu'en cas de harcèlement les équipes pédagogiques bottent en touche ou expliquent aux parents que leur enfant a un problème psychologique. Désormais, l'école ne sera plus cette institution qui considère le harcèlement comme ne relevant pas de sa compétence. " David, 27 ans, qui a vécu un enfer quotidien de la maternelle à la troisième - " J'avais la peau sombre car ma mère est malgache et, à Concarneau, on me traitait de sale Arabe " -, pousse un soupir : " Ce n'est pas trop tôt ! " Le ministre promet pour l'automne une mobilisation du monde scolaire et tout un éventail d'outils, un guide, un site Internet, un numéro d'appel gratuit, une formation ad hoc, et annonce l'accord conclu avec les responsables de Facebook : " Nous signalerons systématiquement à Facebook les élèves convaincus de harcèlement sur ce réseau, et ils verront leurs comptes fermés. "

La France est très en retard. Dans les pays anglo-saxons, on a depuis longtemps une expression pour cela, le " schoolbullying ". Il y a quarante ans qu'en Europe du Nord des chercheurs se sont penchés sur le problème et que, dans un certain nombre d'Etats, on dispose d'un matériel scientifique solide et de mesures pour désamorcer ces phénomènes de groupe. Partout, on accélère. Car le harcèlement scolaire ne s'arrête plus aux murs de l'école. Les téléphones mobiles et Internet décuplent la force de frappe des petits tortionnaires de cour de récré, en répandant rumeurs, films et photos humiliantes. Des suicides d'ados relayés par les médias ont sonné comme des avertissements. C'est le cas de Jesse Logan, cette Américaine de 18 ans dont l'ex-boyfriend a balancé sur le Net des photos d'elle nue - " Mission accomplie ", a-t-il posté après sa mort -, ou de cette écolière japonaise de 13 ans qui, en novembre dernier, a téléphoné à la police " à propos d'un suicide ", a-t-elle dit, pour dénoncer ceux qui la harcelaient au collège, avant de sauter par la fenêtre.

Une " loi du silence "

Le couple Obama a lancé en mars une campagne contre le harcèlement scolaire, avec la chanteuse Britney Spears pour marraine, et veut faire de ce combat une grande cause nationale. En Grande-Bretagne, Kate Middleton, brimée dans son collège et traitée de " nonentity " (" nullité ") à 13 ans, a inscrit le mouvement Beatbullying parmi les 26 associations auxquelles les invités au mariage princier étaient engagés à adresser leurs dons.

En France, le 26 janvier dernier, une trentaine de personnalités, psys et professionnels de l'éducation, ont signé une lettre ouverte adressée aux ministres de l'Education nationale, de la Santé, et de la Cohésion sociale dans laquelle ils affirmaient que ce phénomène de harcèlement entre pairs dans l'espace scolaire " est devenu tellement fréquent qu'on ne peut plus faire mine de l'ignorer ". Ces humiliations sapent " la confiance de l'enfant en l'école et parfois en lui-même ", ajoutaient-ils, et conduisent à des phobies scolaires, des dépressions, une perte de confiance en soi, etc. Ils dénonçaient surtout la " loi du silence " régnant sur le milieu scolaire et interdisant aux élèves victimes ou témoins de faire appel aux adultes de peur des représailles et de ne pas être pris au sérieux. Bref, ils réclamaient une prise de conscience, un colloque, une campagne de prévention, et la mise en place de " dispositifs " susceptibles de stopper ce type d'engrenage.

Quinze jours plus tard, le 9 février, l'Etat se retrouvait pour la première fois condamné dans une affaire de harcèlement entre élèves par le tribunal de grande instance de Montpellier à 3 000 € de dommages et intérêts. Poursuivie par les parents d'un élève de CM1, la directrice d'une école a été reconnue coupable de " défaut de surveillance et de précaution ". Ce garçon de 9 ans, un petit à lunettes, chétif, premier partout, suscitait le dédain général. Il était nul au jeu de la barrière, consistant à former un mur humain qu'il faut traverser sous peine de se faire taper dessus. " Mis à l'index, exclu du groupe des "hommes", régulièrement frappé, il expliquait à ses parents qu'il avait pris une porte dans la figure ou qu'il était tombé dans l'escalier ", raconte son avocat, Me Christophe Grau. Jusqu'au jour où ses parents ne l'ont pas cru, lui ont fait cracher la vérité, sont allés voir le maître, qui n'avait rien vu, puis la directrice qui a nié tout problème. Ils sont allés à la gendarmerie. Depuis cette condamnation, des dizaines de parents, à leur tour, portent plainte devant les tribunaux.

Un phénomène quantifié

Du coup, Luc Chatel se rue sur ce thème qui, bien mené, pourrait être consensuel. Encore que certains enseignants invoquent le manque de postes et maugréent contre la " dramatisation " de pratiques vieilles comme l'école, ou y voient, à l'instar du Pr Hubert Montagner " l'arbre sécuritaire qui masque la forêt des problèmes des enfants, des familles, des enseignants, de l'école et de la société elle-même ".

Pour la première fois, pourtant, la France dispose de données peu contestables, avec l'enquête européenne réalisée pour l'Unicef par un collectif de chercheurs dont, pour l'Hexagone, l'équipe d'Eric Debarbieux, président du Conseil scientifique sur la sécurité à l'école mis en place en 2010 par Luc Chatel, et directeur de l'Observatoire international de la violence à l'école. En France, près de 13 000 élèves de l'école élémentaire ont été interrogés. Une enquête similaire sur le secondaire sera rendue publique à l'automne. Les résultats, pour le primaire, entrent dans les fourchettes internationales qui, selon les pays, recensent entre 6 % et 15 % d'élèves harcelés : 11,7 % d'enfants seraient victimes à l'école d'un harcèlement qui " cumule violences répétées physiques et verbales ". Ils sont plus nombreux (14 %) à affronter un harcèlement verbal (rumeurs, insultes, menaces, moqueries, ostracisme) et un peu moins (10 %) à subir un harcèlement physique (coups, pincements, jets d'objets, déshabillage forcé, racket). Dans la moitié des cas, il s'agit d'un harcèlement " sévère ou très sévère ". Vexations alourdies par l'audience du Net : selon une étude de Catherine Blaya, professeur en sciences de l'éducation, auprès de 462 collégiens à Bordeaux, 7,5 % d'entre eux avaient fréquemment enduré des humiliations publiques sur Internet, 5 % avaient été victimes de happy slapping - agression filmée et diffusée sur le Web.

Boucs émissaires

Au collège, ce n'est guère mieux. Selon une enquête auprès de 3 000 ados publiée en 2010 par Bertrand Gardette et Jean-Pierre Bellon dans un livre très complet sur le sujet - Harcèlement et brimades entre élèves (2) -, 8,4 % d'entre eux se déclaraient " régulièrement victimes ", et 6,7 % " régulièrement agresseurs ". Ce conseiller principal d'éducation et ce professeur de philosophie ont créé en 2006 une association, L'Aphee, où déferlent les témoignages. Julien, dit " Chiottes ", se fait mettre la tête dans la cuvette des WC. Célia est surnommée Cyrano-Airlines à cause de son grand nez. Drôle, une fois. Mais tous les jours... " Pourquoi tu n'intentes pas un procès à tes parents ? " insiste la meneuse. Romain, lui, accusé à tort d'avoir " balancé " des élèves qui fumaient dans le collège, se retrouve à chaque intercours contraint de servir de " boule de flipper ", que se jettent les élèves les uns sur les autres et contre les murs. Selon l'enquête Unicef, les petits du primaire, eux, ont droit au jeu dit " le petit pont massacreur " : il s'agit de shooter dans une canette, et celui qui est touché se voit pris dans une mêlée bien frappée. Comme par hasard, la canette touche les boucs émissaires 10 fois plus que les autres. Dix-sept pour cent des enfants reçoivent souvent ou très souvent des coups, 14 % se font aussi souvent pincer ou tirer les cheveux, 20 % écopent de baisers forcés. On se demande qui Debarbieux a voulu rassurer en titrant son enquête : " A l'école, des enfants heureux... enfin presque ".

" J'ai perdu tous mes amis "

Pas Maud, en tout cas. Cette fille de 16 ans, en première du côté de Brive-la-Gaillarde, se doute bien qu'elle n'appartient pas à la majorité heureuse de l'école. Atteinte d'une arythmie cardiaque alors non détectée, c'était depuis la quatrième une élève fragile, en proie à des malaises récurrents. " Tu le fais exprès, non ? susurrent ses copines. Tu n'as pas envie de venir en cours ! " Le 22 février 2010, elle est agressée dans la rue par quatre garçons inconnus qui la frappent sans explication, la menacent - " On te connaît, on sait où tu es au lycée " - et lui volent ses clés et sa carte de crédit. " Je l'ai retrouvée dans ma boîte à lettres le lendemain. " Elle voit un médecin, porte plainte, et retourne dans son lycée privé de Brive, décidée à ne pas flancher, bien qu'elle ait mal au dos et un gros hématome sous l'oeil. " Petit à petit, une rumeur est montée, disant que je n'avais jamais été agressée et que mon bleu, c'était du maquillage, alors que je me maquillais pour tenter de le camoufler. " Le harcèlement s'emballe. Elle reçoit une pluie de SMS : " Pourquoi tu ne dis pas la vérité ? " Tout le lycée est bientôt au courant. " Les gens rentraient sur Facebook : ah oui ! C'est toi la fille qui se maquille pour faire croire qu'elle s'est fait agresser ! " Personne ne la défend. En avril, quand ses parents l'apprennent, ils la font changer de lycée. Mais la rumeur la suit : " Ne la croyez pas, elle ne s'est jamais fait agresser ! " Les SMS redoublent : " Tu es une menteuse. "

Maud ne veut plus aller en classe. Dépression. A la rentrée, sa mère insiste pour qu'elle y retourne. " Le 15 septembre, je suis arrivée en retard. Tout le monde a éclaté de rire à mon entrée. J'ai demandé à aller aux toilettes, j'ai pris tous mes médicaments d'un coup et je suis allée dormir à l'infirmerie. Je me suis réveillée à l'hôpital. Et j'ai encore reçu des messages désagréables. " Elle a encore changé d'établissement et, cette fois, de département. Après un silence, Maud conclut : " J'ai perdu tous mes amis de classe. "

Dans son lycée de ZEP, en Dordogne, Maud a été accueillie avec doigté. Accro au rugby, elle est arbitre stagiaire. Elle est heureuse. Mais l'autre jour, lors d'un concert à Brive, une fille inconnue lui a tiré les cheveux. Elle s'est retournée : " Regardez, c'est la folle qui se maquille ! " a crié l'autre. Comme toutes les victimes de harcèlement scolaire, elle se demande si elle échappera un jour à Facebook et ce qu'elle a pu faire pour s'attirer cette haine. " Pourquoi moi ? " Cette question taraude encore aussi Clara, des décennies après.

" J'étais sûrement une petite fille un peu naïve, j'arrivais en sixième à 9 ans et demi dans une classe de loulous de 12 ans ", avance Nina, 27 ans aujourd'hui. Jules explique que, " très impressionné ", il avait une envie terrible de se faire des copains : " Ils ont dû le sentir. " David invoque la trop bonne éducation qu'il a reçue. " On m'avait appris à ne pas répondre, à tendre la joue. J'étais calme et posé. " Parce qu'il est frêle comme une fille, ses persécuteurs le surnomment Zoé. Mais au fond, il ne sait pas pourquoi il s'est retrouvé en ligne de mire : " Je pense que c'est dû à mon apparence physique typée, je n'en suis pas sûr. Je me le demande toujours. " A 8 ou 15 ans, quand ça leur tombe dessus, ils comprennent encore moins. Bien sûr, on ne se prive pas de leur asséner qu'ils sont trop gros, trop roux, trop petits, trop fayots, trop " crados ", trop " pédés ", trop bronzés, trop cons, ou pis, trop " intellos ", mais ils pensent généralement qu'il doit y avoir encore une autre raison, mystérieuse et terrible. Parfois, c'est leur manque de réseau social qu'ils paient, une rivalité ou une jalousie qui se solde. Les boucs émissaires appartiennent à tous les milieux sociaux, leurs harceleurs aussi. On recense autant de cas dans le public que dans le privé, en banlieue que dans les centres-villes chics. Les cibles se distinguent souvent par une petite différence, physique, culturelle ou comportementale. " Je n'avais pas les codes ", souffle Nina. Et cela commence dès la maternelle. Anne, professeur des écoles à Paris, confirme : " J'avais un bon élève, qui s'est soudain mis à adopter des conduites de cancre. Il arrivait en retard après la récré, multipliait les bêtises. On a fini par comprendre que les autres le terrorisaient et le forçaient à transgresser pour qu'il soit puni. " Institutrice en maternelle dans le Cher, Dominique se souvient de la difficulté des enseignants face à un petit garçon extrêmement gentil, très intelligent et un peu gros qui faisait perpétuellement l'objet d'agressions physiques et de quolibets. " A la cantine, on lui renversait son verre, on lui piquait son pain. Il était obligé, à 4 ans, de se cacher pour faire pipi car il avait un petit sexe, et les autres se mettaient autour pour claironner : "Oh, le petit zizi, le petit zizi !" "

Avec l'âge, les brimades s'aggravent. Enfant adoptée, d'origine polynésienne, Noélanie n'avait que 8 ans lorsqu'elle est morte des suites d'un malaise épileptique. Dans son " cahier à secrets ", elle avait raconté le calvaire qu'elle vivait dans une classe dont elle était le souffre-douleur : " Je sais que si je ne me défends pas je finirai par mourir. Il m'a déjà étranglée plusieurs fois et je suis tombée dans les pommes. J'ai tellement peur qu'il me tue. " Les parents ont porté plainte et lui consacrent un site.

On tente de pactiser

Cela commence sur une dispute, un incident, un rien. " J'ai voulu une paire de grosses baskets à la mode, raconte Nina. Mes parents m'en ont acheté, ce n'était pas des marques. Et c'est parti : "Regardez ses chaussures, elles sont plus grosses qu'elle !" Très vite, c'est devenu : "Grosse pute, bouffonne, salope, retourne chez ta mère !" " Les enfants ciblés restent tétanisés. S'ils essaient de se défendre, le mal empire. S'ils font le gros dos, leur sort est scellé. Souvent, ils essaient de pactiser avec l'ennemi. " En primaire, à Montpellier, une fille avait été vue mangeant sa crotte de nez, raconte Véronique. Déformée, amplifiée, l'anecdote a fait le tour de la classe qui l'a prise pour tête de Turc. J'ai trouvé ça ignoble et j'ai décidé de devenir son amie. Mais, à ma stupéfaction, elle essayait à tout prix de copiner avec celles qui la harcelaient. " Jules se souvient qu'au début il supportait les humiliations " sans trop rien dire ". Il faisait semblant de rire. " J'avais tellement besoin d'amis. "

En primaire, 38 % en parlent à leur famille, 34 % à leurs amis. Mais 21 % n'en parlent jamais. Emprisonnés dans leur solitude. Etouffés par la honte. David, l'écolier de Concarneau harcelé de la maternelle à la troisième, n'a jamais rien dit à ses parents, ni aux adultes de l'école. Il se confie pour la première fois à 28 ans : " Je pensais que c'était de ma faute, que je ne savais pas m'y prendre. " Et il souffle : " Cela m'a marqué à vie. "

" Ils pensent que ça va s'arrêter, explique Bertrand Gardette, conseiller principal d'éducation. En fait, ça ne s'arrête pas, ça dégénère en violences sexuelles ou en barbarie. " C'est un engrenage. La victime s'affole. Ses agresseurs surenchérissent. " Il y a une ivresse de la toute-puissance chez le harceleur ", observe Jean-Pierre Bellon. Il soumet le harcelé, mais domine toute la classe, qui suit. " Le harceleur peut être une brute mais il possède souvent un certain charisme, il est sympa, il fait rire dans le dos de sa victime qui, elle, n'est pas drôle, poursuit Bellon. Comme professeur de philo, il m'est arrivé de me faire avoir, c'est tentant de se mettre du côté des rieurs. "

Le 2 mai dernier, les parents de Zéphyrin, 13 ans, ont décidé, sur le conseil du médecin inquiet de l'état dépressif de leur fils, de ne plus l'envoyer au collège Anne-Frank, à Paris, où il est en quatrième. L'enfant revient d'un éprouvant voyage de classe en Angleterre. Il est à bout. Pas loin de craquer. " J'aimerais ne plus jamais les voir ", dit ce garçon terriblement raisonnable. Marre des " Zéphyrin le con, le pédé, la bouffonne ". Marre des saluts nazis. Marre des menaces et des insultes quotidiennes, depuis trois ans. Marre de la lâcheté de ses agresseurs, qui font mine de ne pas comprendre qu'ils le font souffrir. " Seuls certains sont gentils. Mais, en groupe, personne n'ose me parler gentiment. Il faut m'insulter pour montrer qu'on en fait partie. " Tout cela parce qu'en sixième son meilleur pote a pris ombrage de son amitié pour un autre. " Il a rameuté ses amis de primaire, qui ont rameuté leurs amis, qui ont rameuté leurs amis... "

Parfois, les enfants pètent les plombs, comme ils disent. Ils prennent un couteau et décident de se venger. Nina s'est muée en guerrière. " Au bout de quatre ans, j'ai décidé de me faire respecter de la racaille, je suis devenue quelqu'un d'autre. " Le plus souvent, ils se replient, paniquent, s'effondrent. " J'en ai marre de vous, je vais me suicider ", lance un vendredi soir un enfant de 5 ans. Le lundi matin, il revient sous les lazzis : " Hé, vas-y, même pas cap de te suicider ! " David soupire : " J'y ai pensé. " Ses persécuteurs aussi, en troisième : " T'es un gros con, t'as pas de cerveau, t'as qu'à te foutre en l'air, jette un élève. Si tu ne te suicides pas, tu vas te retrouver SDF, déjà que tu es nul ! "

Selon une étude de Chantal Blaya, professeur en sciences de l'éducation, sur 30 cas de tentatives de suicide, la moitié des sujets avaient subi un harcèlement scolaire. Comment arrêter ces machines infernales ? A peine 6 % des victimes en appellent aux adultes de leur établissement scolaire. " A chaque fois que mes parents sont venus voir la directrice, affirme Zéphyrin, dans l'heure j'étais traité de balance. " Mais, comme la plupart des familles d'enfants harcelés, sa mère, Marie-Pierre, dénonce surtout l'incurie générale : " Ils ont tous été lamentables, l'administration, les autres parents, comme les enseignants. " Les enfants le disent tous : " Les profs savent ce qui se passe, mais personne ne bouge. " Les victimes sont traitées de petites natures un brin affabulatrices. Dans une école d'Ariège, en ce moment, circule une pétition contre un enfant dont les parents ont décidé de porter plainte ! Epinglant la " lâcheté " et la " complicité " des adultes du monde scolaire, le pédopsychiatre Marcel Rufo lance : " Pourquoi les parents ont-ils à intervenir alors qu'ils délèguent leur autorité ? Les adultes ayant autorité ne sont pas en récréation à la récréation. Ils sont là pour surveiller. "

A part Tania, dont la directrice d'école a réglé l'affaire en obligeant sa harceleuse, une grande de CM2, à venir en CP s'excuser publiquement, la plupart des victimes affirment que leur sort a empiré. L'administration se débarrasse généralement du problème en proposant un changement d'établissement. C'est la double peine. " Le collège me l'a pratiquement imposé, affirme la mère de Nina, alors que je réclamais des sanctions contre les agresseurs de ma fille. " Au nouveau collège, ça a recommencé.

Ainsi se construisent, à coups de problèmes non réglés, des " carrières " de harcelés, déplorent Bellon et Gardette. Et des " carrières " de harceleurs, chacun étant malheureux et prisonnier de son emploi. Avec ses conséquences à long terme. Mal cadré dans l'enfance, un harceleur deviendra un petit chef pénible, un mari maltraitant, voire un délinquant, affirme Debarbieux. Un harcelé conservera de son passé une folle empathie pour les victimes d'injustice, une confiance molle en autrui, et une aversion des groupes. " Le harcèlement est un cancer métastasique de la déstructuration de soi ", tonne Rufo.

Des victimes, pas des coupables

Dominique Delorme, pour l'association E-Enfance, comme la psychologue Laetitia Chaumontet, pour Action innocence, vont dans les écoles mettre en garde les enfants contre le cyberharcèlement, entre autres " dangers du Web ". Bellon et Gardette, à la demande du rectorat au Puy-de-Dôme, ont élaboré des outils pédagogiques permettant aux corps enseignant d'identifier le phénomène, de le repérer et de le gérer. En vain. Le ministère n'a jamais réagi, soulignent-ils. La pédopsychiatre Nicole Catheline (3), chargée du guide diffusé par l'Education nationale, insiste sur la responsabilité générale des adultes : " Personne ne prépare les enfants à vivre en groupe. Il faut leur apprendre à accepter la différence à un âge où, se construisant, ils y sont très attentifs, et cesser de dire que c'est la victime qui induit les réactions des autres. Le harceleur aussi, souvent, est différent. "

La démission des adultes condamne harceleurs et harcelé au face-à-face. Des années après, des victimes racontent qu'elles dialoguent encore mentalement avec leurs persécuteurs. Nina est devenue éducatrice spécialisée, en partie " pour les comprendre ". Jules, qui s'est retrouvé dans le texte de René Char intitulé " L'adolescent souffleté ", n'a de cesse de prouver qu'on peut réussir en étant " spécial ", puisqu'on l'a mis à l'écart : " J'ai besoin de me singulariser, de m'appartenir. " Ce fils de cadre supérieur a filé en Espagne, puis il a appris l'arabe. Après avoir travaillé au consulat français d'Arabie saoudite, il se forme maintenant au théâtre.

Un jour Denis, étudiant en droit, a visité avec d'autres la prison de Montpellier. Quand on a ouvert une cellule pour leur montrer à quoi ça ressemblait, il est tombé nez à nez avec le garçon qui l'avait terrorisé pendant des années, sur le chemin de l'école. " J'ai reculé, avoue-t-il, je me suis caché. " Jules, lui, a découvert que son agresseur figurait sur Facebook parmi les " amis " de l'un de ses meilleurs copains. Ce dernier a voulu organiser une rencontre : " Il avait l'air embêté, a-t-il plaidé, il faut que tu le voies. " Jules a refusé. Ils se sont croisés par hasard, dans un bar de la Bastille, à Paris. C'est l'ex-harceleur qui a insisté pour prendre un verre. " Au bout d'une heure et demie, j'ai saturé. C'était surtout pour lui que je parlais. " Cette fois, il a dit non. Il est parti. Il sourit : " Je crois qu'il est moins bien dans sa peau que moi. " J.R.

(1) Le prénom a été modifié à sa demande. La plupart des autres " harcelés " ont préféré témoigner sous leur vrai prénom.

(2) éd. Fabert.

(3) Coauteur, avec Véronique Bedin, de Harcèlements à l'école (Albin-Michel).


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1 commentaires:

Anonyme a dit…

" Le harcèlement est un cancer métastasique de la déstructuration de soi ", tonne Rufo.
En tant qu'ancien souffre-douleur je dois lui rendre hommage, dire plus en aussi peu de mots, c'est impossible.
Malheureusement cette
lucidité rique d'être assez rare, par exemple dans la psychanalyse qui est encore la théorie dominante, les troubles psychologiques sont nécéssairement engendré dans le contexte famillial, combien de troubles consécutifs à la condition de souffre-douleur vont ainsi mal être diagnostiqué avec pour effet d'entretenir la bonne conscience du personnel enseignant, qui va juste se dire après "mais comment , après tout ce que l'on se dévoue,peut on être aussi injuste avec nous".