Marianne, no. 738 - Idées, samedi 11 juin 2011, p. 78
Régis Debray joue les trouble-prophètes
Alexis Lacroix
Le philosophe s'amuse de nos temps troublés qui donnent tribune et audience aux Cassandre et aux alarmistes en tous genres.
Avec sa bougonnerie légendaire et son regard bleu, Régis Debray, à 70 ans, se délecte toujours du rôle de trouble-fête. Il se veut le plus inspiré des mauvais coucheurs. Quand la figure de l'intellectuel médiatique est apparue sur nos petites lucarnes, il a dégainé son colt éditorial. Et fustigé le suicide de la pensée. Lorsque, un peu plus tard, à l'éclatement de la Yougoslavie, des cénacles avertis s'engouèrent du "devoir d'ingérence", prônèrent une "morale d'extrême urgence" et s'alarmèrent du panzercommunisme serbe, il fit siennes les allégeances belgradoises de François Mitterrand. Les charmes du contretemps lui sont inépuisables : ils constituent sa marque de fabrique. Même jouissance du désaveu quand, en 2005, l'auteur de Loués soient nos seigneurs coachait avec un panache ironique l'escouade des penseurs "nonistes". Et, aujourd'hui, où l'alarmisme s'insinue dans tous les interstices de nos vies, où l'humeur sombre se fait passer pour l'alpha et oméga de la clairvoyance, il aggrave son cas. Plus grinçant - et plus désopilant - que jamais, l'ex-compagnon de deux Che (Guevara et Chevènement) signe Du bon usage des catastrophes. Cent-dix pages vitaminées qui narguent les Jérémie contemporains, leur "catastrophilie", et leurs trémolos emphatiques. Alceste, cette fois-ci, aura les railleurs de son côté : "Les temps mauvais donnent du bon temps aux Apocalypses comme aux Annonciations." Et d'enfoncer le clou : "Si l'on veut bien se souvenir qu'en Grèce, c'est dans les moments de désarroi et de déchirements que les cités s'empressaient à Delphes auprès de la pythie [...], c'est justice que, dans une période de tangage comme la nôtre, où un cadre de vie et de pensée s'effrite, où l'horizon se bouche, où quelque chose bascule - même si on ne sait pas trop quoi -, il soit tant demandé aux vigies en haut du mât. Les vigilants sont aux aguets, les vaticinateurs en situation."
Pourtant, on aurait grand tort de lire son libelle, que parcourent les ombres de Nicolas Hulot, d'André Glucksmann ou de tel french doctor, comme le produit d'un simple mouvement d'humeur contre les "sonneurs de glas". Depuis quarante ans, Debray n'a jamais fait faux bond à sa cohérence intime. En convoquant la figure de ceux que la Bible nomme les "nebiim" - autrement dit, les prophètes -, l'auteur rend à son "anti-droit-de-l'hommisme" sa profondeur de champ historique et métaphysique. Il souligne à bon droit qu'un discours d'ordre coercitif, voire réactionnaire, peut très bien se dissimuler derrière le paravant d'un ton apocalyptique - l'écologisme radical en témoigne. Mais l'on s'avise aussi qu'il existe, en 2011, deux manières d'articuler la vigilance prophétique à l'exercice du magistère intellectuel : la première, qui les disjoint l'une de l'autre, par refus d'inféoder la politique à la morale ; la deuxième, qui rétablit la connexion entre la pensée et les visions "irrationnelles" des Cassandre, au nom de l'idée qu'il échoit à chaque époque d'empêcher, simplement, que le monde ne se défasse - et que la barbarie triomphe. Entre ces deux réglages de fréquence éthique, le divorce reste insurmontable.
Du bon usage des catastrophes, de Régis Debray, Gallimard, 110 p., 9 €.
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