Marianne, no. 738 - Culture, samedi 11 juin 2011, p. 80
Livres, disques, films, expos... la culture ne se lit, ne s'écoute, ne se regarde plus, elle se consomme. L'industrialisation et la soif de nouveauté perpétuelle l'ont rendue périssable et éphémère. Explications.
Qui se souvient encore de la horde de boys band français qui ont dominé les hit-parades et vendu des millions de singles au début des années 90 ? A l'exception de quelques fans obsessionnels, personne. Et on pourrait dire la même chose de dizaines de livres, pièces de théâtres, films ou événements culturels de cette même époque, aujourd'hui totalement oubliés. "Marketés" et lancés comme des produits, ces objets culturels ont été frénétiquement consommés, jetés et remplacés. Et de lecteurs, auditeurs et spectateurs, nous sommes devenus clients. "Le propre de la culture était d'être permanente, aujourd'hui elle est éphémère", avance le conservateur et essayiste Jean Clair, auteur d'un récent ouvrage où il dénonce la "culture divertissement" (1).
Mais qu'entend-on au juste par culture jetable ? Bien sûr, on pense d'abord aux purs produits commerciaux : tubes de l'été, romans à l'eau de rose, films d'action, pièces de boulevard aux affiches people, expositions gadgets... Et si on comprend aisément que la culture jetable s'oppose à la culture classique, celle qui a fait ses preuves à travers les siècles, on pourrait, par un effet d'optique, la confondre avec la culture populaire. "Derrière la culture jetable, il y a une notion marchande. Or, de nombreuses émanations de la culture populaire, qu'il s'agisse de la création de l'ORTF ou du théâtre de Jean Vilar, n'avaient rien de "marchand" et relevaient davantage de la démocratisation et de la pédagogie", rappelle Gilles Lipovetsky (2) avant d'ajouter : "Aujourd'hui encore, il existe beaucoup de livres, de disques ou de films qui deviennent populaires sans avoir été conçus pour vendre absolument." Et le philosophe de citer le succès surprise du film Des hommes et des dieux, de Xavier Beauvois, qui n'avait à l'origine rien pour cartonner au box-office.
En réalité, la culture jetable se confond davantage avec la culture de masse et trouve ses origines, comme le note Gilles Lipovetsky dans "le processus d'industrialisation et de logique marchande apparu au XIXe siècle". Une mutation qui a touché en même temps la littérature, le cinéma ou la musique, liée à la possibilité de produire, de diffuser et de vendre en masse journaux, livres, disques ou films. Ainsi, l'essor de la presse et de l'édition a favorisé l'apparition des feuilletons et des livres à bas prix. "Le feuilleton est l'exemple type d'une forme de littérature jetable qui a accompagné la société industrielle dans la presse", précise Gilles Lipovetsky. Un phénomène qui a mis plus de temps à toucher les beaux-arts, dont l'origine religieuse leur a conféré plus longtemps un caractère sacré et pérenne. Pourtant, de plus en plus d'événements artistiques relèvent du jetable, qu'il s'agisse des expositions de reproductions photographiques sur les grilles du jardin du Luxembourg ou des animations, performances et autres activités proposées lors d'événements comme "La Nuit des musées" ou "La Nuit blanche". "L'éphémère dans l'art a commencé dans les années 60 avec les machines autodestructrices de Jean Tinguely, sculptures destinées à disparaître, puis s'est développé avec les happenings dans les années 70 et c'est ainsi que l'art a lui aussi fini par rejoindre le rayon des plaisirs passagers et du divertissement", déplore Jean Clair.
C'est aussi dans les années 60 que l'idée du jetable se banalise avec la production à grande échelle d'objets courants périssables : stylos, rasoirs, mouchoirs, couches... Une mutation qui décomplexe la consommation de l'ensemble des productions humaines, y compris de la culture désormais désacralisée. "Aujourd'hui, la durée de vie des tendances et des objets culturels ressemble à celle des collections dans la mode", précise Gilles Lipovetsky avant de pointer des cycles de rotation et des habitudes de consommation proches de ceux que l'on observe chez le géant suédois de l'habillement H&M.
Il n'empêche que, s'il convient de distinguer culture jetable, populaire et classique, la première a fini par étendre son empire aux autres. Car la tendance au périssable et au consommable touche aussi de plus en plus les oeuvres et les artistes considérés comme "légitimes", "de qualité", voire "d'avant-garde". Ainsi, une rentrée littéraire chasse l'autre sans qu'on se souvienne forcément des révélations des années précédentes. Ainsi de Pierre Mérot, prix de Flore avec Mammifères (Flammarion) en 2003 ou de Bernard du Boucheron Grand Prix de l'Académie française 2004 avec Court serpent (Gallimard). Deux auteurs qui publient toujours, mais dont beaucoup de lecteurs ont bien du mal à se souvenir... Même chose pour les expositions "exceptionnelles" ou "inédites" de Monet ou Gauguin qui se succèdent, en réalité, à un rythme de métronome dans les grandes institutions muséales.
Offre démultipliée
Mais c'est dans l'industrie musicale que le phénomène atteint son paroxysme. Prenons l'exemple du renouveau de la chanson française plus ou moins "réaliste", incarné au début des années 2000 par Cali, Bénabar, Raphaël ou Sanseverino. Encensés par la critique et le public, les voilà aujourd'hui délaissés au profit des artistes de la génération télé et Internet, façon Julien Doré ou Grégoire... Une situation qui intrigue jusqu'au patron d'Universal Music France, Pascal Nègre. "Comment se fait-il que, ces dernières années, les artistes qui s'imposent en France grâce à un disque ne parviennent pas à confirmer leur succès à l'album suivant ?" s'interroge-t-il dans son livre Sans contrefaçon (3), confession sur sa carrière et l'évolution de l'industrie du disque. Et Pascal Nègre d'avancer l'exemple de Raphaël, 2 millions d'exemplaires vendus de Caravane, son premier album, puis 400 000 "seulement" de son deuxième, ou Anaïs 400 000 albums de The Cheap Show puis à peine 100 000 de son Love Album.
Il faut dire que l'industrie culturelle pousse à brûler ce que l'on adorait l'instant précédent tant l'offre est abondante. Pensez : tous genres confondus, l'édition propose plus de 25 000 nouveautés par an, tandis que ce sont environ 35 000 nouveaux disques qui paraissent chaque année. Côté cinéma, 700 nouveaux films sont visibles sur les écrans... Une offre qui se trouve aujourd'hui démultipliée par Internet et les possibilités du téléchargement, qu'il soit légal ou pas. De quoi papillonner pour l'éternité, de nouveauté en nouveauté. Car cette surproduction ne fait qu'attiser un goût du toujours nouveau amplifié par la logique médiatique et publicitaire. Les artistes et les oeuvres sont voués à une hyperprésence sur les écrans - télévision et Internet - qui, à terme, les condamnent d'autant plus vite à l'obsolescence. "Il y a eu un remplacement du contenu par l'image. L'image est vendable mais elle est éphémère", analyse le romancier et polémiste Pierre Jourde, auteur du récent C'est la culture qu'on assassine (4). Autrefois, un chanteur faisait un disque, puis des scènes, puis éventuellement donnait des interviews, tout cela sur du temps très long. "On était médiatisé sans être surmédiatisé", note Gilles Lipovetsky. "Internet agit comme un caisson de résonance relayé par les médias traditionnels, ce qui au final détruit les artistes", râle Pascal Nègre qui se désespère du cas Amy Winehouse "carbonisée" par la surexposition médiatique de ses déboires. Et le PDG d'Universal Music France de conclure "aujourd'hui un groupe comme les Rolling Stones n'aurait jamais pu durer".
Pourtant, comme beaucoup d'éditeurs de livres, de producteurs de disques, de films ou de spectacles, Pascal Nègre a sans doute lui aussi contribué à favoriser cette culture de l'éphémère et du jetable sous-tendue par un souci de médiatisation et de rentabilité immédiate. Universal n'était autre que la maison de disques qui produisait les gagnants de la "Star Academy", grande broyeuse à aspirants chanteurs pour la plupart retombés dans l'anonymat. Une émission qui, par son rythme annuel, a banalisé l'idée d'un turn-over permanent des talents. "Désormais, il n'y a plus de différence entre la culture et la communication, et les producteurs de biens culturels sont dans une logique de séduction et de coups", confirme Pierre Jourde. Pour autant, personne n'assume ouvertement faire de la culture jetable, à l'exception peut être de l'édition, plutôt décomplexée par rapport au phénomène des "quick books", ces ouvrages le plus souvent liés à une actualité chaude (élection présidentielle, décès d'une star), destinés à inonder les librairies, à faire le buzz télévisuel pendant un mois puis à disparaître. Des livres vite écrits, vite vendus, vite lus et dont le surplus sera vite passé au pilon.
Les artistes eux-mêmes ne sont pas totalement étrangers au phénomène du jetable, tant ils adhèrent désormais plus ou moins consciemment à cette logique marchande dont ils finissent parfois par être les victimes. "Avant l'ère industrielle, la culture relevait du monde de l'idée et, du coup, le succès, bassement matériel, était méprisé, explique Gilles Lipovetsky, depuis Warhol, son quart d'heure de gloire et sa Factory, destinée à produire en masse des oeuvres et des artistes, cette dichotomie a sauté et on est passé à l'ère du business artiste." Gagner de l'argent par la culture n'est donc plus méprisable alors qu'au XIXe siècle Flaubert ou Baudelaire nourrissaient une véritable haine à l'égard du mercantile. "Dans les correspondances de l'époque, on voit bien que, même si la question de l'argent est essentielle chez les écrivains, il y avait cette mythologie de la pauvreté et de la marginalité dont on se vantait volontiers", remarque Pierre Jourde. Quant à nous, lecteurs, auditeurs et spectateurs, nous voilà donc devenus des hyperconsommateurs infidèles qui achètent ou téléchargent la dernière sensation littéraire du moment, le dernier chanteur à la mode, le dernier film ou la dernière exposition à ne pas rater.
"Culte de la culture"
"Les gens ont de l'appétit pour la culture mais il n'y a plus de regard d'esthète, plus de religiosité dans le rapport à l'art", note Gilles Lipovetsky. Ce que Jean Clair démontre, dans l'Hiver de la culture : nous sommes passés de la "culture du culte" au "culte de la culture" symbolisé dans l'art par l'opposition entre la permanence du musée et la multiplication des installations, des foires, des fêtes, qu'il assimile à un "déroulement rituel de funérailles où [...] on enterre joyeusement et sauvagement les restes de ce qui a été notre culture".
Reste que le jetable réserve parfois quelques surprises. Et que ce qui, au départ, avait pu être conçu pour être consommé rapidement peut parfois devenir pérenne. ""Tintin", c'était du jetable et, pourtant, cette série est entrée au patrimoine de la bande dessinée, de même que les feuilletons d'Alexandre Dumas en littérature", avance Gilles Lipovetsky. Mais peut-être s'agit-il là d'une convergence rare entre culture jetable et culture populaire de qualité ? Car, en général, la culture jetable ne doit sa survie qu'à sa transformation. Elle sert alors de matériau de base à un projet plus vaste, comme les cases de comics agrandies à l'extrême par Roy Lichtenstein dans les années 60 ou les affiches publicitaires de Campbell's Soup multipliées à l'infini par Andy Warhol. Quant aux autres résurgences des produits éphémères, à l'image de la récente reformation du boys band anglais Take That, elles demeurent, comme elles le furent à leur création, des entreprises purement commerciales destinées à alimenter la névrose nostalgique d'une époque.
(1) Il vient de publier l'Hiver de la culture, collection "Café Voltaire", Flammarion.
(2) Dernier ouvrage paru : le Bonheur paradoxal : essai sur la société d'hyperconsommation, Gallimard, 2009.
(3) En collaboration avec Bertrand Dicale, Fayard, 2010.
(4) Balland, 2011.
© 2011 Marianne. Tous droits réservés.
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