Propos recueillis par Emmanuel Paquette
Durant dix années, il fut l'adulte surveillant les deux enfants, Larry Page et Sergey Brin, dans leur salle de jeux. Le mentor des anciens étudiants de Stanford, les fondateurs de Google, vient de céder la direction opérationnelle d'une société de 30 milliards de dollars de chiffre d'affaires pour parcourir le monde et défendre le plus célèbre moteur de recherche, désormais attaqué de toute part. Invité au G 8 de l'Internet par Nicolas Sarkozy, cet ingénieur discret de 56 ans n'hésite pas à égratigner Stéphane Richard, PDG d'Orange, ou à critiquer le géant Micro- soft. Proche de Barack Obama, dont il a été le conseiller, ce lobbyiste s'oppose à la régulation de la Toile par les Etats et négocie avec les majors du disque le lancement d'un service de musique légal.
Que pensez-vous de l'initiative de la France d'avoir organisé pour la première fois un G 8 de l'Internet ?
Nicolas Sarkozy a souhaité ouvrir le dialogue avec les principaux acteurs de notre secteur. Pour moi, ce fut l'occasion d'échanger et de jeter des ponts avec des responsables politiques.
Lors de ce sommet, le cabinet McKinsey a souligné qu'Internet représentait désormais 3,4 % du produit intérieur brut des 13 pays les plus développés en 2009. Cela vous a-t-il étonné ?
Ce chiffre en a peut-être étonné certains, mais pas nous. Il correspond à la croissance que nous observons. Nos activités en France se portent bien, nous investissons dans ce pays et nous continuerons de le faire. Cette année, nous ouvrirons, à Paris, un centre culturel et un pôle de recherche. Il est important de souligner que ce centre sera élargi à la culture européenne, pas seulement française.
Nicolas Sarkozy a exhorté à ne pas recréer des monopoles sur la Toile et à protéger la vie privée. Vous êtes-vous sentis visés ?
Vous remarquerez qu'il n'a cité aucune entreprise nommément, même s'il est certain qu'il ciblait des sociétés américaines comme la nôtre. Mais j'interprète ses propos différemment. Il s'agit d'une posture de négociation. Votre président est talentueux, intelligent et combatif. Il souhaite agir pour le bien de son pays, c'est son rôle et il veut que Google et l'industrie en général travaillent mieux avec les hommes politiques. Il faut mettre cela à son actif.
Le marché français n'est pas le plus important pour Google, mais c'est probablement le plus problématique...
Je ne suis pas sûr de cela. Nous rencontrons des problèmes partout dans le monde.
La Commission nationale de l'informatique et des libertés vous a tout de même condamné pour avoir enregistré les données de réseaux Wi-Fi et elle enquête sur les téléphones Android, qui géolocalisent les utilisateurs...
Il est important de dissocier ces deux dossiers. Sur le premier, nous avons reconnu qu'il s'agissait d'une erreur de notre part, nous nous sommes excusés et nous ne la referons pas. Quant aux téléphones Android, ils demandent aux utilisateurs la permission d'envoyer des données de géolocalisation et nous ne les conservons pas. Ces données aident, en revanche, au bon fonctionnement de certaines applications.
C'est encore la France qui souhaite la création d'une "taxe Google", augmente les prix des abonnements à Internet, et crée l'autorité Hadopi pour couper l'accès aux contrevenants. Ce qui va exactement à l'opposé de vos conceptions...
Nous ne sommes pas si éloignés que vous le pensez. Comme nous, Nicolas Sarkozy milite pour un accès à Internet à haut débit pour tous, et pas uniquement dans les villes les plus peuplées. Nous partageons également son point de vue sur la défense du droit d'auteur. Nos désaccords portent davantage sur la manière d'agir. Quant à la "taxe Google", la mal nommée, elle ne semble plus être à l'ordre du jour. Enfin, le prix de l'accès à Internet en France demeure très élevé, particulièrement dans l'Internet mobile. Aux Etats-Unis, les prix sont bien moins élevés. Je ne m'explique pas un tel écart.
Pour protéger les ayants droit, le commissaire européen Michel Barnier veut demander aux fournisseurs d'accès de faire la police et, aux Etats-Unis, on vous presse de retirer les sites de piratage des résultats de recherche. Allez-vous obtempérer ?
Je n'y suis pas favorable, car, alors, où devrions-nous nous arrêter ? Aux Etats-Unis, si le gouvernement nous demande de ne pas rendre certaines informations accessibles sur Internet, cette exigence est disproportionnée au regard de la loi et de la liberté d'expression. Les condamnations peuvent être très lourdes. Je pense qu'il en va de même en France. De fait, la loi Hadopi est également disproportionnée. Couper l'accès à Internet ou demander aux fournisseurs d'accès de faire la police est une réaction exagérée, il doit exister d'autres façons de régler ce problème.
En lançant Google Music aux Etats-Unis sans l'accord des majors du disque ?
Ce service est parfaitement légal. Si vous avez acheté des titres, vous pouvez les copier sur Internet et écouter vos chansons sur n'importe quel terminal connecté. C'est un système de sauvegarde, rien de plus. Mais ce n'est qu'une première étape. Nous souhaitons nouer des partenariats avec l'industrie musicale aux Etats-Unis comme en Europe afin de concurrencer iTunes d'Apple. Au travers de nos dizaines de millions de téléphones Android sur le marché, nous pourrions proposer l'achat de musique. L'argent récolté irait directement aux majors. Pour l'instant, nous n'avons pas pu aboutir, mais nous continuons de négocier. Si nous trouvons un terrain d'entente avec les majors, vous pourrez alors partager votre bibliothèque musicale sur Google Music et acheter directement d'autres titres. J'y travaille, mais nos concurrents aussi.
Plusieurs plaintes ont été déposées contre Google devant la Commission européenne. Etes-vous devenu le nouveau Microsoft ?
Certainement pas. La Commission réalise une enquête concernant le classement des résultats de recherche et la publicité en ligne. J'ai rencontré ses représentants, ils n'en sont qu'aux prémices, mais je leur ai dit que nous coopérerions et donnerions accès à tous les documents. De son côté, Microsoft nous a attaqués pour abus de position dominante. Je ne suis pas d'accord sur les reproches qui nous sont faits, surtout ceux provenant d'un concurrent. Etant donné la position de ce groupe en situation de monopole, et son histoire, on peut être sceptique sur ses doléances. D'ailleurs, la Commission est très consciente du passé de cette entreprise. [Sourire.]
Le PDG d'Orange, Stéphane Richard, estime aussi que vos résultats de recherche ne sont pas toujours neutres...
[Rires.] Il n'est pas le premier à s'en plaindre. Mais je peux vous assurer que Google ne trafique pas ses résultats de recherche ! Ceux-ci sont le reflet de ce que le monde pense sur un sujet donné et je suis désolé pour lui s'il ne partage pas le point de vue de la majorité des gens. Peut-être devrait-il poser une autre question pour avoir la réponse qui lui convient ?
Vous venez de modifier votre algorithme de recherche (baptisé Panda) et certains concurrents y voient une manoeuvre pour leur faire perdre de la visibilité et du trafic. Que leur répondez-vous ?
Ce n'est pas vrai. Nous avions un problème avec les fermes de contenus, des sites qui produisent des volumes importants d'informations mais de piètre qualité. Nous avons annoncé une modification de l'algorithme qui touche 12 % des résultats de recherche, c'est la plus importante modification réalisée en dix ans. Quand un site est classé en tête des résultats, les 10 000 autres peuvent se plaindre de notre moteur. Du coup, nous faisons attention à utiliser le meilleur algorithme mathématique sans viser aucune société, aucune requête, aucune catégorie particulière. On ne garantit jamais à un site d'apparaître toujours au même endroit dans nos pages de réponses.
Pourquoi ne pas ouvrir le coeur de votre moteur pour mettre fin à ces polémiques ?
Parce que nos concurrents, comme Microsoft, s'empresseraient de produire un système propriétaire. D'ailleurs, nous avons déjà porté plainte contre ce groupe, car il accaparait nos résultats de recherche et les copiait manuellement dans son propre moteur. Ils ont nié... du bout des lèvres.
Google tente de se diversifier avec Android sur les mobiles et YouTube pour la vidéo. Ce sont des succès d'usage, mais ces activités sont-elles rentables ?
YouTube croît très rapidement et nous rapporte de l'argent, mais nous ne communiquons pas de chiffres. Croyez-moi, c'est un énorme succès. C'est également le cas d'Android, qui enregistre la croissance la plus rapide en termes de revenus publicitaires. Ses coûts de développement ont déjà été amortis plusieurs fois. Bien que ce service soit gratuit, il est tout de même rentable grâce à notre moteur de recherche sur mobile. Songez qu'il s'écoule 400 000 téléphones Android chaque jour ! Et la moindre recherche sur ces appareils génère des revenus publicitaires.
Les opérateurs de télécommunications comme Orange veulent être payés pour acheminer les vidéos de YouTube qui saturent leurs réseaux. Etes-vous prêt à le faire ?
Ce sont les internautes qui demandent à visionner ces contenus. Et le plus grand consommateur de capacité aux Etats-Unis demeure le site de vidéo à la demande Netflix. Pas YouTube. Des solutions techniques existent pour réduire le volume de données. L'argument des opérateurs ne tient pas. Ce sont des acteurs importants que je ne critique pas, mais ils ont grossi et gagnent de l'argent justement parce que les internautes utilisent les services comme Facebook ou YouTube. Sans nous, ils n'auraient eu aucune croissance de leurs chiffres d'affaires. Ils devraient se réjouir que nous ayons bâti des services si utiles aux gens. Je ne suis pas d'accord pour leur payer un droit de passage, c'est déjà l'abonné qui le fait.
Vous venez de céder les rênes du groupe à Larry Page. Allez-vous rejoindre l'administration Obama comme on l'entend ?
Dix ans en tant que PDG, c'est long. Je suis désormais plus intéressé par les sujets que l'on vient d'évoquer. Larry s'occupe de l'interne, du management et des produits. Moi, je voyage, je représente le groupe à l'étranger. Parler à des décideurs, c'est un privilège. Mais, soyons clairs, je reste un employé à 100 % de la société et j'aime ce que je fais. Google est ma maison.
Eric Schmidt en 8 dates
27 avril 1955 Naissance à Washington (Etats-Unis).
1982 Obtient son doctorat en science informatique.
1994 Devient responsable des technologies de Sun Microsystems.
1997 Prend la direction générale de Novell.
2001 Nommé PDG de Google.
2004 Introduction en Bourse du moteur de recherche.
2009 Quitte le conseil d'administration d'Apple.
2011 Cède son poste de PDG à Larry Page pour s'occuper de la présidence exécutive.
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