Valeurs Actuelles, no. 3896 - Série d'été, jeudi 28 juillet 2011, p. 38
Crises monétaires Valse effrénée de la planche à billets, fuite des capitaux, ruine des épargnants : le traumatisme de cette année noire est toujours brûlant outre-Rhin.
La Banque centrale européenne (BCE) lutte sans relâche contre toute tentation inflationniste; on lui reproche parfois cette politique monétaire jugée exagérément rigide. C'est oublier que, pour cette héritière directe du modèle monétaire allemand, il est un traumatisme qui ne s'effacera pas de sitôt des mémoires, celui qu'a laissé l'hyperinflation - le mot est né à cette époque - de 1923.
Les descriptions de la vie quotidienne en Allemagne de cette année-là donnent la mesure d'un désordre monétaire porté à son paroxysme. « C'était une période, explique l'économiste André Orléan, où la hausse des prix était si rapide que le coût d'un repas variait entre le hors-d'oeuvre et le dessert. Les salaires étaient payés journellement et les grands magasins avaient créé des équipes spéciales dont le seul travail était de changer les étiquettes. Les cartes postales étaient de venues inutilisables car, comme on ne pouvait imprimer des timbres nouveaux au rythme de la hausse des prix, il devenait nécessaire, pour l'affranchissement, d'utiliser les timbres anciens en si grand nombre qu'ils recouvraient la totalité de la surface... »
À la fin d'octobre 1923, le papier nécessaire à la production des billets de la Reichsbank mobilisait 30 fabriques de papier livrant 133 imprimeries qui maintenaient en fonctionnement, nuit et jour, 1 783 presses à billets... Et tout cet effort ne suffisait pas à satisfaire la demande ! Une situation chaotique qui échappa durant plusieurs mois à tous les remèdes...
Comment avait-on pu en arriver là ? À cette crise monétaire, qui compte parmi celles qui furent le plus intensément étudiées, des causes multiples ont été identifiées.
La première, la plus indiscutable de toutes, tient au poids insupportable des réparations exigées par la France au lendemain de la Première Guerre mondiale. « L'Allemagne ne pouvait pas payer les 132 milliards de Marks-or de1914 exigés par les vainqueurs [dans le traité de Versailles] : il aurait fallu un excédent [commercial] énorme, pour un pays dont on ne voulait d'ailleurs pas acheter les marchandises... », explique Jean-Charles Asselain, historien de l'économie et professeur émérite à l'université Bordeaux-IV. L'Allemagne, qui connaît déjà des tendances inflationnistes, comme d'autres pays d'Europe centrale (Pologne, Autriche, Hongrie...), réclame alors un report des échéances pour prendre le temps de stabiliser la monnaie.
Le gouvernement français ne l'entend pas de cette oreille : le 11 janvier 1923, sur ordre de Raymond Poincaré, président du Conseil, les armées française et belge envahissent le bassin industriel de la Ruhr. Les troupes étrangères instaurent un régime d'occupation sévère. Le chancelier du Reich, Wilhelm Cuno, réplique en appelant à la résistance passive; les Allemands ne peuvent ni ne veulent plus rembourser.
Le mécanisme inflationniste s'accentue. « Le gouvernement allemand ayant déclaré la résistance passive, il ne veut pas comprimer la demande interne par une politique de déflation, qu'il lui aurait d'ailleurs été très difficile d'imposer. Il y a excès de la demande et donc élévation des prix. Il faut aussi remarquer que, dans un pays surendetté, l'inflation a une raison d'être fonctionnelle, puisqu'elle efface, à terme, la valeur de la dette en entraînant la dépréciation de la valeur réelle de la monnaie. Au début 1923, l'Allemagne n'a donc ni pu ni voulu juguler l'inflation », explique Jean-Charles Asselain.
Le processus s'entretient et se fortifie ensuite tout seul, par le biais d'un phénomène bien connu désormais : ce sont les anticipations autoréalisatrices. La prévision de la hausse alimente la hausse. Anticipations inflationnistes, perte de confiance, fuite des capitaux; la machine est emballée...
À ces explications purement économiques, certains historiens en ajoutent une autre, plus fondamentale, qui n'exclut d'ailleurs nullement les premières. Pour André Orléan, « c'est dans la légitimité chancelante de la Constitution de Weimar qu'il convient de rechercher les racines les plus significatives de l'inflation allemande. La faiblesse des gouvernements pèse d'un grand poids dans l'avènement de l'hyperinflation, ne serait-ce qu'en favorisant le recours à la planche à billets comme moyen d'acheter la paix sociale ».
L'effet obtenu est l'inverse de celui qui était recherché, tant la période est socialement et politiquement difficile, marquée par les menées subversives de l'opposition d'extrême droite, jusqu'à la tentative de putsch de Hitler, le 8novembre 1923, comme par l'agitation d'extrême gauche. On est en fait au bord de la guerre civile dans un pays où le nombre d'assassinats politiques - Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht, Walter Rathenau... - donne la mesure des haines idéologiques. Causes et conséquences se mêlent ainsi en un ballet terrible : bien plus qu'une "simple" crise monétaire, l'hyperinflation a accompagné ou donné lieu à un chaos économique, politique et social que les Allemands n'ont jamais oublié, pas plus que les souffrances du quotidien : « La dépréciation accélérée du Mark conduisit les agriculteurs à refuser d'échanger leurs produits contre une monnaie sans valeur, poursuit André Orléan. Le sucre était devenu introuvable. La famine menaçait les villes... On assistait à une sorte de blocus intérieur. »
Le pays menacé de dislocation
En Rhénanie et dans la Ruhr, on rapporte une situation proche de l'anarchie, avec des combats entre fermiers et mineurs au chômage. Des hordes de gens mourant de faim vagabondent. Des autorités régionales tentent de créer leur propre monnaie, menaçant le pays de dislocation...
Paradoxalement, « et c'est peut-être là le fait le plus extraordinaire de la période, assure Jean-Charles Asselain, le gouvernement a finalement assaini la situation, presque tout seul, et presque du jour au lendemain ».
Avec le soutien britannique, le 20 novembre 1923, le gouvernement allemand instaure une monnaie de substitution, le Rentenmark. La seule crédibilité gouvernementale suffit à ce moment-là à assurer l'existence et le développement de cette monnaie émise en quantité restreinte et gagée sur les actifs allemands; en quelques jours, l'inflation est jugulée et le Rentenmark prend la place du Papiermark. « Le choix du taux de change a été arbitraire, explique Jean-Charles Asselain, mais il a été crédible, et donc accepté, puis il s'est autor enforcé. »
Dans l'Allemagne des premiers jours de 1924, pourtant, tout a changé. Les épargnants et tous ceux qui, possédant quelque bien, ont été obligés de le vendre contre une monnaie de singe, sont ruinés; c'est toute la société allemande et ses strates héritées des siècles passés qui s'en trouvent profondément modifiées.
L'onde de choc est, pour d'autres analystes, plus large encore. Sebastian Haffner, adolescent au moment des faits et auteur d'un livre de témoignage rédigé à la veille de la Seconde Guerre mondiale, considère que c'est dans cette période que le nazisme plonge ses racines : « Aucun peuple au monde n'a connu une expérience comparable à ce que fut celle des Allemands en 1923 », écrit-il dans son Histoire d'un Allemand, souvenirs 1914-1933. « Aucun n'a connu ces gigantesques et carnavalesques danses macabres, ces saturnales extravagantes et sans fin où se dévaluaient toutes les valeurs, et non seulement l'argent. De l'année 1923, l'Allemagne allait sortir mûre pour n'importe quelle aventure abracadabrante. Les racines psychologiques et politiques du nazisme sont plus profondes. Mais il doit à cette année folle ce qui fait sa démence actuelle. »
Lorsqu'en 2009, au plus fort de la crise, la chancelière Angela Merkel refusait de multiplier les plans de relance malgré les appels insistants du président Barack Obama, c'est à ce passé-là qu'elle songeait : hors de question, pour l'Allemagne, de laisser exploser les déficits publics en Europe, de risquer la flambée des prix et de voir fonctionner la planche à billets. Hors de question pour la Banque centrale européenne, en 2011, de renouer avec le laxisme monétaire, que ce soit pour la Grèce, pour l'Irlande ou pour le Portugal. Même si, paradoxe dont l'Histoire n'est au fond pas avare, c'est peut être aujourd'hui la déflation qui constitue la pire des menaces.
Christine Murris
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