Valeurs Actuelles, no. 3897 - Série d'été, jeudi 4 août 2011, p. 36
Crises monétaires La France confrontée à la Grande Dépression ne veut pas entendre parler de dévaluation. Elle y viendra, sous la pression, déjà, de la mondialisation.
Les exportateurs le savent bien, l'euro fort d'aujourd'hui ne constitue pas une aide sur les marchés internationaux. Bien au contraire, il fonctionne en France comme un frein plombant la compétitivité des entreprises, tandis que la sous-évaluation du yuan chinois joue un rôle exactement inverse en dopant les ventes des entreprises de l'empire du Milieu sur tous les marchés du monde. Alors que le déficit commercial enfle vertigineusement en France, des voix s'élèvent contre cette monnaie rigide dont on ne peut des serrer le carcan...
Dans les années 1930 aussi, le franc se voulait fort. À la mesure d'un pays qui portait beau : vainqueur de la Première Guerre mondiale, la France affichait l'armée de terre la plus forte du monde dans les années 1920. Elle disposait d'un vaste empire colonial et, en métropole, développait une vie scientifique et intellectuelle intense. Du reste, tous les milieux cultivés du monde s'exprimaient encore en français.
De quoi perdre de vue des faiblesses réelles : à la fin de ces mêmes années 1920, l'économie française est restée largement agricole et sa productivité stagne, l'empire colonial est coûteux et commence à s'éveiller de sa longue léthargie, la population, malgré l'immigration, vieillit. Les querelles politiques se succèdent. Mais la dévaluation de 80 % opérée par Raymond Poincaré en 1928 a partiellement rétabli la confiance et remis l'économie sur une trajectoire favorable. Après les séquelles de la Première Guerre mondiale, la France espère enfin voir venir le temps de l'expansion. En réalité, traversant à grande vitesse l'Atlantique - la mondialisation est déjà là - , c'est la Grande Dépression née du krach de 1929 qui accoste le vieux continent.
De boursière, la crise - et c'est ainsi qu'elle tourne à la catastrophe - devient financière et économique : le commerce mondial s'effondre, en volume comme en valeur. En 1931, par rapport à 1929, la production industrielle a baissé de 42 % en Allemagne, de 37 % aux États-Unis, de 23 % en France... Dans l'Hexagone, le chômage a fait son apparition - près de 200 000 chômeurs au début des années 1930 - et l'instabilité gouvernementale est extrême.
La Grande-Bretagne, qui souffrait déjà d'une livre surévaluée, décide, en septembre 1931, d'une forte dévaluation. Cette dépréciation se fait de façon échevelée, largement non maîtrisée, et elle précipite la France dans la crise en pénalisant brutalement sa compétitivité.
Quand le mouvement des dévaluations est enclenché, il est bien difficile de le freiner : à peine la France, en 1932, commençait-elle à surmonter la dépréciation de la livre qu'à son tour le dollar, le 19 avril 1933, est détaché de l'or. Le cours du dollar en francs tombe de 25,50 à cette date à 18,25 en juillet.
Pour la France, le coup est très dur; les prix des industriels français ont mécaniquement et soudainement augmenté de 25 à 30 % sur les marchés mondiaux ! Les déficits publics enflent à nouveau, tous les indices fléchissent, les gouvernements chutent les uns après les autres.
Que faire ? La seule idée de la dévaluation fait frémir d'horreur les politiciens français, toutes couleurs politiques confondues. « Pour les Français, explique Jean-Charles Asselain, historien de l'économie et professeur émérite à l'université de Bordeaux-IV, les dévaluations britannique et américaine étaient des actes déloyaux auxquels il n'était pas question de s'associer. »
Au-delà de cet aspect conjoncturel, l'idée prévalait qu'il n'était pas d'économie forte sans monnaie forte. On avait déjà parlé, avec grande tristesse, du "franc de quatre sous" en 1928 : ce n'était certes pas pour rogner encore la valeur de la monnaie nationale. « C'est tout simple, poursuit Jean-Charles Asselain, la dévaluation était une abomination, et, comme la Première Guerre mondiale,celle de 1928 devait rester la "der des ders" ! »
À l'appui, apparemment, de ces idées, les mouvements de capitaux effrayaient les Français : plus la panique enflait, plus l'anticipation d'une dévaluation se répandait, plus grandissait la tentation d'exporter les capitaux ! Dans une tentative désespérée de rassurer les possédants, les gouvernements s'épuisaient - en pure perte - en dénégations, jurant qu'il n'y aurait plus jamais, au grand jamais, de dévaluation.
Gaston Doumergue, chargé en 1934 de remettre de l'ordre dans la République en danger, après les émeutes du 6 février, fait donc le choix d'une politique déflationniste; les décrets-lois se succèdent, mettant en place réduction des effectifs des fonctionnaires, baisse des salaires nets, amputation des pensions des anciens combattants eux-mêmes. Mais c'est avec le gouvernement Laval, en juin 1935, que viendra « une déflation effective et rigoureuse ». Une trentaine de décrets-lois réduisent drastiquement les dépenses publiques, les salaires des fonctionnaires et diverses subventions tout en augmentant les impôts. Plusieurs centaines de textes du même acabit suivront ! « Toutes ces mesures, explique Jean-Charles Asselain, ont sans doute pu stabiliser le déficit budgétaire, mais elles ont aggravé la crise. La Grande-Bretagne, qui avait dévalué à temps et maintenu son activité commerciale au sein du Commonwealth, sortait de la crise. La France s'y enfonçait. »
Une dépréciation de 29 % du "franc Poincaré"L'arrivée au pouvoir du Front populaire n'arrange rien. Dès la victoire de la gauche aux élections législatives, les sorties de capitaux s'aggravent, d'autant plus que Léon Blum a commencé par refuser le contrôle des changes. Le mouvement qui s'enclenche ensuite est particulièrement vicieux : répondant à une demande sociale pressante, le gouvernement annule certains décrets-lois de ses prédécesseurs, augmente les salaires des fonctionnaires, incite le secteur privé, sans grand succès, à lui emboîter le pas et décide de la semaine de 40 heures et de la création des congés payés. « L'idée était que le pouvoir d'achat augmentant, la reprise de la production engendrerait une croissance des chiffres d'affaires compensant les hausses de salaires, explique Jean-Charles Asselain. On a péché par excès de volontarisme et par sous-estimation des conséquences inflationnistes d'une telle politique. »
Résultat : l'inflation annule les augmentations de salaire, supprimant toute amélioration du pouvoir d'achat. Toute la mécanique de relance est grippée. La productivité baisse en même temps que l'activité, et le chômage s'étend. Sur le plan international, l'élévation de barrières protectionnistes par la plupart des pays du monde, à la suite de l'effondrement du commerce mondial, constitue un facteur décisif d'aggravation de la situation.
Dans son discours d'investiture, le 4 juin 1936, Léon Blum a des accents martiaux : « Le pays n'a pas à attendre de nous, ni à redouter de nous, que nous couvrions, un beau matin, les murs des affiches blanches de la dévaluation », affirmait-il.
Ce refrain bien connu ne rassure personne : dans les semaines qui suivent, face à des mesures qui aggravent la panique, les billets de banque sont échangés contre de l'or, qui part à l'étranger...
Le 26 septembre, enfin convaincu de l'inéluctabilité de la dévaluation, le gouvernement du Front populaire annonce une dépréciation de 29 % du "franc Poincaré". Le bloc-or suit : le franc suisse est dévalué de 30 %, les Pays-Bas dévaluent également de 22 %, la Belgique l'avait déjà fait en 1935.
Mais il est bien tard. Malgré la reprise, l'inflation - les prix de détail augmentent de 26 % en un an ! - annule les avantages de la dévaluation qui a, du reste, été trop tardive, trop faible et présentée comme un simple « ajustement des monnaies ».
Après le départ de Léon Blum, une autre dévaluation suivra, et puis bien d'autres encore, le plus souvent vécues comme autant de défaites : au total, le franc a été dévalué dix-sept fois au cours du XXe siècle ! À la fin des années 1930, l'effigie de Marianne qui orne le franc a bien pâli. La situation politique est des plus confuses, la démographie toujours défavorable, les menaces internationales croissantes; c'est en bien faible posture, dans une position économique et morale très amoindrie, que la France affrontera la pire des tempêtes du siècle.
Christine Murris
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