jeudi 11 août 2011

HISTOIRE - Les grandes crises monétaires


Valeurs Actuelles, no. 3895 - Série d'été, jeudi 21 juillet 2011, p. 38

Finance La crise de l'euro n'est pas la première du genre. Pendant six semaines, notre série d'été revient sur un siècle de dérapages des monnaies.

L'Europe affronte une crise de la dette sans précédent, qui met en jeu l'avenir de l'euro. Sauver la Grèce est bien plus qu'une affaire d'eurocrates et de banquiers. C'est permettre à un pays dont la civilisation antique est aux racines de notre culture de retrouver sa prospérité, mais aussi défendre un rêve, certains diront une utopie, l'unité politique du continent. Quand on parle monnaie, il est difficile de circonscrire le sujet au champ de l'économie. La monnaie est un étalon de valeur dans le temps et l'espace sur lequel sont fondés les échanges et l'épargne. C'est la mesure de la richesse nationale et de son activité. C'est aussi le symbole de la souveraineté étatique. Battre monnaie a toujours eu un caractère sacré lié à l'indépendance d'une nation et à la puissance du souverain. La fixation du taux de change d'une monnaie par rapport aux autres a toujours été une prérogative de la puissance publique. Son abandon aux lois du marché est souvent ressenti comme un signe d'impuissance.

Les pères fondateurs de l'Union européenne ont voulu l'édifier sur des solidarités concrètes afin de la rendre indissoluble : après le charbon, l'acier et l'atome, ce fut la monnaie, avant même qu'il y ait un État. En Allemagne aussi, la monnaie a précédé l'État : le deutsche Mark est né avant la République fédérale, l'unité monétaire autour de ce même deutsche Mark a devancé la réunification des deux Allemagnes; c'est dire l'importance de la monnaie, ciment de la solidarité d'un peuple, et la gravité des crises qui l'affectent. La valeur d'une monnaie reflète les rapports de force entre une zone économique et ses partenaires commerciaux. La capacité à faire de sa monnaie un instrument pour financer ses investissements, mais aussi sa défense, et conquérir des marchés est un facteur décisif de puissance.

La crise de l'euro est, a contrario, le signe de l'impuissance de l'Europe, de son absence de solidarité, de son incapacité à surmonter ses disparités intérieures et à imposer au monde une politique. Elle tend à démontrer, comme le diraient les économistes, que la zone euro n'est pas encore une zone monétaire optimale. À quelles conditions pourrait-elle le devenir, ou au contraire ne le sera-t-elle jamais ?

Pour le comprendre, il nous a paru utile de revenir sur quelques crises monétaires emblématiques du XXe siècle. À commencer par la crise allemande de l'hyperinflation, en 1923. Cette catastrophe illustre les effets dévastateurs que peut avoir la destruction d'une monnaie quand tout échappe à ceux qui sont censés la maîtriser. L'Allemagne sort de la Première Guerre mondiale vaincue. Ses institutions politiques ont vu leur légitimité ébranlée. L'empereur Guillaume II a abdiqué et la fragile République de Weimar a été secouée par la révolte spartakiste. Le tissu social est détruit. La souveraineté nationale est outragée par l'occupation de la Ruhr. La désagrégation de la monnaie est l'exact reflet de celle de la société et de la nation allemandes. Elle porte en elle les germes du nazisme. Mais c'est aussi cette crise qui fondera le dogme de la lutte contre l'inflation et de la monnaie forte, base de la politique de la Bundesbank puis de la Banque centrale européenne. Car, de l'inflation, les Allemands ont retenu que pouvaient sortir l'anéantissement non seulement de l'épargne mais aussi des valeurs humaines les plus fondamentales.

La crise monétaire des années trente est en quelque sorte l'antidote de l'expérience allemande. Elle montre comment une monnaie forte, sans rapport avec la situation économique réelle d'un pays comme la France, peut, elle aussi, porter en germe les menaces de désagrégation de la société. La France a gagné la Grande Guerre et en est ressortie avec la conviction d'être encore la première puissance du monde. Mais les sacrifices qu'elle a consentis pour la victoire ont été tels que cette conviction n'est qu'illusion. Elle souhaitera pourtant retrouver une monnaie forte, liée à l'or. Ce franc Poincaré, qui devait être sa fierté, sera vite une entrave à sa compétitivité. Pour le défendre au milieu de la grande crise commencée en 1929, il lui faudra entreprendre une politique de déflation qui la précipitera dans la récession. Alors que le Royaume-Uni puis les États-Unis dévaluent leur monnaie, elle s'accrochera, au sein d'un bloc européen de l'or, à défendre la parité de sa monnaie en or au détriment de sa compétitivité. Jusqu'à ce que l'inévitable se produise : le gouvernement du Front populaire, arrivé au pouvoir en 1936, sera contraint de dévaluer le franc. Un regain de compétitivité s'ensuivra, dont le pays profitera moins que prévu : la semaine de quarante heures et les congés payés réduiront l'offre. Jusqu'à ce que la menace de la guerre entraîne les assouplissements nécessaires. Mais le pays aborde les périls en position de faiblesse pour avoir trop longtemps voulu une monnaie forte.

Le 22 juillet 1944, la Seconde Guerre mondiale faisait encore rage. Mais les Alliés, parfaitement conscients des dégâts politiques engendrés par les désordres monétaires, signent les accords de Bretton Woods. Le système est fondé sur des parités de change fixes par rapport au dollar, dont la valeur est fixée par rapport à l'or au prix de 35 dollars l'once. Tout repose sur la capacité supposée des États-Unis à mener une politique d'émission compatible avec leurs réserves en or. À l'origine, nul ne songera à demander aux États-Unis de rembourser leurs dollars en or car le dollar, à lui seul, valait de l'or. Le plan Marshall financera la re construction de l'Europe occidentale et son réarmement pour faire face à la menace soviétique. L'abondance des dollars alimentera pendant près de trente ans une croissance sans précédent.

Ce n'est qu'avec la guerre du Viêtnam que le monde se rendra compte du privilège exorbitant dont dispose l'Amérique, celui de payer ses dettes avec une monnaie qu'elle peut émettre sans limite, puisque personne ne lui de mande de comptes. Le général de Gaulle commencera à réclamer le remboursement des dollars en or. Le 15 août 1971, face à la menace de voir fondre les réserves d'or de la Réserve fédérale, le président Richard Nixon suspendra la convertibilité du dollar. En 1973, c'est le système de taux de change fixes qui sera abandonné. Depuis, le monde vit dans un système de taux de change flottants. La crise du système de Bretton Woods pose la question de la nature de la monnaie : une monnaie peut-elle être entièrement dématérialisée, sans référence à un quelconque étalon ? Cette absence de référence concrète n'est-elle pas à l'origine des désordres actuels ?

La crise argentine, parabole des difficultés de l'euro

La dévaluation sauvage de la livre en 1992 sous les coups de boutoir du financier américain George Soros signe un phénomène relativement nouveau dans l'après-guerre : celui de la toute puissance des marchés financiers et de la spéculation internationale rendue plus forte par le développement de l'informatique et des télécommunications. Ce sont les prémices de la mondialisation, qui fait fi des souverainetés nationales et joue et gagne contre les États. La Grande-Bretagne, autrefois première puissance financière mondiale, doit s'incliner face à des agioteurs. Cette crise marquera aussi les dernières dévaluations sauvages en Europe et précipitera l'avènement de la monnaie unique, à l'écart de laquelle le Royaume-Uni restera.

La crise argentine peut servir de parabole aux difficultés actuelles de la zone euro. Pour sortir d'une hyperinflation du style de celle de 1923 en Allemagne, les Argentins décident en 1991 d'arrimer leur monnaie au dollar. Désormais, la monnaie argentine aura une parité fixe par rapport à la devise américaine. La politique de taux de change se décidera ailleurs qu'en Argentine, dans un pays qui ne se reconnaîtra aucune solidarité avec elle lorsque surviendront les difficultés. Mais comment en sortir quand toutes ses dettes sont libellées en dollars ? Au prix d'une dévaluation, d'un défaut de paiement et de la ruine de l'épargne nationale sous la férule du FMI.

David Victoroff

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