Valeurs Actuelles, no. 3898 - Série d'été, jeudi 11 août 2011, p. 37
Crises monétaires Avec la suspension de la convertibilité du dollar en or, il n'y a plus de frein physique à la création de monnaie et les États-Unis ont perdu toute obligation de rééquilibrer leurs comptes.
Le ton est solennel et la promesse grandiose, en ce 15 août 1971, au moment où Richard Nixon prend la parole à la télévision : « L'Amérique a aujourd'hui la meilleure occasion du siècle de réaliser deux de ses idéaux : garantir la paix pour toute une génération et créer une nouvelle prospérité sans guerre. [...] J'ai demandé au secrétaire au Trésor, John Connally, de suspendre temporairement la convertibilité du dollar en or... » La nouvelle, promettait le président des États-Unis, « ne nous fera gagner aucun ami parmi les traders ». Ce ne sont pas seulement les spéculateurs, mais les principaux partenaires commerciaux et alliés des États-Unis qui ont été surpris, et pour certains scandalisés, par cette décision. Pour la première fois depuis la guerre, la monnaie perdait toute référence à un support physique réputé neutre, incorruptible, intangible : l'or.
À vrai dire, le système de l'étalon-or avait été quasi abandonné au lendemain de la Première Guerre mondiale. Lors de la conférence de Gênes, en 1922, il avait été décidé que seules les devises des deux pays les plus puissants, la livre sterling britannique et le dollar américain, seraient convertibles en or. C'est le gold exchange standard ou étalon de change-or. Ce nouveau système de change avait volé en éclats lorsque, dans le sillage de la Grande Dépression, la livre sterling puis le dollar avaient été dévalués (voir notre article de la semaine dernière sur les années trente et le franc fort).
Avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, le 22 juillet 1944, la conférence internationale de Bretton Woods jette les bases d'une nouvelle ère. L'Europe est anéantie et les États-Unis détiennent l'essentiel du stock d'or mondial. C'est donc le dollar qui sera le pivot du système monétaire inter national. Seule la monnaie américaine sera convertible en or, au prix de 35 dollars l'once. Les autres monnaies seront convertibles entre elles et auront une parité fixe vis-à-vis du dollar. La liquidité du système sera garantie par la création du Fonds monétaire international (FMI), qui pourra intervenir en cas de déséquilibre temporaire des balances des paiements en prêtant des dollars. Chaque pays disposera au FMI de droits de tirage spéciaux, eux-mêmes convertibles en or.
En 1945, toutes les richesses du monde sont aux États-Unis
Il ne serait venu à l'idée de personne, dans les premières années de l'après-guerre, de demander la conversion de ses dollars en or. Toutes les richesses du monde libre sont aux États-Unis. Ceux-ci, par le plan Marshall, contribuent massivement à la reconstruction de l'Europe occidentale. Les dollars affluent sur le vieux continent et repartent aux États-Unis en échange de biens d'équipement ou de consommation, ainsi que des armes, pour faire face à la menace soviétique.
Au milieu des années 1960, grâce à l'aide américaine, l'Europe et le Japon ont reconstruit leurs économies. Les exportations allemandes et surtout japonaises commencent à envahir les États-Unis, qui ne sont plus la seule usine du monde. Les Américains, grâce à la toute-puissance du dollar, investissent massivement à l'étranger, beaucoup plus que les étrangers n'investissent outre-Atlantique. La balance des paiements américaine est fortement déséquilibrée. Personne ne demandant la conversion des dollars en or, rien ne contraint les Américains à limiter l'émission de monnaie et ils peuvent continuer à dépenser sans rembourser leurs dettes.
Le président démocrate Lyndon Johnson a de grands projets sociaux : la promotion des droits civiques, l'aide médicale, l'aide aux chômeurs. C'est l'époque de la Great Society. Celle-ci coûte cher. Comme, simultanément, la guerre du Viêtnam s'intensifie, les démocrates doivent tout à la fois financer « la défense de la liberté à l'étranger et la lutte pour la croissance individuelle et la dignité chez nous », comme le proclame le président américain. Le "privilège du dollar" permet d'éviter de choisir entre le beurre et les canons.
Cependant, les Européens et les Japonais commencent à s'inquiéter devant l'amoncellement de leurs créances sur les États-Unis. Et si les Américains étaient incapables d'assurer la convertibilité de leur monnaie en or ? Conseillé par l'économiste Jacques Rueff, le général de Gaulle réclame le retour à l'étalon-or. Dans une conférence de presse, le 4 février 1965, il dénonce le fonctionnement du gold exchange standard : « Il ne paraît plus conforme aux réalités et, du coup, présente des inconvénients qui vont en s'alourdissant [...] Les monnaies des États d'Europe occidentale sont aujourd'hui restaurées, à tel point que le total des réserves d'or des Six équivaut aujourd'hui à celui des Américains. » Dès lors, pourquoi ces derniers bénéficieraient-ils encore du privilège exorbitant de pouvoir régler leurs importations dans leur propre monnaie tout en ayant la possibilité de s'emparer d'entreprises européennes en faisant fonctionner la planche à billets ? La France met en cause cette « facilité unilatérale » accordée aux États-Unis et commence à réclamer le remboursement des dollars en or.
Elle sera suivie très timidement par d'autres États. Les Britanniques restent les alliés inconditionnels de l'Amérique, tandis que les vaincus de 1945, l'Allemagne et le Japon, bien qu'inquiets du sort de leurs créances, comptent sur la protection de leur puissant vainqueur. La France, qui était si fière du rétablissement de sa monnaie, sera affaiblie par les événements de Mai 68, qui conduiront à la dévaluation de 1969.
Ce sont des considérations internes qui amèneront finalement le président Nixon, sur les conseils du futur président de la Réserve fédérale, Paul Volcker, à détacher le dollar de l'or, prenant le contre-pied des revendications françaises. En 1971, pour la première fois depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la balance commerciale américaine est déficitaire. Le financement de la guerre du Viêtnam par l'émission sans retenue de dollars a provoqué l'inflation. Peu à peu, l'économie américaine perd de sa compétitivité par rapport à ses partenaires européens et japonais. Il s'agit de la restaurer tout en protégeant le stock d'or stratégique entreposé à Fort Knox. En détachant le dollar de l'or et en le faisant flotter par rapport aux autres monnaies, les Américains organisaient sa dévaluation de fait. Un contrôle temporaire des prix et des salaires complétait le dispositif pour rendre à nouveau les produits américains attrayants.
Les réactions indignées des Européens n'y changeront rien. « Le dollar est notre monnaie et votre problème », leur répondra John Connally. Les accords de la Jamaïque, en 1976, consacreront le nouveau système de taux de change flottants. L'Europe tentera d'organiser une certaine stabilité entre ses monnaies : le serpent monétaire, puis le Système monétaire européen, qui débouchera finalement sur l'euro, en 1999.
Quel jugement porter sur la décision américaine quarante ans après ? Pour les uns, c'est le casse du siècle, suite logique de l'abandon de l'étalon-or, à l'origine de tous les maux dont nous souffrons aujourd'hui : sans limite physique, la création débridée de monnaie a entretenu une succession de bulles spéculatives qui ont déstabilisé l'économie mondiale (lire les Faux-Monnayeurs, de Pierre Leconte, éditions François-Xavier de Guibert). C'est la dématérialisation totale de la monnaie qui a permis aux États de s'endetter comme ils le sont aujourd'hui, à commencer par les États-Unis (lire l'Empire des dettes, de William Bonner et Addison Wiggin, Les Belles Lettres).
A contrario, on peut dire que cette inflation de dettes aura permis de tenir la promesse de Nixon de prospérité pour une génération, même si des crises conjoncturelles l'ont passagèrement affectée. La dévaluation du dollar (l'or s'échange aujourd'hui à près de 1 700 dollars) aura permis de préserver le libre-échange, et d'éviter le retour au protectionnisme des années 1930. L'argent facile a financé la révolution technologique née dans la Silicon Valley. Et finalement, l'empire des dettes l'aura emporté sans coup férir sur ce que Reagan appelait "l'empire du mal", le communisme soviétique.
Pour l'Europe, les résultats sont moins évidents. Pour régler "son" problème du dollar, elle a créé l'euro. Les turbulences actuelles ne permettent pas encore de conclure au succès et le dollar reste la seule monnaie du monde, celle dans laquelle se paient pétrole, matières premières et hautes technologies.
David Victoroff
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