Le Point, no. 2036 - Idées, jeudi 22 septembre 2011, p. 114,115,116,118
Les aventures de l'amour qui dure
Émilie Lanez
Dans « Et si l'amour durait» (Stock), le philosophe Alain Finkielkraut s'interroge sur l'amour, 34 ans après « Le nouveau désordre amoureux».
L'amour était autrefois en guerre contre l'ordre établi. Aujourd'hui, l'amour est un droit de l'homme. Non seulement nous prétendons aimer comme nous voulons, quand nous voulons et qui nous voulons, mais l'amour est, peut-être plus encore que l'argent, le critère d'une vie réussie. On le cachait, on l'exhibe; on le combattait souvent, on l'encourage toujours; on condamnait les folies auxquelles il pouvait conduire, on les excuse - quand on ne les approuve pas.
Le philosophe ne prétend nullement délivrer une leçon ou énoncer une thèse. À partir de ses lectures de Mme de La Fayette, Bergman, Roth et Kundera, il se demande ce que devient ce « sentiment, ou ce lien » dans un monde où le « tout, tout de suite » est la loi et où l'engagement dure ce que dure l'envie. Que reste-t-il de l'amour quand plus rien - ni la famille, ni l'Église, ni les convenances - ne s'oppose à lui, quand le principe de plaisir est la maxime de notre action ? Sommes-nous encore capables, « nous autres modernes », d'aimer contre le temps, contre la mort et parfois contre le plaisir ? On ne pourra pas, cette fois, intenter un procès en réaction à Alain Finkielkraut. Non seulement l'amour et la liberté peuvent cohabiter, nous dit-il, mais l'amour a gagné avec la liberté des femmes. Reste qu'on se demande si, à force d'être partout, l'amour ne finira pas par être nulle part.
Le Point : Votre titre révèle une espérance, celle d'un amour durable. Mais pourquoi faudrait-il que l'amour dure pour être authentique ?
Alain Finkielkraut : L'amour, qui se défie expressément de ce qu'il déclare, qui s'accommode de son propre parjure au point de l'ériger en loi de fonctionnement, cet amour est-il encore de l'amour ? Si j'ai choisi la littérature, c'est parce que je ne voulais pas écrire un essai sur l'amour ni a fortiori un traité. Je n'ai pas de leçon à délivrer. Je n'en reste pas moins convaincu que toute déclaration d'amour est une déclaration d'éternité. Valéry dit : « Le renoncement à la durée marque une époque du monde. L'ère du provisoire est ouverte. » Et Heidegger prolonge : « Être aujourd'hui, c'est être remplaçable. À tout objet est essentiel qu'il soit déjà consommé et appelle ainsi à son remplacement. » Mais l'amour, c'est le fait d'éprouver un autre être comme irremplaçable et de le lui déclarer.
Ce n'est pas pour vous casser le moral, mais les textes que vous avez choisi de commenter - et la littérature en général - parlent plutôt de l'impossibilité de l'amour, de sa fin inéluctable. Les histoires heureuses font rarement de beaux romans. L'amour n'obéit-il pas au principe d'entropie plutôt qu'à la loi de l'éternité ?
Bien sûr, on peut aimer et cesser d'aimer. Si l'amour n'est qu'un sentiment, alors il se mesure à son intensité et il n'y a rien à dire. Mais peut-être est-il aussi une découverte, la découverte de ce qu'un être peut avoir d'extraordinaire ou d'unique. Cette découverte ne peut pas, à mes yeux, être érodée, abîmée, détruite par le temps, elle s'approfondit dans le temps. Aussi désabusé, aussi ironique soit-on, on n'est pas à l'abri, fort heureusement, d'une rencontre qui va tout chambouler. Tomas, le héros de « L'insoutenable légèreté de l'être », ne croyait pas en l'amour, puis il a rencontré Teresa. L'amour généralement s'épuise, c'est vrai. Mais il existe des êtres inépuisables.
Vous observez cependant que la princesse de Clèves, elle, revient de l'amour avant d'y être allée...
La princesse de Clèves renonce à l'amour précisément parce qu'elle ne croit pas que celui-ci puisse être durable. Elle pense que le serment d'amour est une promesse toujours trahie par au moins l'un des deux amants. Notre époque dénonce son renoncement tout en ratifiant ses motifs. Elle dit : oui, l'amour est éphémère, et alors ?
Oui, et alors ?
Kierkegaard dit que la tâche est de conserver l'amour dans le temps et que, si la chose est impossible, alors l'amour est impossible aussi. Dans son éloge de l'époux, il fait intervenir la résolution - l'époux est celui qui « garde l'être aimé dans l'étreinte fidèle de sa résolution ». Nous ne sommes plus, nous autres, hypermodernes, des êtres résolus, mais des êtres discontinus. Présenter l'amour comme une tâche heurte notre hédonisme spontané. L'amour, pensons-nous, relève tout entier du principe de plaisir. Il ne peut donc être l'objet d'une résolution.
Résolution, tâche... L'amour et la liberté seraient-ils, pour vous, irréconciliables ? Du reste, la littérature classique parle des « chaînes de l'amour ». Pouvons-nous aimer, dès lors que nous prétendons maîtriser notre destin ?
C'est cela, la difficulté principale des modernes avec l'amour. Si la loi de l'époque devient la loi de l'amour, si, au nom de l'intensité ou de la liberté, l'amour renonce à la durée et proclame sa propre obsolescence, cela voudra dire que l'amour n'est plus amour, mais avatar sentimental de la consommation. L'amour est aujourd'hui à la croisée des chemins. Soit il confirme cette déchéance ontologique, le « tous remplaçables », soit il la récuse.
Ça manque un peu de sexe, votre idée de l'amour...
C'était la grande illusion de la libération sexuelle que de voir dans l'amour une espèce de superstructure. L'amour n'est pas l'oripeau du désir. On peut désirer sans aimer. Et le désir amoureux est plus fort que le désir tout court. Tomas est à la fois Tristan et Don Juan, amoureux transi et amant volage. Mais il revient à Teresa.
Lacan dit qu'« il n'y a pas de rapport sexuel », mais il y aurait un rapport amoureux ? En tout cas, il n'y a plus d'amour qui dure chez Houellebecq, qui est peut-être celui qui a su le mieux exprimer l'esprit de l'époque.
Chez Houellebecq, il y a une immense nostalgie de l'amour. L'homme est livré à lui-même, à ses propres difficultés et à sa propre finitude.
En revanche, l'ironie de Kundera, sa détestation de la sentimentalité mettent un genou à terre devant un sentiment devenu la divinité de l'époque.
Kundera est un auteur très paradoxal. Sa critique de l'amour débouche sur un hymne à l'amour. Une fois qu'on a dénoncé le kitsch, l'attendrissement facile, les clairs de lune, les sourires idiots, que trouve-t-on dans son oeuvre ? L'amour. Il va très loin dans la démystification de l'amour, opposant à ce qu'il appelle lui-même l'« abêtissante monogamie » la loi du libertinage. Il est beaucoup plus à l'aise dans le XVIIIe siècle de Crébillon et Vivant Denon que dans le XIXe siècle romantique. Et il écrit avec « L'insoutenable légèreté de l'être » l'un des plus beaux romans d'amour de l'histoire de la littérature. Le même homme qui se défie du kitsch reconnaît la force d'un sentiment ou d'un lien que même la mort ne peut vaincre. Il y a Tomas dans « L'insoutenable légèreté de l'être », mais il y a aussi les personnages extraordinaires de Josef dans « L'ignorance » et de Tamina dans « Le livre du rire et de l'oubli », qui ont perdu l'être aimé, qui ne savent pas, qui ne veulent pas, qui ne peuvent pas faire leur deuil.
Une fois encore, c'est à la littérature que vous demandez de vous donner « un coeur intelligent ». Mais, pour penser l'amour, ne faudrait-il pas plutôt demander à la raison de s'affranchir des raisons du coeur et se tourner vers la philosophie ?
La littérature, certes, raconte des histoires, mais ce n'est pas pour autant qu'elle laisse à la philosophie le monopole de la pensée. La littérature pense le monde par la voie narrative, elle analyse des situations, met en scène des personnages, car elle considère avec Proust que c'est sous le signe du particulier qu'éclôt le général. Nous ne pouvons pas nous orienter dans l'existence avec pour seul viatique les maximes de la raison pratique. Nous avons besoin de la sagesse pratique pour nous orienter dans la variété des êtres et des circonstances, et la littérature est le grand répertoire de cette sagesse. Et puis, depuis Kierkegaard, la philosophie a négligé et même abandonné l'amour. Ni Bergson, ni Husserl, ni Heidegger, ni Sartre, ni Merleau-Ponty, ni, plus près de nous, Foucault ou Derrida n'ont placé l'amour au coeur de leur réflexion. Lévinas est peut-être la seule exception, encore faut-il détourner « Totalité et infini » de son sens explicite pour y voir, comme je l'ai fait, une splendide description de l'état amoureux. Donc la littérature, parce que dans ce domaine il n'y a que la littérature.
Au terme de cette traversée littéraire, diriez-vous que les hommes et les femmes aiment différemment ?
Je ne me hasarderais pas à donner une réponse définitive à cette question. Ce dont je suis certain, en revanche, c'est que l'assignation des femmes à l'amour et au foyer rendait en réalité l'amour durable impossible. Séquestrer l'être aimé, c'est, comme l'a dit Deleuze commentant Proust, « le vider de tous les mondes possibles qu'il contient ». Et, une fois vidé, il n'est plus aimable. Donc, l'indépendance des femmes rend peut-être les unions plus fragiles, mais, au bout du compte, elle est une chance pour l'amour.
Finalement, des siècles durant, il a fallu arracher l'amour à l'autorité, aux convenances, au devoir. Aujourd'hui, la société ne lui met plus de bâtons dans les roues. Peut-il survivre à son triomphe ?
C'est le noeud du problème. Et c'est pour cette raison que j'ai choisi des romans dans lesquels l'amour n'était plus confronté qu'à lui-même. Il y a chez Stendhal, dont vous m'avez fait remarquer l'absence, des analyses étourdissantes de l'amour naissant. Il y a tout au long du XIXe siècle des romans où on voit l'amour combattre les contraintes et les conventions d'une société qui l'étouffe. Moi, j'ai pris la question de l'amour telle qu'elle est posée par la princesse de Clèves. Qu'advient-il à l'amour quand celui-ci ne rencontre plus d'obstacle ?
Justement, nous y sommes. Aujourd'hui, l'amour a tous les droits. Au point qu'un directeur de prison a pu expliquer que c'était au nom de l'amour qu'il avait failli à sa mission.
Attention, je n'ai pas voulu écrire un éloge de l'amour ni l'ériger en valeur suprême. Pour le 60e anniversaire du Débarquement, Patricia Kaas a chanté « L'hymne à l'amour », d'Edith Piaf : « Je renierais mes amis, je renierais ma patrie, si tu me le demandais. On peut bien rire de moi, je ferais n'importe quoi, si tu me le demandais. » Cet hymne a quelque chose de dégoûtant et, en plus, ceux qui ont débarqué ont pris le risque de mourir pour ce qui ne les regardait pas. Ils ont su imposer silence à leurs intérêts et à leurs inclinations. Jeter « L'hymne à l'amour » à la face des vétérans, c'était une gaffe et c'était un affront. Non, l'amour n'est pas le dernier mot de toute chose.
Extraits exclusifs
(en librairie le 28 septembre).
L'énigme du renoncement
Mme de La Fayette, « La princesse de Clèves »
Il n'y avait « plus de devoir, plus de vertu qui s'opposassent à ses sentiments; tous les obstacles étaient levés, et il ne restait de leur état passé que la passion de M. de Nemours pour elle et que celle qu'elle avait pour lui ». (...) Or elle dit non. Tout en déclarant son amour, elle répond par une fin de non-recevoir au trop frêle bonheur qui lui tend les bras.
Et ce renoncement suscite aujourd'hui la même stupeur exaspérée que la scène de l'aveu lors de la parution du livre. Une nouvelle querelle de « La princesse de Clèves » est en cours. Dans son magnifique essai « Galanterie française », Claude Habib reproche à Mme de La Fayette d'avoir prêté à une héroïne de 20 ans la philosophie d'une femme de 40. (...) Or, dit en substance et très subtilement Claude Habib, pour être revenu de l'amour, encore faut-il y être allé.
Philippe Sollers ne juge pas ce comportement invraisemblable mais symptomatique. Il analyse la pathologie de « La princesse de Clèves ». « Mme de La Fayette, écrit Sollers, invente la violence singulière du sado-masochisme exquis. Le refus de jouir est plus électrisant que l'acte. » (...) Et l'auteur de « Femmes » conclut par un clin d'oeil à la surabondance heureuse de sa propre biographie érotique : « On aimerait prouver le contraire, pourtant. »
Mais la querelle n'est pas restée cantonnée au monde intellectuel. Le chef de l'Etat s'en est mêlé. Nicolas Sarkozy, qui parle rarement de littérature, a fait, à trois reprises, de « La princesse de Clèves » l'emblème de l'inutilité (...). Pourquoi pas « Tartuffe », « Andromaque », les « Essais », les « Pensées »» ou « Le jeu de l'amour et du hasard » ? Pourquoi « La princesse de Clèves » est-elle l'unique objet de son ressentiment ? (...) Parce que, c'est du moins l'hypothèse que je soumets, Mme de La Fayette raconte une histoire à dormir debout. Cette princesse n'est pas croyable. Son dolorisme est inadmissible. Son rejet catégorique de ce qu'elle désire le plus ardemment, au moment où il devient enfin possible de l'obtenir, est absurde et inconvenant, contraire à nos moeurs, à nos valeurs les plus chères et à toute prévision raisonnable.
L'enfer du ressentiment
Ingmar Bergman, « Les meilleures intentions »
Rien ne s'oppose plus à l'union d'Anna et de Henrik. Ils se retrouvent avec ardeur, avidité. Ils se fiancent et ils prennent ensemble le train pour Forsboda, dans le nord du pays, au fin fond du Gästrikland, où Henrik a obtenu son premier poste de pasteur titulaire.
Ce n'est pas un lieu idyllique mais, dans son austérité même, c'est un lieu parfait pour le sérieux de leur idylle. Or, une fois le but atteint et au moment où devait s'achever l'histoire, voici que surgit le drame. Ce qui avait commencé comme du Stendhal bascule dans Strindberg. L'heure est venue non de l'effusion, mais de l'explosion. La scène de l'idylle est saccagée par la scène de ménage. Anna et Henrik découvrent la chapelle en ruine du presbytère. (...) Ils partagent, sans se parler, la même émotion. Soudain, Henrik rompt le silence et propose à Anna que leur mariage soit célébré, là, « dans le choeur de notre église complètement délabrée ». Pourquoi ? Parce que ce lieu est le lieu de tous les amours : l'amour de Dieu, l'amour du prochain et leur amour. « Rien que toi et moi, le doyen et deux témoins. (...) Par cet acte, nous inaugurons cette église et nous l'épousons par la même occasion. » Tel est le rêve romantique du pasteur enfiévré. Anna l'infirmière n'est pas moins romantique mais son romantisme lui souffle un tout autre rêve. Elle veut un mariage magnifique dans la cathédrale d'Uppsala. (...) Les rêves entrent en collision. (...)
Il défend l'authenticité du sentiment contre le faste des cérémonies. Elle lui reproche de cabotiner, de faire des manières avec ses origines modestes, sa pauvre, sa misérable enfance. (...) Bref, ils parlent le même idiome, ils invoquent les mêmes valeurs mais ils ont cessé de se comprendre.
La complainte du désamour
Philip Roth, « Professeur de désir »
L'étudiant brillant et appliqué qu'est devenu David Kepesh court après les filles. Plutôt que dissolu, il préfère dire desirous, brûlant de désirs. Il n'est pas à Venise, après tout, mais sur un campus de l'Etat de New York et, ce désir, il refuse de l'enserrer dans l'étui des sentiments convenables. Il ne se laisse pas intimider, autrement dit, par la métaphysique ambiante. Au lieu d'affirmer la primauté du spirituel, il idéalise emphatiquement le corps. Il reprend à son compte le grand dualisme platonicien, mais en le renversant. Ainsi se lance-t-il avec les jeunes filles qu'il cherche à séduire dans des échanges qui relèvent à la fois de l'éloge et du défi. « Tu as un cul merveilleux. Parfait. Ça devrait te griser d'en avoir un pareil. - Il me sert simplement à m'asseoir, David. - Tu parles ! Demande donc aux filles qui ne l'ont pas comme toi si elles ne sont pas prêtes à faire l'échange (...) - Je t'en prie, arrête de te moquer de moi (...) - Je ne me moque pas de toi. Ton cul est un chef-d'oeuvre. » (...)
David Kepesh laisse aux autres troubadours le soin de célébrer le visage, ce miroir de l'âme. Il sera, lui, le poète de la croupe. Cette audace effraie. Elle plaît aussi. Le lyrisme paradoxal de Kepesh a en effet quelque chose de grisant. Son excitation est contagieuse. Ses compliments offusquent et tout ensemble troublent leurs destinataires. Reste que le nombre de ses conquêtes est dérisoire. « Je n'ai réussi la pénétration complète que dans deux cas et une demi-pénétration en deux autres occasions. » Le résultat n'est décidément pas à la hauteur de ses efforts et de sa créativité. Pourquoi ? Parce que Kepesh est venu au monde un peu trop tôt. Il est né à la mauvaise date. Il a 20 ans quelque vingt ans avant le grand assaut de la jeunesse occidentale contre l'ordre sexuel. L'heure de la libération du désir et de la jouissance sans entraves n'a pas encore sonné au cadran de l'Histoire.
Par-delà le romantisme
Milan Kundera, OEuvre
En donnant au thème amoureux une place prépondérante et même centrale, cette civilisation a favorisé l'apparition d'un type humain particulier, l'Homo sentimentalis, l'homme sentimental ou, plus précisément, l'homme qui révère ses sentiments et son moi sensible. Bref, nous avons, nous autres Européens, redoublé l'amour par l'amour de l'amour, au risque de substituer celui-ci à celui-là. (...) Il y a, dans l'oeuvre de Kundera, une réponse à cette complaisance, une alternative à cet éblouissement. Il y a, autrement dit, des briseurs de miroirs. (...)
« La vie est ailleurs » est paru en France en 1973. A cette date, la misère sexuelle était dénoncée et peine-à-jouir, comme le rappelle Annie Ernaux dans « Les années », l'insulte capitale. Le discours du plaisir était omniprésent. Le plaisir plutôt que l'amour. Le plaisir contre l'ordre bourgeois. (...) Dans le monde dont parle Annie Ernaux, la jeunesse est l'âge d'or du désir et la maturité, le commencement de la décrépitude. (...) Ce n'est plus aux jeunes qu'il revient de devenir adultes, c'est aux adultes qu'il incombe de rester jeunes en se mettant à l'école de l'exubérance et de la fureur de vivre.
L'art de vivre kunderien déroge à ce schéma et son oeuvre jette sur les avatars de notre condition érotique un tout autre éclairage que le grand récit de la libération sexuelle. Au moment où l'on instruit le procès des vieux et du vieux monde, elle désigne, cette oeuvre - c'est même l'un de ses motifs les plus insistants -, la jeunesse comme « le stupide âge lyrique où l'on est à ses yeux une trop grande énigme pour pouvoir s'intéresser aux énigmes qui sont en dehors de soi (...) ».
La critique kunderienne de l'attitude lyrique se précise et s'approfondit dans « L'insoutenable légèreté de l'être », avec l'opposition entre deux types de coureurs de femmes : le coureur romantique, qui, projetant sur les femmes son idéal féminin, ne sort jamais de lui-même, et le coureur épique ou libertin, qui n'a pas d'a priori, pas de modèle et qui n'est jamais déçu car c'est la diversité qui le passionne. Tomas, le héros de « L'insoutenable légèreté de l'être », appartient à la seconde catégorie, à la catégorie antilyrique. Il éprouve à chaque nouvelle conquête « le sentiment radieux de s'être une fois de plus emparé d'un fragment du monde ». Il est donc un « collectionneur de curiosités ». Mais il n'est pas que cela.
Repères
1949 : Naissance à Paris.
1969 : Reçu à Normale sup Saint-Cloud.
1972 : Agrégation de lettres modernes.
1981 : « Le juif imaginaire » (Seuil).
Depuis 1985 Producteur de « Répliques » sur France Culture.
1987 : « La défaite de la pensée » (Gallimard).
Depuis 1988 Professeur de philosophie à l'Ecole polytechnique.
1991 : « Le mécontemporain » (Gallimard).
2009 : « Un coeur intelligent » (Flammarion/Stock).
2010 : « L'explication », entretiens avec Alain Badiou, animés par Aude Lancelin (Lignes).
« Et si l'amour durait » (Stock, 150 p., 17 euros).
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Quand les philosophes retombent amoureux
Marianne, no. 753 - Idées, samedi 24 septembre 2011, p. 78
Le triomphe de l'amour - Par Alain Finkielkraut
Aude Lancelin et Alexis Lacroix
Jamais les intellectuels n'ont été aussi diserts sur le sentiment amoureux que depuis quelques années. Alain Finkielkraut le prouve à nouveau avec "Et si l'amour durait", fruit de son récent cycle de conférences à la BNF.
Ils ne pensent plus qu'à "ça". Après Alain Badiou et son Eloge de l'amour en 2009, après Pascal Bruckner, le Paradoxe amoureux, et Luc Ferry, la Révolution de l'amour en 2010, voici venu Et si l'amour durait, d'Alain Finkielkraut. Hier encore, peu de thèmes étaient pourtant aussi négligés par les philosophes que l'amour. Une affaire de nunuche plutôt que de penseur, une matière inflammable et de toute façon peu conceptualisable. A la vieille anxiété misogyne à l'égard de l'amour, déjà observable chez un philosophe antique comme Lucrèce un siècle avant Jésus-Christ, l'esprit désublimateur de Mai 68 n'avait, du reste, rien arrangé. Les esprits forts savaient désormais à quoi s'en tenir au sujet de l'amour : un mensonge dissimulant le réel du sexe.
Changement de décor depuis la fin des années 2000. Eloge de l'amour toujours, émois assumés de jeunes filles. Rédacteur en chef de Philosophie Magazine, Alexandre Lacroix, 36 ans, va même encore plus loin dans la levée du tabou. Avec son excellente Contribution à la théorie du baiser (Autrement), il explore ce mois-ci le sens et l'histoire du french kiss, ce "parent pauvre" du rapport sexuel. Condamné par les néoplatoniciens qui redoutaient une aspiration de l'âme par la bouche, raillé par Voltaire, celui-ci sera réhabilité par Rousseau et Sade, qui sauront jeter "les fondements d'une nouvelle métaphysique du baiser". On s'embrasse en effet beaucoup dans les romans de Sade. On ne craint jamais de s'y "baiser" aux deux sens du terme - preuve que les époques pornographiques peuvent aussi être de grandes sentimentales.
Et si l'amour durait, d'Alain Finkielkraut, Stock, 160 p., 17 €.
Marianne : "Quand on aime d'amour, il faut se résigner à ne pas être aimé." Cette phrase de Levinas pourrait-elle servir d'exergue à votre nouveau livre, Et si l'amour durait ?
Alain Finkielkraut : Les romans d'amour ne tiennent pas de discours sur l'amour. Comme l'écrit Pierre Lepape dans son dernier livre, Une histoire des romans d'amour, ils représentent et mettent en scène des expériences de l'amour : l'extase de la rencontre, l'aliénation, le sentiment douloureux et délicieux de n'être plus maître de son existence, étrange douleur du désaisissement, mais aussi l'usure du temps et parfois le miracle de la durée. En écho à cette belle phrase de Levinas, je citerai les vers magnifiques et invivables d'Auden : "If mutual love cannot be, let the loving one be me" ("Si l'amour mutuel ne peut exister, laisse-moi être celui qui aime"). Il n'en reste pas moins que nul ne peut faire facilement le sacrifice de la réciprocité en amour.
Votre livre, après celui d'Alain Badiou notamment (Eloge de l'amour, avec Nicolas Truong, Flammarion), témoigne-t-il d'un renouveau de l'intérêt des philosophes français pour l'intrigue privée par excellence, l'intrigue amoureuse ?
A.F. : Lorsque, en 1975, nous avons décidé avec Pascal Bruckner d'écrire ce qui allait devenir le Nouveau Désordre amoureux, nous voulions protester contre certains mythes, et notamment l'idée qu'il fallait libérer le désir de l'amour, comme si l'amour n'était qu'une construction imaginaire. Nous avons voulu rendre à l'amour sa dignité ontologique. Et nous avons écrit, en guise de réhabilitation, un chapitre sur la formule "je t'aime". Huit ans plus tard, je me suis lancé dans un commentaire de Levinas, car je voyais en celui-là un penseur merveilleusement équivoque, dont les analyses sur l'éthique pouvaient s'appliquer à l'état amoureux. L'amour est donc, pour moi, dans mon existence et dans ma réflexion, une vieille affaire. Ce qu'il y a peut-être de nouveau, c'est l'intérêt pour la question de la durée. J'étais et je reste levinassien, mais maintenant je dis, avec Kierkegaard, que la tâche consiste à conserver l'amour dans le temps. "Si la chose est impossible, l'amour est également une impossibilité."
Sans doute, mais la réflexion de Kierkegaard sur l'amour n'a-t-elle pas été obérée par la rupture de ses fiançailles avec Regine Olsen ?
A.F.: Ce qui importe avant tout, c'est son oeuvre, et des phrases comme "le pas de l'amour est léger comme la danse sur la prairie, mais la résolution saisit l'homme lassé en attendant que reprenne la danse". Face aux tenants de l'amour romantique et au séducteur qui ne pense qu'en termes de conquête, Kierkegaard prend la défense de l'amour conjugal. Cet amour, pour lui, repose sur la résolution - la résolution, voilà, dit-il, l'"idéalité" de l'être humain. On offense l'amour, dit-il encore, en lui interdisant l'accès au mariage comme s'il était chose de l'immédiat et incapable de s'atteler à une résolution.
S'agit-il là, selon vous, d'une leçon plus actuelle que jamais ?
A.F.: On pourrait dire qu'aujourd'hui la résolution manque. L'homme moderne s'est libéré de la volonté, le temporaire l'emporte sur le volontaire. L'hédonisme règne, c'est-à-dire le culte du désir et de son accomplissement immédiat. L'amour lui-même est passé sous l'"empire de l'éphémère", pour reprendre l'expression éclairante de Gilles Lipovetsky. C'est ainsi qu'on dit "je t'aime", mais on n'y croit plus. La déclaration d'amour est une déclaration d'éternité, or on a intégré le divorce de l'amour et de toujours. On donne donc raison à la princesse de Clèves qui a renoncé au duc de Nemours, car elle ne voyait pas que son amour pût être durable, et cela, au moment même où l'on juge son attitude extravagante, sinon démente. Mais je ne peux pas tout à fait en rester là. Car j'écris aussi à partir de mon expérience. Je ne suis pas sûr d'être moi-même un homme résolu. Je ne sais pas si j'aurais trouvé la force de surmonter la lassitude ou les intermittences du coeur. Mais je n'ai pas eu à le faire. L'amour durable, pour moi, ne relève pas de la résolution mais de l'émerveillement.
Vous vous sentez plus proche du Tomas de l'Insoutenable Légèreté de l'être ?
A.F. : Peut-être pas, car Tomas frémit malgré lui de compassion. Ce n'est pas, chez moi, le sentiment dominant. Et cela m'amène à penser que nous vivons une époque paradoxale. D'un côté, les amours deviennent de plus en plus fugaces. De l'autre, l'égalité des conditions se révèle une chance pour l'amour.
Parce que celle-ci met fin à la dissymétrie ?
A.F.: Non, parce que les femmes, autrefois, étaient confinées à l'amour. Et je crois que ce confinement étouffait l'amour. Lorsque je lis, chez Kierkegaard encore, cet éloge du foyer - "entré dans ce vestibule, quand j'entends le tapage des enfants où elle mêle sa voix, quand je la vois venir à la tête de la petite troupe, si enfant elle-même qu'elle semble rivaliser d'allégresse avec les marmots, alors je sens que j'ai un chez moi" -, j'ai envie de prendre mes jambes à mon cou. Cette chaleureuse évocation du domicile conjugal me glace. L'amour ne peut pas s'épanouir dans un monde où l'amour est le tout de la vie d'une femme. Aimer l'autre, c'est aimer le monde qu'il porte en lui. Et ce monde ne peut se réduire à l'espace du foyer, ni au temps de l'attente.
Que retenez-vous de l'hostilité kunderienne au lyrisme amoureux ?
A.F.: On retient de Kundera la critique de l'amour. En effet, son oeuvre témoigne d'une hostilité radicale au sentimentalisme. Mais cet auteur antisentimental a aussi écrit avec l'Insoutenable Légèreté de l'être l'un des plus beaux romans d'amour du XXe siècle. Kundera s'inscrit dans la grande tradition du libertinage. Il parle de l'"abêtissante monogamie", mais il explore une dimension méconnue de l'amour, la fidélité par-delà la mort. C'est notamment la fidélité de Tamina, l'héroïne du Livre du rire et de l'oubli. La mort lui a pris son mari, mais elle ne fait pas son deuil. Tout son travail consiste non à expulser le mort pour rejoindre le monde trépidant des vivants, comme nous y convie Freud, mais à lutter contre l'oubli. Ce n'est pas une recette de vie, mais une modalité de l'amour. Ce qui m'importait, c'était une fois tous les interdits levés, tous les tabous brisés, tous les obstacles vaincus - le destin de l'amour dans le temps.
En écrivant Et si l'amour durait, quels autres romans aviez-vous à l'esprit, et que vous avez pour le moment renoncé à interroger ?
A.F.: J'ai mis entre parenthèses les grands romans d'amour du XIXe siècle, ceux de Jane Austen, que j'adore, de Stendhal, de Tolstoï, parce que je voulais traiter de la question de la durée.
Propos recueillis par Alexis Lacroix
© 2011 Marianne. Tous droits réservés.
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