Le Monde - Dialogues, mardi 6 septembre 2011, p. 21Parmi les nombreux changements qui animent la société chinoise contemporaine, ceux liés au mariage ne sont pas les moins intéressants.Que ce soit en milieu urbain ou rural, les mariages arrangés sont désormais très minoritaires en Chine. La majorité des jeunes choisissent eux-mêmes leur conjoint(e) et le divorce est répandu (2,5 millions ont été prononcés en 2009, d'après les chiffres du ministère des affaires civiles, soit une augmentation de 8,8 % par rapport à 2008). Même à la campagne, où les entremetteuses sont toujours présentes, les mariages arrangés deviennent rares.
Les Chinois se marient plus tard, surtout en zone urbaine. C'est le résultat d'une politique voulue par le gouvernement (depuis la loi sur le mariage de 1980, l'âge minimum légal pour se marier en Chine est de 20 ans pour les femmes et de 22 ans pour les hommes) et surtout de l'augmentation du niveau d'éducation et de l'amélioration des conditions de vie. A Shanghaï, par exemple, l'âge moyen du mariage était d'environ 32 ans pour les hommes et de 30 ans pour les femmes, d'après les chiffres de janvier 2010 communiqués par le bureau des affaires civiles de la ville.
Les attentes à l'égard du mariage ont elles-mêmes radicalement changé depuis les années 1980, d'autant qu'avec la libération sexuelle, les relations prémaritales ne représentent plus un tabou. Les jeunes Chinois parlent désormais amour, compatibilité de caractères, aspirations communes, attraction physique, alors que les deux générations précédentes ont connu, dans leur majorité, les mariages arrangés et l'ère maoïste, qui imposait l'absence de différentiation homme-femme et la quasi-impossibilité d'exprimer ses sentiments.
L'émission de télé-réalité de la chaîne satellite de la province du Jiangsu " Fei cheng wu rao " (" Pas sincères s'abstenir ") témoigne de ce changement de mentalité. Diffusée tous les samedis soirs à 21 h 10 sur le réseau national, elle met en scène un homme célibataire face à vingt-quatre femmes, qui le questionnent, le notent, l'éliminent, ou éventuellement lui donnent la possibilité d'obtenir un rendez-vous. Toutes sortes de questions sont posées et tous les profils sont représentés parmi ces candidats célibataires, hommes et femmes : beaucoup ont déjà eu des aventures, certains ont des enfants, d'autres sont divorcés... Et cela n'étonne plus les téléspectateurs, très nombreux à suivre le programme.
Malgré tous ces changements, le mariage demeure une obligation sociale en Chine. Avoir des enfants sans se marier est inconcevable pour la majorité des parents, qui, de manière générale, exercent encore une forte influence : beaucoup d'entre eux ne se privent pas de rappeler à leur enfant trentenaire qu'il est temps de se marier et donnent leur avis sur le (ou la) fiancé(e). Or un avis défa-vorable est difficilement contournable, -comme dans les pays voisins de culture confucéenne, tels que la Corée du Sud ou le Japon.
L'influence des parents est d'autant plus forte que la majorité d'entre eux participeront généreusement au financement du mariage et à l'installation du jeune couple : achat de l'appartement - toujours plus problématique avec l'inflation des prix de l'immobilier dans les grandes villes - et large contribution à son aménagement, entre autres.
Ainsi, beaucoup de Chinois finissent par se marier " parce que c'est l'âge ", " parce qu'il le faut bien ". Les hommes sont particulièrement concernés, car ils sont confrontés à un sex-ratio défavorable. En 2010, une étude d'un institut public, la CASS (Chinese Academy of Social Sciences) indiquait qu'en raison du déséquilibre des naissances, plus de 24 millions d'hommes pourraient ne pas trouver d'épouse d'ici à 2020. Le dernier recensement national, dont les premiers résultats ont été publiés fin avril 2011, fait ressortir la persistance d'un surnombre d'hommes - conséquence de la politique de contrôle des naissances et de la pratique de l'avortement sélectif, notamment en zone rurale. Le recensement confirme le déséquilibre des naissances par sexe avec, ces dix dernières années, 100 filles pour 118,06 garçons. Les hommes représentent actuellement plus de 51 % de la population chinoise alors que, dans la plupart des pays, les femmes sont majoritaires.
De manière générale, en ville comme à la campagne, les jeunes célibataires chinois, hommes et femmes, sont de plus en plus nombreux et subissent la pression croissante du mariage à chaque anniversaire. Ainsi on assiste, depuis une dizaine d'années, à une explosion des sites de rencontres sur Internet, des séries télévisées, des boutiques spécialisées dans les grandes villes (à l'instar du " supermarché de l'amour " à Pékin, qui vend des profils de célibataires), des événements de rencontres - souvent organisés par les principaux sites Internet dans les parcs des grandes villes du pays.
A ce jour, plus de 120 millions de Chinois, soit près de 10 % de la population du pays, sont inscrits sur des sites de rencontres - si l'on additionne le nombre de membres affichés par les cinq principaux sites uniquement, sans compter les sites secondaires. Et un phénomène nouveau, encore minoritaire mais qui pourrait prendre de l'ampleur, apparaît au sud du pays, notamment dans les provinces frontalières du Yunnan et du Guangdong : le mariage avec des femmes étrangères, vietnamiennes et cambodgiennes principalement.
L'analyse du contenu des sites de rencontres sur Internet souligne une autre évolution : la modification des critères de sélection de son conjoint. Sur Jiayuan.com (Shiji jiayuan, pour " La rencontre du siècle "), numéro un des agences matrimoniales en ligne du pays avec plus de 40 millions de membres, les centres d'intérêts sont indiqués en dernier sur la fiche du célibataire, bien après le montant de son revenu.
Sur Zhenai.com (Zhen ai wang, pour " Réseau amour chérie "), deuxième site le plus fréquenté, on trouve parmi les dix critères de recherche avancée de l'âme soeur : " Gagne plus de 5 000 yuans par mois ", " Possède une voiture " et " Possède un appartement ". Sur les deux sites, le résumé du profil du célibataire indique son salaire, mais pas ses centres d'intérêts.
Ma Nuo, une candidate de l'émission " Fei cheng wu rao ", a fait scandale en répondant à un célibataire au chômage qui voulait l'inviter à faire une balade sur son deux-roues : " Je préfère pleurer dans une BMW que rire sur ton vélo ! " Sur les blogs, des centaines d'hommes ont crié leur ras-le-bol des filles matérialistes, dont Ma Nuo ne serait qu'un exemple parmi des millions d'autres, leur ras-le-bol des relations amoureuses pragmatiques, initiées sur la base du nombre de mètres carrés de leur appartement ou de la marque de leur voiture.
Ainsi, la société chinoise emprunte un chemin identique à celui de nos sociétés occidentales il y a plusieurs décennies : disparition progressive du mariage arrangé, libération sexuelle, augmentation de l'âge moyen du mariage et de celui du premier enfant. Cependant, dans un contexte de développement économique rapide et face aux écarts de revenus, le mariage est devenu un moyen comme un autre d'accéder à de meilleures conditions de vie. S'il est désormais plus libre en Chine, le mariage demeure une obligation et constitue, dans certains cas, un ascenseur social avant d'être un acte d'amour.
Alice Ekman
Chargée de cours sur la Chine contemporaine à Sciences Po Paris, consultante spécialiste de la Chine© 2011 SA Le Monde. Tous droits réservés.
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