Le Figaro, no. 20892 - Le Figaro, mardi 4 octobre 2011, p. 2La Chine est décidée à traduire sa puissance économique sur le plan militaire. Notre envoyée spéciale a visité les bases stratégiques d'une nation qui se donne les moyens de s'affirmer comme un acteur international de premier rang.Sur le champ de tir de la base de Nankin, au nord de Shanghaï, la section commando s'entraîne au combat. Prises de kung-fu et de judo, plongeons dans le sable et hurlements déchirant l'obscurité tombante : « Tuez, tuez ! » Puis survient une scène de guérilla urbaine mettant aux prises deux armées, la rouge et la bleue. Dans la Chine communiste, le rouge, celui de la révolution, sort toujours vainqueur. Quitte à utiliser des armes antichars pour « anéantir » les ennemis retranchés dans un bâtiment et éradiquer au lance-flammes toute résistance.
Fondée en 1937, la 179e brigade motorisée de Nankin s'est illustrée dans la guerre civile (1927-1950), elle a combattu contre les Japonais (1937-1945) et soutenu le régime communiste de Pyongyang pendant la guerre entre les deux Corées (1950-1953). De ces années tumultueuses, elle a hérité d'un surnom : la « Brigade de l'infanterie glorieuse ». Et le droit de servir de vitrine occasionnelle pour l'armée chinoise, qui entrouvre ses portes à des délégations étrangères afin de prouver la réalité de ses efforts de « transparence ». Pour impressionnant qu'il soit, cet exercice de tir parfaitement rodé, qui fait même grimper des combattants sur les murs d'un bâtiment à l'aide d'une tige en bambou, ne donne qu'une idée approximative de la montée en puissance de l'Armée populaire de libération chinoise (APL). Même lorsque les tasses remplies de thé vert se renversent sur l'estrade aux secousses des explosions...
Un premier porte-avions mis à l'eau
Le nouveau « grand bond en avant » que le général Qian Lihua appelle de ses voeux, calé dans son fauteuil en velours rouge, en face d'un tableau géant de la Grande Muraille, au ministère de la Défense, est déjà bien engagé. Le Parti communiste chinois consacre 1,3 million d'hommes et 60 milliards de dollars - officiellement - à ses armées. Certes, ce budget reste bien en deçà de celui des États-Unis, qui dépasse les 600 milliards de dollars. Mais il est en constante progression depuis vingt ans et a augmenté, pour la seule année 2011, de 12,7 %. La Chine, qui veut jouer dans la cour des grands, investit tous les domaines de souveraineté militaire. En août, elle a mis à l'eau son premier porte-avions, un bâtiment ukrainien rénové qu'elle prétendait initialement transformer en casino. En janvier 2007, elle a tiré contre un satellite à 250 km au-dessus de la terre, prouvant ainsi les progrès réalisés dans le domaine spatial. Et les premiers vols d'essai du J20, un avion de chasse de cinquième génération, ont été considérés par les Occidentaux comme une démonstration de force. « Nos armées doivent suivre le développement économique et démographique de la Chine. La puissance de notre pays doit se traduire au niveau militaire. Notre objectif est d'atteindre le niveau des grands pays développés », plaide Geng Yansheng, le porte-parole du ministère de la Défense. Pour la Chine, la montée en puissance des quatre armées - terre, air, mer et dissuasion nucléaire - est d'abord une question de prestige. Un moyen de s'affirmer comme un acteur international assumant ses responsabilités de membre permanent au conseil de sécurité de l'ONU. Au cours des dernières années, la stratégie et la doctrine de l'APL ont évolué. Jadis confinée dans les mers de proximité, la marine chinoise participe désormais à la lutte antipiraterie dans le golfe d'Aden. Et pour la première fois, Pékin a géré, à l'occasion de la guerre en Libye, l'évacuation de ses ressortissants.
Stratégie du fait accompli
L'ascension de l'APL vise aussi à « protéger les intérêts chinois » et à « maintenir l'unité » de ce pays immense, doté de 22 000 km de frontières et bordé par 18 000 km de côtes. « Les séparatismes nous obligent à nous préparer », résume Geng Yansheng. Face à Taïwan, au Tibet et à la région autonome ouïghoure du Xinjiang. Mais, vu de Pékin, la menace est aussi régionale. La marine chinoise s'impose progressivement dans les mers Jaune, de Chine orientale et de Chine méridionale, où subsistent de nombreux conflits territoriaux avec les voisins. Débarrassée de la menace soviétique, convaincue de la nécessité de sécuriser les approvisionnements énergétiques, elle veut forcer le passage des premières, puis des secondes chaînes d'îles de la région. Et libérer la voie, bloquée par les bases et les bateaux américains, du Pacifique. « Depuis dix ans, Pékin grignote les petites îles inoccupées qu'elle revendique en y plantant le drapeau chinois », explique un diplomate occidental. Cette stratégie du fait accompli inquiète autant qu'elle irrite les États de la région. En septembre 2010, un incident entre des patrouilleurs japonais et des navires de pêche chinois ont rappelé que la situation pouvait s'embraser à tout moment. À l'entrée de la base navale de Shanghaï, fief stratégique de la flotte de l'est, un portrait géant de Mao Tsé-toung semble défier la démocratie taïwanaise, à 420 miles plus au sud. Le bateau témoin de la marine chinoise est amarré à quai. Devant le coucher de soleil rougeoyant, bercé des vagues soulevées par la multitude de péniches qui croisent dans le port de Shanghaï, la frégate a belle allure. Ses peintures impeccables suggèrent pourtant qu'elle n'a pas dû prendre l'eau depuis longtemps... Quant aux armes qui l'équipent - canons, lance-missiles ou lance-roquettes anti-sous-marins -, elles ne sont pas toujours à la hauteur des ambitions de modernité affichées par les amiraux chinois.
C'est que les fleurons de la marine, dont le principal but stratégique est de dissuader Taïwan de déclarer son indépendance et de rendre impossible un soutien américain à l'île rebelle en cas de guerre, nichent plus au sud, à l'abri des regards étrangers. Dans une base souterraine de l'île de Hainan, trois sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE) attendent patiemment que les ingénieurs chinois les dotent des missiles balistiques stratégiques qui les rendraient redoutables. Quant aux sous-marins nucléaires d'attaque (SNA), ils multiplient chaque année leurs patrouilles. C'est cette marine qui fait peur aux États-Unis et à leur 7e flotte. Le Pentagone s'inquiète notamment des velléités chinoises de construire des missiles de croisière capables de frapper les bases et les bateaux américains stationnés dans la région et interdire à l'US Navy l'accès au Pacifique ouest.
Officiellement, l'armée chinoise n'a que des visées « défensives ». « Le développement pacifique est un choix stratégique visant à assurer la sécurité, le développement et la puissance de la Chine, argumente le porte-parole du ministère de la Défense. Nous sommes l'exception qui confirme la règle selon laquelle un pays en plein développement a forcément des visées hégémoniques. Nous voulons favoriser l'émergence d'un monde harmonieux et prospère. Nous ne serons jamais une menace militaire pour les autres. » Un discours parfaitement rodé, mais qui ne convainc pas grand monde. Surtout pas le Pentagone américain. Dans son dernier rapport, il s'interroge sur le caractère de plus en plus offensif de l'APL, qui, derrière une image de puissance tranquille, se montre intransigeante sur ses « marges », inflexible avec ce qui lui résiste et ambitieuse sur la scène internationale.
Des équipements made in China
« Peu de spécialistes ont une vision globale de la défense chinoise », résume un diplomate. Dirigée par le Parti communiste, l'APL est une machine énorme et cloisonnée, habitée par le culte du secret, avare du moindre chiffre, qui manie à la perfection le jeu des apparences. Et passe sous silence les sujets importants, comme ses performances dans le domaine spatial et dans la cyberguerre. Communiste, l'armée chinoise est aussi nationaliste. Pour servir leur puissance nouvelle, les Chinois veulent des équipements made in China. Pékin a promis à ses marins un porte-avions 100 % chinois en 2015. C'est pareil dans l'armée de l'air. Au 72e régiment aérien de la base Tian Jin, qui assure la protection aérienne de Pékin et de sa région, mais dont l'activité a visiblement été arrêtée le temps de la visite des étrangers, deux avions d'attaque J10 esseulés sont exhibés sur le tarmac. « En 1982, après la guerre des Malouines, les Argentins, qui étaient équipés de matériel britannique, n'ont plus été fournis par Londres. Nous ne voulons jamais nous retrouver dans cette situation. Nous voulons des avions fabriqués par les Chinois », explique le colonel Meng Qinglong.
Malgré ses rapides progrès et son budget exponentiel, l'APL reste marquée par de nombreux retards capacitaires. Elle manque aussi d'expérience opérationnelle. « Il est peu probable que Pékin soit capable de projeter de larges forces dans des opérations de haute intensité loin de son territoire avant 2020 », affirme un diplomate occidental. Mais, en Chine, le temps n'est pas un problème. « Patience » est le maître mot des responsables, qui raisonnent à l'horizon 2020-2050. En attendant que gonfle sa puissance, Pékin s'est fixé comme priorité de maintenir un environnement stable autour d'elle. Seul l'avenir dira ce que Pékin compte faire de sa nouvelle puissance militaire. Les Chinois, eux, ont confiance. « Notre principale force est celle de l'esprit. Nous n'avons pas peur de la mort et nous sommes braves. » Wu Weihua, le commandant de la base navale de Nankin, emprunte volontiers une citation de Mao pour décrire l'état d'esprit des amiraux chinois : « Lorsque deux puissances se rencontrent, c'est toujours la plus courageuse qui gagne. »
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