jeudi 4 juin 2009

GRAND DOSSIER - Spécial Tiananmen

Depuis plus d'une semaine, les médias reviennent sur la commémoration du 20e anniversaire des événements de Tiananmen. Voici une compilation de 30 articles recueillis dans les principaux quotidiens et hebdomadaires francophones.

Le dossier est divisé en 6 parties :
  1. CENSURE
  2. JEUNESSE CHINOISE
  3. HONG KONG
  4. TÉMOIGNAGES / RÉCITS
  5. ANALYSE
  6. CHRONOLOGIE


1 - CENSURE

La grande amnésie chinoise - Caroline Puel
Le Point, no. 1916 - Monde, jeudi, 4 juin 2009, p. 56

Tiananmen. Vingt ans de propagande ont effacé les traces du massacre du 4 juin 1989.

Une consigne a circulé ces derniers jours sur plusieurs grands sites Internet chinois : « Début juin, portez une chemise blanche... » Le message sibyllin n'a pas été repéré immédiatement par les censeurs, mais Shang Feng, 45 ans, professeur de piano, a immédiatement compris : le blanc est la couleur du deuil pour les Chinois et des milliers de Pékinois pourront ainsi commémorer en silence le massacre du 4 juin 1989 sur la place Tiananmen. « Les policiers ne vont pas arrêter tous les gens vêtus de blanc ce jour-là, pour leur demander de se promener torse nu ! » sourit Shang, l'oeil triste. C'est sa génération-les Chinois nés dans les années 50 et 60-qui répond le plus à cette mobilisation. Ceux qui étaient sur la place Tiananmen voilà vingt ans. Ceux qui n'oublieront jamais, même s'ils ont souvent choisi de s'enrichir et de se taire. Les plus jeunes, eux, ne prêtent guère attention au message...

Car voilà vingt ans que la censure s'emploie à gommer les souvenirs gênants de ce « printemps de Pékin ». On ne parle plus des « événements de Tiananmen ». C'est un tabou. Les rares Chinois qui abordent le sujet disent pudiquement « 6-4 » pour parler du massacre du 4 juin. Mais beaucoup de jeunes, notamment ceux venus de province, ignorent tout de cette histoire. C'est le cas de Fang Jun, né en 1990 au Henan. Il est arrivé voilà trois mois à Pékin et a été engagé comme éclairagiste par un photographe.

« 6-4 ? » Il ne comprend pas la question. Il est sincère. Il décoche des regards inquisiteurs aux Pékinois quadragénaires qui l'entourent et détournent le regard, très gênés. Personne ne lui répond. Zhou Meili, non plus, ne savait rien lorsqu'elle est arrivée en 2005 à Pékin pour chercher du travail. Il n'y avait pas de télévision dans le village perdu du Sichuan où elle est née en 1988. Elle a entendu parler de « 6-4 » l'année dernière par des collègues de bureau. Elle a demandé des détails à sa logeuse, une Pékinoise de 68 ans. « Mieux vaut ne pas savoir ! » a-t-elle répondu...

Les jeunes qui ont pu poursuivre des études ont, quant à eux, reçu la version de la propagande qui, sitôt le calme rétabli par la force dans la capitale chinoise, s'est employée à décrédibiliser le mouvement de contestation. Les fameux « enfants uniques » nés dans les années 80 et 90 ont donc retenu que ces étudiants de Tiananmen étaient « des idéalistes ou des naïfs ». Quant aux intellectuels qui les soutenaient, notamment ceux qui sont partis se réfugier en Occident : des traîtres à la nation. Les promotions d'étudiants qui suivirent celle de 1989 ont été expédiées en formation dans des camps militaires.

« Des hooligans contre-révolutionnaires »

Et la sauce nationaliste déversée depuis le début des années 90 a achevé de brouiller les mémoires. Aucun livre, aucun film, aucune photo ne circulent publiquement à propos de cette période. Même la photo de cet inconnu qui fait face à une colonne de chars, devenue pour les Occidentaux le symbole de la résistance pacifique au moment de la répression, est totalement inconnue des jeunes Chinois de 20 ans ! Tout comme les noms jadis célèbres de Wuerkaixi, l'orateur talentueux, Wang Dan ou Han Dongfang le syndicaliste (voir Chapitre 4 - Témoignages / Récits).

« C'est en 2003, pour la première fois, qu'un professeur d'histoire a voulu nous parler de 6-4, raconte Lou Xihong, née en 1986 dans un milieu aisé à Pékin. On était en première. Il a regardé un moment dans le couloir pour voir si personne n'arrivait, a fermé la porte et s'est mis à parler à mi-voix. Mais il nous a simplement dit que le petit paragraphe qui était dans notre manuel-"... les étudiants ont été manipulés par des gens malintentionnés. Les plus radicaux étaient des hooligans aux idées contre-révolutionnaires..."-ne reflétait pas la vérité. Il nous a conseillé de demander des détails autour de nous. Mon père a été très surpris et a même eu l'air content lorsque je lui ai posé la question. C'est alors que j'ai compris qu'il était, lui aussi, sur la place au moment des manifestations, comme beaucoup de Pékinois à l'époque. Il m'a dit qu'il m'expliquerait plus tard... Mais il ne l'a toujours pas fait ! Plusieurs de mes camarades de classe ont également demandé à leurs parents, poursuit Lou Xihong, mais ils les ont tous mis en garde, en leur disant de ne pas se mêler de ces histoires-là. Alors, on se dit que c'est du passé, des histoires du siècle dernier, et qu'heureusement on vit bien à Pékin maintenant. »

Clara Chen, née en 1980 à Shenyang, journaliste dans un magazine de mode, a essayé d'en savoir plus. En cliquant sur des titres de documentaires, elle est parvenue à voir quelques images sur Internet. Elle a même trouvé sur Facebook un groupe s'appelant « Mémoire de 6-4 ». Mais il ne comprenait que 139 membres, domiciliés à Hongkong ou aux Etats-Unis. Tout le reste était censuré...

Zhang, né en 1987 à Shanghai, a voulu profiter des sources occidentales lorsqu'il est arrivé à Paris en 2008 pour étudier à Sciences po. Stupéfait, il a visionné plusieurs reportages sur YouTube, le site de vidéo censuré en Chine, feuilleté des magazines d'époque et lu de nombreux ouvrages. Mais, lors d'un exposé devant sa promotion, il a préféré distiller un discours finalement assez proche de la version officielle chinoise. Par conviction ou par prudence.

« Maintien de la stabilité »

Aujourd'hui, la majorité des intellectuels ou des anciens étudiants de 1989 soutiennent le régime, considérant qu'il a su évoluer et a permis le décollage de la Chine. La nouvelle génération est, quant à elle, très fière des réalisations de son gouvernement. Seuls quelques individus comme Ding Zilin, mère d'un étudiant tué sur la place, ou Bao Tong, l'ancien bras droit de Zhao Ziyang, le chef du parti réformiste qui s'opposait à la répression, s'élèvent contre ce silence et demandent une révision des verdicts de Tiananmen.

Mais, si une réflexion est amorcée depuis deux ans dans les cercles du pouvoir, cette décision risque de prendre du temps. Car le maître mot de cette décennie est le « maintien de la stabilité », surtout avec la crise économique. Trois générations de dirigeants se sont succédé depuis Tiananmen. Mais le régime reste toujours sur la défensive dès que ce trou noir de l'Histoire chinoise est abordé. Les rares dissidents susceptibles d'évoquer le sujet sont mis chaque année en détention préventive ou résidence surveillée pendant cette période d'anniversaire. Ce n'est pas la première fois que les souvenirs des Chinois sont ainsi gommés. Au cours du XXe siècle, explique Jean-Philippe Béja dans son ouvrage « A la recherche d'une ombre chinoise », les libéraux démocrates chinois ont été réprimés à plusieurs reprises et la mémoire de leur mouvement chaque fois supprimée. Cette absence de transmission des idées a obligé les générations suivantes à reprendre au point de départ toute la réflexion. Mais la Chine a l'éternité devant elle...


En Chine, tracasseries administratives contre les « avocats aux pieds nus » - Brice Pedroletti
Le Monde - International, mercredi, 3 juin 2009, p. 6

Une vingtaine d'avocats chinois, connus pour défendre des causes liées aux droits de l'homme, se retrouvent privés d'exercer car les cabinets qui les emploient n'ont pas procédé, fin mai, à leur évaluation annuelle. « Nous avons toujours notre licence d'avocat, mais il n'y a pas le sceau officiel du ministère de la justice, donc on n'est pas censés travailler », explique au téléphone l'avocat Jiang Tianyong.

Cette mesure, qui intervient à la veille du vingtième anniversaire de la répression du mouvement étudiant place Tiananmen, à Pékin, n'est pas innocente. Elle vise avant tout des avocats impliqués dans des dossiers considérés, en Chine, comme sensibles et s'ajoute à d'autres mesures de rétorsion.

« Les cabinets auxquels nous appartenons reçoivent des pressions de l'association des avocats de Pékin et du ministère de la justice. Rien n'est jamais dit de manière directe, mais dans les réunions internes on se plaint du fait qu'on défende des Tibétains ou bien des membres du Falun Gong [secte religieuse opposée au régime de Pékin]. Ça fait un an qu'on essaie de me jeter dehors ! », dit Me Jiang, du cabinet Gaobolonghua à Pékin, l'un des rares avocats à s'être proposés pour défendre des « émeutiers » tibétains.

Teng Biao, l'un des autres avocats mobilisés sur le dossier tibétain, a été rayé du barreau en 2008 sous le prétexte que l'université où il enseignait ne souhaitait plus le voir exercer. Il est d'ailleurs assigné à résidence, comme d'autres intellectuels, avocats ou militants à l'occasion de l'anniversaire de Tiananmen.

Un autre avocat de Gaobolonghua, Li Chunfu, qui fait partie des avocats privés d'évaluation fin mai, avait été arrêté et battu, début mai, avec son confrère Zhang Kai, alors qu'ils rendaient visite à la famille de Jiang Xijing, un adepte du mouvement Falun Gong décédé en camp de rééducation. L'affaire avait conduit les « avocats des droits de l'homme », comme ils se font appeler en Chine, à se réunir. « Pour l'instant, je suis obligé de mettre le cas Jiang Xijing en attente, car je ne peux pas exercer, et c'est trop dangereux pour Zhang Kai de continuer seul », nous dit Li Chunfu.

Les avocats se sont mobilisés pour défendre les droits des pétitionnaires mais aussi les parents des victimes du lait contaminé. Ils lèvent le voile sur l'appareil de répression policière. En 2008, la fronde des avocats s'est aussi dirigée contre leur ordre, l'Association des avocats de Pékin, qui refusait de tenir des élections directes. En rétorsion, le cabinet Yitong, dont l'un des avocats, Li Jinsong, défend le dissident Hu Jia, a été interdit d'exercer pendant six mois au prétexte que l'un des employés n'avait pas sa licence d'avocat. Mais rien n'interdisait qu'il soit affecté à des tâches administratives.

Les récentes mesures sont liées à cette fronde : « On ne va pas se laisser faire. Il se peut qu'on intente un procès, car ces prétendues évaluations n'ont pas de base légale. De plus, on considère que les frais demandés par l'Association des avocats de Pékin sont prohibitifs. Si on ne peut vraiment plus exercer, on s'organisera sous forme d'ONG », estime l'avocat Lu Jun, lui aussi susceptible de ne plus exercer.


Un « cyber-Tiananmen » permanent sur Internet - Brice Pedroletti
Le Monde - International, jeudi, 4 juin 2009, p. 5

Tiananmen, vingt après, vu par les étudiants chinois

Depuis le matin du mercredi 3 juin, les forums de discussion en ligne chinois sont remplis de commentaires au sujet d'envahissants et pernicieux « crabes de rivière », surnom donné aux censeurs.

Pourquoi ? Car le mot, hexie, crabe de rivière en chinois, se prononce comme « harmonie », le concept cher au président Hu Jintao. Un concept que les internautes associent à la mise au pas implacable de l'Internet. Si l'alerte générale a été ainsi donnée, c'est que jamais l'Internet chinois n'aura été « harmonisé » si sauvagement.

Twitter, le site de messagerie instantanée, qui était très populaire en Chine parce qu'il échappait jusqu'alors à la censure, a été rendu inaccessible ce matin. Flickr, site d'échange de photos, est également bloqué. Sur Xiaonei, l'équivalent chinois de Facebook, un message indique aux utilisateurs qui mettent en ligne des articles qu'il faut « attendre que votre texte soit examiné ». Sur le moteur de recherche Baidu, dans la section consacrée aux babillards étudiants, les derniers messages datent du 26 mai et un avertissement prévient, en rouge, qu'il est « est actuellement impossible de mettre des messages en ligne ».

Si les 20 ans de Tiananmen auraient pu passer inaperçu parmi les jeunes, tant l'omerta règne, la prolifération soudaine de « crabes de rivière » a probablement un effet inverse : les internautes ne peuvent que s'interroger sur ce qui épouvante à ce point leur gouvernement. Beaucoup répondent par le sarcasme et la satire : les caonima, lamas des hauts plateaux dont le nom chinois se prononce comme « nique ta mère », sont devenus des figures populaires sur la Toile. Les internautes les utilisent pour lancer des attaques et leur font chanter à tue-tête l'hymne national chinois sur des vidéos en ligne.

En réalité, la Toile est bien le lieu d'une repolitisation spectaculaire de la jeunesse ces dernières années : à la faveur de faits divers qui mettent en émoi des millions d'internautes, comme le cas récent de Deng Yujiao, jeune employée qui a tué un officiel qui tentait de la violer dans un salon de massage, les débats publics s'enroulent très vite autour des notions de « corruption », de « contre-pouvoir », de « nécessité de supervision citoyenne », de « liberté d'expression », de « censure » et de « presse libre ».

L'internaute chinois passe à l'acte : des « enquêteurs du Net » se sont rendus sur place et des étudiantes ont organisé une pantomime pour raconter le cas Deng Yujiao. Les slogans en ligne dénoncent dans les pratiques politiques des autorités le même archaïsme qu'en 1989. Les mots-clés qui parsèment les millions d'interventions sur le Net sont les mêmes que ceux qui figuraient sur les dazibao des manifestants il y a vingt ans.

« CULTE DU SECRET »

Si tout sujet directement politique est rapidement nettoyé de l'Internet chinois, la Toile n'en est pas moins un relais efficace pour les idées démocratiques en Chine : la Charte 08, un appel à la démocratie lancé fin 2008, qui rassemble aujourd'hui 9 000 signataires, est, malgré la censure, bien plus connue dans le monde étudiant que ne l'était, en 1998, l'initiative d'une poignée de militants pour créer un parti démocratique.

Pour la première fois, le 10 mai, une vingtaine d'intellectuels chinois de renom, tels Zhang Boshu ou Xu Youyu, sont sortis de leur silence en se réunissant lors d'un séminaire secret pour commémorer les événements de Tiananmen. Ils ont ensuite publié sur Internet des photos de la réunion et des participants et mis en ligne les textes signés de leurs noms - certes vite bloqués.

Cui Weiping, professeur de cinéma et célèbre blogueuse, y déclare qu'il est temps de rompre le silence : « Le culte du secret a empoisonné l'environnement qui nous entoure et affecte nos vies et nos esprits. (...) Même si nous ne sommes pas responsables du crime sanglant d'il y a vingt ans, le fait est que, en étant restés silencieux toutes ces années pour quelque raison que ce soit, nous en sommes devenus les complices ! » Les « crabes de rivière » n'ont qu'à bien se tenir.


Hanté par Tiananamen, Pékin déclenche une gigantesque opération de censure - Yann Rousseau
Les Echos, no. 20437 - International, jeudi, 4 juin 2009, p. 8

La Chine refuse toute évocation de la répression, il y a vingt ans, des manifestations étudiantes de la place Tiananmen. Washington a toutefois demandé à Pékin hier de publier la liste des personnes tuées lors de ces événements.

Le 4 juin 1989, les violents affrontements entre soldats et manifestants ont fait des centaines, voire des milliers de morts dans la population civile.

Il y a tout juste vingt ans, au petit matin du 4 juin 1989, les plus hauts dirigeants communistes chinois ordonnaient aux forces armées de « nettoyer » la place Tiananmen, au centre de Pékin, où des milliers d'étudiants, d'enseignants et d'ouvriers militaient, depuis des semaines, pour une libéralisation du régime et une amélioration de leurs conditions de vie. Si aucun massacre de masse n'a été organisé sur la place elle-même, les violents affrontements dans les rues adjacentes entre soldats et manifestants ont fait, dans les heures suivantes, des centaines voire des milliers de morts dans la population civile et ont poussé les grandes capitales à mettre la Chine au ban de la communauté internationale. Hier, la secrétaire d'Etat américaine, Hillary Clinton, a d'ailleurs demandé à Pékin de publier la liste des personnes tuées, disparues où arrêtées lors de cette répression.

Répression sur les discussions

Toujours hantées par ces événements, sur lesquels elles refusent tout débat, les autorités chinoises ont lancé, hier, dans le pays l'une des plus vastes opérations de censure de leur histoire récente. Mobilisant l'ensemble de son appareil de contrôle, composé de milliers d'agents, Pékin a suspendu les populaires sites d'échange Twitter et Flickr, le moteur de recherche de Microsoft Bing.com, l'accès aux sites de Yahoo! Hong Kong ainsi que ceux de plusieurs médias étrangers. Des centaines de blogs en mandarin jugés trop politisés ont également été fermés dans les jours précédents, tout comme YouTube. Scrutant les programmes des chaînes étrangères émettant dans le pays (CNN, BBC ou encore TV5 Monde), le pouvoir a coupé le signal des journaux télévisés évoquant le vingtième anniversaire de la répression du « printemps de Pékin ». Dans les journaux étrangers, distribués dans les grandes villes, les pages comportant des articles sur Tiananmen ont été, depuis le début de la semaine, systématiquement arrachées. « Il y a une véritable intensification de la répression sur les discussions évoquant cet événement », souligne Xiao Qiang, un chercheur de l'université de Berkeley aux Etats-Unis.

Si aucune contestation politique réelle n'a menacé ces dernières années les pleins pouvoirs du Parti communiste, les autorités veulent être sûres que les rares intellectuels demandant, depuis le territoire chinois ou l'étranger, une libéralisation du régime ne profiteront pas de la date anniversaire pour tenter de mobiliser une jeunesse très peu politisée mais inquiète pour son avenir économique. Souffrant du ralentissement de la croissance domestique, plusieurs millions de futurs diplômés risquent de se retrouver sans emploi cet été et pourraient être tentés d'exprimer leur mécontentement envers un parti dont la réussite économique est actuellement la seule légitimité. Pour prévenir toute récupération, Pékin a fait arrêter, « par précaution », ces derniers jours, plusieurs « dissidents » et forcé d'autres personnalités connues pour leur libre parole à des vacances forcées dans des zones rurales, loin des villes.


2 - JEUNESSE CHINOISE

Les jeunes Chinois et le massacre de Tiananmen : sujet tabou sur les campus - Bruno Philip
Le Monde - A la Une, jeudi, 4 juin 2009, p. 1

Tiananmen, vingt après, vu par les étudiants chinois Les nouvelles générations ont tendane à minimiser ces événements toujours occultés par les autorités. Vingt ans plus tard, des étudiants osent à peine évoquer ces événements

Il est généralement convenu de penser que les jeunes étudiants chinois ont oublié le massacre de Tiananmen - vingt ans après l'événement du 4 juin 1989 - perpétré contre leurs camarades de l'époque.

Dans cette Chine dont le régime a su tirer de la pauvreté une partie de la population et qui est devenue un acteur essentiel de la scène internationale, l'enthousiasme pour les idéaux démocratiques des étudiants de 1989 semble-t-il incongru aux jeunes Chinois d'aujourd'hui ?

Un reportage effectué cette semaine à l'université de Beida, l'une des plus renommées des facultés pékinoises, montre que l'ignorance supposée des étudiants à propos des « événements » d'il y a deux décennies est un cliché qui mérite d'être nuancé. Même si leur indifférence à ce sujet se confirme.

Ces conclusions empêchent cependant de généraliser plus avant le degré de connaissance des jeunes Chinois sur cet épisode : les étudiants de Beida représentent le dessus du panier, sont souvent issus des classes dirigeantes et appartiennent à la fraction de la population qui a le plus bénéficié de l'essor économique. Tous ont cependant tenu à conserver l'anonymat durant ces conversations tenues discrètement sur le campus.

« Vous savez, je n'avais qu'un an à l'époque », sourit un étudiant en informatique qui se dandine d'une jambe sur l'autre, embarrassé par ces questions soudaines sur un sujet qui continue à être le tabou politique par excellence.

« Mais je suis au courant de ce qui s'est passé sur la place Tiananmen. Beaucoup de sites Internet sont bloqués, mais pas tous, et on peut tout de même passer à travers les mailles du filet », ajoute cependant l'étudiant.

« Je ne remets pas en question leur demande de liberté démocratique, mais il y avait parmi eux des extrémistes et des jeunes qui étaient trop sûrs d'eux. Je désapprouve la façon dont certains d'entre eux s'y sont pris. » L'opinion du jeune homme est emblématique de la vision de moult étudiants sur cette répression militaire qui a fait couler le sang dans les rues de Pékin, causant la mort d'un nombre inconnu de personnes, des centaines sans doute, voire plus de deux mille, comme l'avait avancé la Croix-Rouge chinoise à l'époque.

Même s'ils connaissent la tragédie, l'arrière-plan politique où se joua une féroce lutte pour le pouvoir entre réformateurs et conservateurs au sein de l'appareil du parti reste pour les jeunes Chinois une page inconnue de leur histoire et ils tendent à reprendre à leur compte la vulgate des autorités : il fallait en finir avec un mouvement qui risquait de faire sombrer la Chine dans le chaos.

Sous une tonnelle, près d'un jardin, un autre étudiant tente de replacer l' « incident » de Tiananmen dans le contexte de l'époque : « On vivait encore dans la Guerre froide et les jeunes étaient influencés par ce qui était en train de se passer à l'Est », explique-t-il en faisant allusion sans le dire à la montée des mouvements prodémocratie dans les pays communistes européens. « Aujourd'hui, on vit dans un univers différent : les étudiants ne songeraient pas à se radicaliser comme l'ont fait les jeunes de l'époque. Et le parti a réussi à s'adapter en neutralisant les idéaux de ces étudiants-là. » Il y est arrivé en partie, puisque, en 1989, 1 % des jeunes à l'université étaient membres du parti. Ils sont désormais 8 %...

Pour ce second étudiant en informatique, il est sans doute regrettable qu'il n'existe « qu'une poignée de gens attirés par les cieux de l'idéalisme, mais on est obligé d'être aujourd'hui plus pragmatique ». Une attitude qui s'explique notamment par le fait que, s'il y a aujourd'hui neuf fois plus de jeunes à l'université qu'à la fin des années 1980, un diplômé sur quatre n'a pas trouvé de travail en 2008.

Plus loin, dans les allées ombragées, une jeune fille de 20 ans, étudiante en biologie, estime malgré tout : « S'il y avait des commémorations pour ce vingtième anniversaire, j'aimerais bien y assister. » Elle ajoute qu'elle est au courant de ce qui s'est passé le 4 juin 1989 par son « oncle qui y a participé ». Mais qui lui conseille, glisse-t-elle, « de ne pas se mêler de politique et de se concentrer sur ses études »...

Sur le forum de l'université, elle a appris que des petits malins ont réussi la semaine dernière à mettre en ligne un texte des plus lapidaires qui appelle à « la commémoration de Tiananmen ». La jeune fille, comme tous ses camarades interrogés, ne paraît cependant pas choquée par la tragédie, et sa conclusion semble contradictoire par rapport à ses propos précédents, peut-être le fruit d'une soudaine prudence : « Pourquoi s'intéresser au nombre de morts, ça ne changera rien ! La Chine est aujourd'hui de plus en plus ouverte et c'est grâce au gouvernement. »

La propagande du parti a fait son oeuvre, comme le démontre plus tard la réaction d'une étudiante en français : « Deng Xiaoping ne voulait pas faire tirer sur les gens. Il y a été poussé par les étudiants extrémistes et, à un moment, la situation devenait incontrôlable. La décision de Deng, au final, était légitime. »

Vingt ans après ce qui fut décrit comme une « rébellion contre-révolutionnaire » par le pouvoir et qui est qualifié maintenant d' « incident », la jeune Chinoise de 25 ans ajoute en souriant dans un très bon français : « Ça fait si longtemps que tout cela a eu lieu. Nous respectons les morts, mais on ne parle jamais de ces événements entre nous. L'année dernière, il y a eu les Jeux olympiques. Tiananmen, c'est du passé. »


Vingt ans après le printemps de Pékin - Dominique Bari
l'Humanité - Enquête, jeudi, 4 juin 2009, p. 18

La génération chinoise née au moment des manifestations étudiantes sur la place Tiananmen, dont une partie est frustrée par le manque de débouchés, aspire à son tour à faire bouger la société.

En juin 1989, Zhang Jun avait vingt-trois ans et il obtenait son diplôme en agronomie, à l'université de Chongqing, dans la province du Sichuan. « Vingt ans, dit-il, c'est bien loin. » Bien sûr, il était des manifestations sur les campus, bien sûr, il refaisait la Chine avec ses copains de fac. Qu'en reste-t-il ? Dans ce bâtiment de deux étages qui accueille tous les week-ends le Forum pour l'emploi, au centre-ville de Guiyang, capitale du Guizhou, l'une des régions les plus pauvres du pays, Zhang, à quarante-trois ans, semble un peu perdu au milieu d'une foule de jeunes gens, tous ses cadets de plusieurs années, qui comme lui sont en quête d'emploi.

« À l'époque, quand nous sortions de l'université, le gouvernement nous assignait un poste. Nous n'avions pas le choix mais nous avions toujours un travail. J'ai été muté dans un institut de recherche dans le nord de Guizhou. J'ai eu de la chance, je m'y plaisais bien. J'ai dû revenir à Guiyang pour m'occuper de ma famille. J'ai quitté la fonction publique et j'ai de plus en plus de mal à retrouver un job, la concurrence avec les plus jeunes est rude, il faut des relations pour s'en sortir, il y a mon âge, la crise... »

À 1 000 yuans par mois (100 euros) dans une petite entreprise familiale de fabrication de plantes médicinales, Zhang a depuis longtemps remisé ses illusions. « Il faut survivre au quotidien. » Au Guizhou, le salaire minimum officiel est de 650 yuans et les postes proposés par les compagnies démarrent à 700 yuans, Sécurité sociale comprise pour les plus alléchants.

« Il faut le reconnaître, le mouvement de Tian an Men n'est pas une grande question aujourd'hui en Chine, vingt ans après », estime Geoffrey Crothhall, directeur de la revue China Labour Bulletin, créée à Hong Kong par Han Dongfang qui fonda en 1989 le Syndicat autonome des travailleurs de Pékin.

« Une autre question enflamme la vie politique, les blogs et les journaux chinois : celle du chômage des jeunes. Un phénomène qui prend des proportions dramatiques depuis plusieurs années. » Quelque 20 millions de nouveaux travailleurs rejoignent chaque année la population active dans les régions urbaines et rurales. Parmi eux, six millions de diplômés de l'enseignement supérieur viennent en ce mois de juin 2009 grossir les rangs du million de diplômés de l'an passé restés encore sur le carreau. Certains experts estiment que 60 % des étudiants seront sans travail pendant plusieurs mois après la fin de leurs études. Le taux de chômage des jeunes diplômés pourrait atteindre, officiellement, 12 % cette année, trois fois plus que le chômage de l'ensemble des urbains, lui-même en hausse (4,6 % en 2009 contre 4,2 % fin 2008).

« Ces chiffres sont dans toutes les têtes, et si on n'en est pas encore au traumatisme provoqué dans les années 1990 par la restructuration des entreprises publiques et la mise à pied de 46 millions de salariés, c'est l'ensemble de la société qui est touché. Quelles en seront les réactions à court ou moyen terme ? » s'interroge Lau Kin Chi, universitaire de Hong Kong et présidente du mouvement alternatif en Asie ARENA. Elle ajoute : « Pour le moment, le gouvernement jouit encore d'une certaine confiance, il est perçu comme n'étant pas responsable de la crise. On attend de lui des aides, la nouvelle politique de rééquilibrage économique mise en place depuis trois ans répond à de vrais besoins et atténue le choc du ralentissement économique. »

« La situation est extrêmement frustrante pour ces diplômés, admet Yang Xion, le doyen du département de recherche sur la jeunesse de l'Académie des sciences sociales de Shanghai. L'histoire nous a appris que le sous-emploi des diplômés est source d'instabilité sociale et les risques sont d'autant plus graves qu'il coïncide avec un taux énorme de chômage chez les travailleurs migrants. »

À Pékin comme dans la ville-usine de Dongguan dans le Guangdong, les forums pour l'emploi mis en place depuis plusieurs années par le gouvernement pour faciliter le recrutement sont généralement pris d'assaut. À Dongguan, les yeux rivés sur un immense tableau lumineux où s'affichent les offres, Li Mei, portable à la main « pour prendre contact sans perdre de temps », a quitté à dix-sept ans son village du Henan. Depuis cinq ans, elle a trouvé différentes places dans les fameuses fabriques de chaussures du district de Houjie, animée par une farouche envie de fuir la terre et de faire son chemin. « Depuis la Fête du printemps en février, je suis en panne de travail. Pas question de retourner au village. Je peux recevoir une formation en partie prise en charge par le gouvernement. Je ne veux pas rater l'occasion, on a plus de chance en étant éduquée. »

À l'autre bout du pays, dans la capitale, la jeune Wei est venue voir ce qu'elle pourra faire avec son diplôme de décoratrice-paysagiste. « Depuis deux ans, les salaires ont baissé. De 3 000 yuans dans la capitale, ils ont chuté à 2 000, dit-on. C'est beaucoup, et de toute façon il n'y a pas de place pour tout le monde en ville, et puis on se console en se disant que c'est pire aux États-Unis, non ? On nous invite à partir à la campagne. Avec des salaires plus attractifs, la possibilité de revenir en ville au bout de deux ans. C'est à voir. » Depuis trois ans, le gouvernement a développé un programme pour encourager les diplômés à soutenir le développement des zones rurales. Les appels ces derniers mois se sont faits plus pressants.

« La Chine est assaillie par une série de problèmes qui ressemblent à ceux de 1989 mais encore plus graves, estime Geoffrey Crothhall, et pourtant en même temps tout est radicalement différent. » Au cours des vingt-cinq dernières années, le revenu moyen a sextuplé et le nombre de personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté (26 millions en 2004) a été divisé par neuf. La Chine représente 13 % du PIB mondial. « L'ouverture économique a forcément entraîné des bouleversements profonds, analyse un observateur de longue date de la Chine. Il serait complètement faux de parler d'immobilisme politique. Le PCC a procédé à une mutation d'envergure tout comme l'ensemble de la société. On est loin aujourd'hui des campagnes contre « la pollution bourgeoise » qui émaillèrent jusqu'aux années 1990 la mainmise du Parti sur la société. Le contrôle s'exerce sous d'autres formes. Mais le rapport des Chinois au respect de la loi et à la primauté du droit a changé. »

Le rôle de l'Internet a, ces dernières années, accéléré les prises de conscience. La corruption, le fossé social, la collusion entre le pouvoir politique et l'argent sont des thèmes récurrents chez les blogueurs. Dernier exemple en date, l'affaire de Hang- zhou. Le 7 mai, un étudiant fils de paysans est tué par un chauffard en voiture de sport, fils d'une riche famille de la ville. L'affaire allait être étouffée, les vidéos témoins du drame avaient mystérieusement disparu.

« La blogosphère s'est emparée de l'affaire », se réjouit Wang Xuan, qui mène des recherches sur les crimes commis durant l'occupation japonaise en Chine. Alors qu'elle déballe dans sa maison de Shanghai des caisses de documents que ses amis nippons lui font régulièrement parvenir, elle relève avec satisfaction que les médias ont dû aussi en parler en moins de quarante-huit heures : « Le silence aurait été pire, ils jouent leur crédibilité. On voit bien que là les choses bougent et la force d'Internet, avec ses 300 millions d'utilisateurs, est de créer un courant d'opinion qui arrive à s'exprimer au-delà de la censure. »

On a souvent opposé la génération de Tian an Men, qui avait grandi dans un contexte politique très marqué et vécu de près ou de loin les mouvements de la révolution culturelle, à celle d'aujourd'hui. Accros à la mode, égoïstes et ouverts d'esprits sont souvent ce qu'on entend le plus de la part des aînés. Sun, étudiante à l'Institut des langues étrangères de Pékin, s'insurge : « Disons que nous sommes plus individualistes que nos parents, et plus préoccupés par une réussite professionnelle et sociale mais nous sommes loin d'être indifférents aux grandes questions actuelles. »

Le tremblement de terre au Sichuan l'an passé a suscité parmi la jeunesse étudiante un fort courant de solidarité. Liu Hao et Zeng Xiaochen, tous deux étudiants à l'Université forestière de Pékin, le premier en sciences des ressources du bois, la seconde en management économique, sont engagés dans la défense de l'environnement avec l'ONG Future Generations, qui organise chaque année depuis deux ans la Longue Marche verte. Celle de l'an passé a conduit Zeng au Sichuan, à Beichuan, la région la plus dévastée par le séisme. « Nous avons nettoyé, reconstruit des toilettes, fait classes aux enfants. »

Plate-forme de débats et d'actions réservée aux jeunes, l'initiative de la conscience verte conduit à la conscience politique, même si les intéressés s'en défendent un peu. Le refus de certaines autorités locales d'accueillir les militants écolos par peur des troubles, par peur de casser le business ont entamé leur réflexion sur « l'importance du politique pour faire changer les choses. La bonne volonté ne suffit pas ».


Occulter le 4 juin pour empêcher toute mémoire du mouvement démocratique - Arnaud de la Grange

Le Figaro, no. 20168 - Le Figaro, mercredi, 3 juin 2009, p. 8

Par peur ou parce que leurs priorités sont autres, les jeunes Chinois se soucient peu d'explorer ce passé que Pékin s'efforce de gommer.

C'EST une sourde bataille, de la mémoire et de l'oubli. Un combat inégal où la force de la propagande comme l'abrasion du temps font leur oeuvre. En ce vingtième anniversaire, les tragiques événements de Tiananmen distillent ici une étrange impression, si proches et si lointains, à la fois plaie encore vive et histoire presque ignorée.

Dans les couloirs des universités de Pékin, on esquive, on rechigne à évoquer le sujet du « 6/4 », comme on appelle ici prudemment les événements de Tiananmen, pour la date du 4 juin. Parce que l'on a peur. Et aussi parce que, comme l'explique Li, jeune étudiante de Beida, on a « presque honte d'être plus préoccupés par le futur emploi, les perspectives d'ascension sociale, les loisirs ». Elle confie être allée sur des sites chinois interdits, et savoir « quel prix ont payé nos aînés, même si je n'arrive pas à comprendre comment une telle tragédie a pu se produire ». Mais la majorité de ses amis s'en soucient peu. Leurs manuels d'histoire, il est vrai, ont gommé ces jours de plomb. Leurs parents ont tu le sujet, pour les protéger. Et aujourd'hui, Internet est inlassablement nettoyé pour l'effacer. Hier, de nombreux sites comme Twitter et Flickr ont été bloqués.

« Deng Xiaoping est mort trop tard »

Bras droit de Zhao Ziyang, patron du PC en mai 1989, Bao Tong affirme cependant au Figaro
« qu'une telle blessure, chez un peuple comme chez un homme, finit toujours par ressortir si elle est niée. Elle empêche de regarder sereinement devant ». Pourtant, même si la génération actuelle des dirigeants chinois ne porte pas la responsabilité de la répression, un universitaire chinois qui préfère garder l'anonymat estime qu'il faudra « attendre la génération suivante, qui n'aura pas directement hérité de cette situation politique, pour espérer une révision du jugement sur Tiananmen ». Les dirigeants chinois, directement, comme le patron de Hongkong il y a peu, ou indirectement, par la presse officielle, martèlent que la seule chose qui importe aujourd'hui est la fulgurante émergence économique chinoise, et que le reste est détail.

Pourquoi un tel blocage, alors que d'autres périodes comme la Révolution culturelle ont été déjugées a posteriori ? Il y a bien sûr un souci d'image. La crainte du précédent, aussi, la réhabilitation, même partielle, d'une contestation, fait peur. Mais Jean-Philippe Béja, chercheur du CNRS, explique aussi dans son livre (À la recherche d'une ombre chinoise, Éd. Seuil) que cette « oblitération de l'histoire » est stratégique pour le régime actuel, car elle empêche « toute accumulation, toute mémoire d'expériences démocratiques ». Et prive ainsi de fondations tous les mouvements qui peuvent tenter de naître, comme celui de la charte 08 en décembre dernier, ainsi contraints de repartir de zéro.

En fait, confie Dean Peng, étudiant en 1989 (lire ci-dessus), « Tiananmen est venu trop tôt, ou bien Deng Xiaoping est mort trop tard ». « La route de la Chine, songe-t-il, aurait peut-être été différente si le printemps de Pékin n'avait pas précédé les événements de Berlin, Bucarest, d'URSS... »

3 - HONG KONG

Tiananmen : Hongkong se souvient - Bruno Philip
Le Monde - Page Trois, samedi, 6 juin 2009, p. 3

Vingt ans après, l'écrasement du « printemps de Pékin » reste occulté par les autorités chinoises. Mais le territoire autonome a marqué sa différence

Des dizaines de milliers de bougies brandies par une forêt de mains levées en mémoire des âmes mortes : plus d'une centaine de milliers de Hongkongais rassemblés jeudi 4 juin dans le parc Victoria ont voulu montrer que, vingt ans après, l'écrasement du mouvement des étudiants de Tiananmen n'a pas été oublié dans l'ancienne colonie britannique.

Au moment même où le régime de Pékin s'est employé à étouffer toute ébauche de commémoration du sanglant épisode du 4 juin 1989, ce rassemblement d'environ 150 000 personnes (le chiffre donné par les organisateurs, la police n'en ayant dénombré pas plus de 60 000) a marqué l'unique manifestation du souvenir de Tiananmen en territoire chinois.

Hongkong, Région autonome spéciale (RAS), jouit d'un singulier privilège en Chine : revenu dans le giron de la mère patrie le 1er juillet 1997, ce territoire de 7 millions d'habitants n'en a pas moins gardé un statut à part au nom du principe d '« un pays, deux systèmes » négocié avant la rétrocession. Ce qui permet aux Hongkongais, en dépit des pressions exercées par Pékin sur le gouvernement local -par ailleurs ouvertement pro-chinois-, de bénéficier d'une liberté à nulle autre pareille dans le reste de la Chine.

Dans la foule, avant le début de la cérémonie, alors que des milliers de personnes continuent d'affluer des bouches de métro voisines, les réactions de gens interrogés au hasard tranchent par leur franchise et leur spontanéité avec celles observées à l'ordinaire en Chine continentale, où la parole reste bridée en public, où le souvenir de Tiananmen est tabou : « Les étudiants de 1989 n'avaient d'autre choix que de manifester pour démontrer leur attachement aux idéaux démocratiques. En tout cas, rien ne justifiait qu'on leur tire dessus ! », déclare Rubbie, une lycéenne de 16 ans, née quatre ans après le drame... « Si le gouvernement de Pékin a ordonné de tuer des gens à l'époque, il faut qu'il l'admette ! Tout le monde a besoin de savoir ce qui s'est passé le 4 juin 1989 », ajoute sa copine Sarah. « Li Peng [ancien premier ministre] et Jiang Zhemin [ex-président et chef du parti] devraient être jugés ! », espère en souriant un homme de 75 ans , K. N. Chong, ancien professeur à l'université de Hongkong, qui passait par là et traînait une oreille curieuse avant de se joindre à la conversation.

Tout au long des deux heures trente que va durer la cérémonie, la foule reste disciplinée et recueillie. Les chants ou les films diffusés sur de grands écrans la plongent tour à tour dans la ferveur ou l'excitation. La cérémonie commémorative a lieu tous les ans, le 4 juin, dans ce même parc. La première fois, en 1990, une centaine de milliers de personnes s'étaient rassemblés. Au fur et à mesure des années, les participants étaient de moins en moins nombreux. Mais la grand-messe de jeudi soir a marqué le retour en masse des Hongkongais, émus ou concernés par la date symbolique.

Sur la scène, une oratrice promet : « Nous sommes là pour le 20e anniversaire, nous serons là pour le 22e, le 23e, pour demander justice au gouverne ment chinois ! » « Vingt ans ont passé et les taches de sang sur Tiananmen ont été lavées par le temps, lance Richard Tsoi Yiu-cheong, le vice-président de l'Association hongkongaise de soutien au mouvement patriotique et démocratique en Chine qui a organisé l'événement, mais cette épisode de l'Histoire est encore gravé dans le coeur des gens qui ont un sens de la justice. Nous pouvons encore sentir l'odeur du sang et nous avons remporté la bataille contre l'oubli. »

A un moment, après que tout le monde eut religieusement allumé sa bougie, les projecteurs du parc se sont éteints. Le parc dominé par les gratte-ciel s'est alors trouvé plongé dans un silence religieux. Puis la foule a scandé la vieille formule réservée jadis aux empereurs de Chine et à Mao « Dix mille ans de vie à la démocratie ! Dix mille ans de vie au peuple chinois ! » « Prosternez-vous ! », a commandé un orateur. A plusieurs reprises, brandissant leurs bougies dans la nuit, les Hongkongais se sont inclinés en mémoire des disparus, des morts et des blessés du 4 juin 1989.

Un homme est plus tard monté sur scène : Xiong Yang, ancien leader de Tiananmen désormais pasteur dans l'armée des Etats-Unis et de nationalité américaine. Il est le seul ancien « rebelle » que les autorités, placées sous forte pression pékinoise, ont laissé entrer cette semaine en territoire hongkongais. C'est la première fois en dix-sept ans qu'il foule le sol chinois. Il s'exclame : « Hongkong est la fierté de la Chine car, ici, vous avez des gens qui osent défendre les libertés. »

Alors que les Chinois du continent ont besoin d'un passeport spécial, qu'ils obtiennent facilement, pour entrer à Hongkong, un jeune homme au visage caché derrière un masque d'infirmier (en raison des menaces de la grippe porcine, certains Hongkongais se protègent) explique être originaire de Pékin et étudier la physique à Hongkong. « Je suis sûrement l'un des rares étudiants de Chine continentale à savoir ce qui s'est passé le 4 juin 1989. Mes parents sont des intellectuels, ils m'ont tout raconté. » On ne sait pas s'il sourit sous son masque, mais il dit, en regardant défiler sur les écrans de télévision installés dans le parc des images de la tragédie : « En Chine, avec le parti communiste au pouvoir, il n'y a pas d'espoir. »


A Pékin, circulez, il n'y a rien à voir ! - Brice Pedroletti
Le Monde - Page Trois, samedi, 6 juin 2009, p. 3

Tiananmen : Hongkong se souvient

Se rendre sur la place Tiananmen le 4 juin tient du parcours du combattant : les policiers multiplient les contrôles. De très jeunes gens en tee-shirt, le crâne rasé, sont postés tous les 15 mètres ou se mêlent à la foule. Les policiers en civil, munis d'oreillettes, sont omniprésents. Dans les tunnels piétonniers qui seuls permettent d'accéder à l'esplanade centrale de la place, les objets personnels sont passés aux rayons X et les papiers d'identité contrôlés.

Le système de défense est au point : trois jeunes artistes chinoises en ont fait l'expérience. Elles avaient décidé de se rendre sur la place vêtues de blanc, la couleur du deuil, comme des dissidents à l'étranger l'avaient suggéré. L'une d'elles tenait à la main une fleur blanche, une autre portait un badge où était écrit « Liu Si (6-4) », nom de code des événements du 4 juin. Au contrôle de police, elles ont immédiatement été emmenées au poste : « On nous a demandé ce qu'on pensait sur le 4 juin, notre adresse, où on avait fait nos études... Tout a été enregistré et noté, il a fallu signer et apposer son empreinte digitale. Ça a duré deux heures », raconte Shi Jing, 26 ans. « Le badge a été confisqué. On nous a laissé aller sur l'esplanade centrale, en nous prévenant qu'on devait rester ensemble et ne pas se regrouper avec d'autres gens », ajoute Zhang Rui, 26 ans.

DISPOSITIF POLICIER

Zhang Rui et Shi Jing, qui ont également raconté leur aventure sur leur blog, ne sont pas surprises par le dispositif policier : « Les gens le savent. On sait que c'est un événement très important et donc ultrasensible. Le gouvernement est une machine qui cherche à rester coûte que coûte au pouvoir, tous les coups sont permis, même la violence », expliquent-elles.

Ceux qui osent s'exprimer au sujet du 4 juin ont été le plus souvent retenus à domicile. Près d'une centaine de personnes sont, d'après les ONG, « contrôlées ». Les Mères de Tiananmen, qui, depuis 2007, se rendent le 3 juin au soir dans l'ouest de Pékin, où périrent plusieurs dizaines de victimes, ont été empêchées de sortir.

Mercredi soir, la chaîne de télévision CCTV1 a consacré son émission « Focus » à la sortie d'un ouvrage intitulé Liu ge weishenme (les six questions). Un responsable du département de la propagande y explique qu'il faut « soutenir la prééminence du marxisme dans le domaine idéologique contre le pluralisme des idées directrices », la direction du Parti communiste « contre le multipartisme des Occidentaux » et le système de consultation des représentants du peuple contre la « séparation des trois pouvoirs ». Cette « pensée », entend-on au long de l'émission, est la clé du succès économique de la Chine.

Le reportage montre des étudiants du département des études marxistes de l'université de Tsinghua, qui, le livre en main, se félicitent que leur vision des choses soit, depuis la lecture du livre, bien moins confuse qu'auparavant. L'ambiance est peut-être surréaliste, mais les apparences, en ce vingtième anniversaire, sont sauves.

Sur le Web :
Les photos des jeunes filles sur le blog
blog.sina.com.cn/s/blog_4a0cf5af0100d7qd.html
(en chinois)





Hongkong en communion avec les frères du continent - Pascalle Nivelle
Libération, no. 8728 - Supplément, mardi, 2 juin 2009, p. SP14

Les cérémonies du 4 juin sont l'occasion, pour l'ancienne colonie britannique, d'affirmer ses libertés. Et de dénoncer la dictature continentale.

Sans dire à ses parents où il se rendait, «pour ne pas les effrayer», il est parti seul pour Hongkong, participer à la marche du vingtième anniversaire de Tiananmen. Là, au milieu de la foule dominicale rassemblée à Victoria Park, comme chaque année depuis vingt ans, dans son tee-shirt semblable aux milliers d'autres, Travis, 25 ans, se dit «fier et ému». Même s'il n'en mène pas large : «J'ai peur, la police a peut-être envoyé des agents photographier les Chinois du continent.»

Epidémie. La dernière fois qu'il était venu à Hongkong, par simple curiosité en dehors de toute date sensible, c'était avec un groupe de touristes. Le guide «du continent» avait averti : «Si un seul de vous rapporte un tract ou un tee-shirt "subversif", c'est tout le bus qui aura des ennuis. Le coupable risque deux semaines de prison.» C'était il y a trois ans. Fils de commerçants aisés d'un village de la région du Guangxi (sud), Travis n'avait jamais entendu parler des événements du 4 juin. «J'ai tout découvert l'an dernier, sur Internet. J'ai été déchiré, j'ai remis en question tout ce que je savais, tout ce qu'on m'avait appris. Et je me suis senti très seul, car personne ne veut parler de cela. Depuis je ne suis plus jamais tranquille.» L'autre découverte majeure, pour Travis, c'est Hongkong, cette «autre Chine». Les mêmes gens, qui parlent cantonais, la langue de son village. Qui ont les mêmes soucis de fin de mois. Mais qui ont le droit, inscrit dans la «basic law» (la constitution hongkongaise), de s'exprimer, de se réunir, de manifester. Parmi cette foule recueillie et tranquille, d'où émergent des panneaux, «Responsabilité des bourreaux», «N'oubliez pas le 4 juin», «Faites passer la flamme», Travis «respire» et s'interroge sur l'injustice «d'être né sur le continent» : «Chez nous, dit-il, si tu critiques le PCC, qui que tu sois, tu auras des ennuis un jour ou l'autre. Ici et là-bas, c'est pourtant la même patrie.»

Pas tout à fait. En 1997, lors de la rétrocession de Hongkong à la Chine, les dirigeants chinois ont inventé un concept, «un pays, deux systèmes», qui garantissait à la nouvelle région administrative spéciale de conserver le système judiciaire et les droits civiques accordés par les Britanniques, et même un semblant de parlement, le Legco, qui désigne les officiels de niveau inférieur. Pékin a gardé la mainmise sur les questions de défense et de politique étrangère, ainsi que la nomination du chef de l'exécutif. «Douze ans après, malgré une lente érosion, le système fonctionne, les libertés fondamentales sont garanties et protégées, constate Nicholas Bequelin, directeur de l'association Human Rights Watch. Hongkong continue de jouer son rôle de plateforme d'observation, de vigie. Mais il n'y a eu aucun transfert vers la Chine. Pékin n'est pas intéressé par le système judiciaire et légal d'ici.»

Reste que Hongkong jouit toujours d'une grande liberté en comparaison avec le reste de l'empire, et que ses habitants y sont fermement attachés. En 2003, en pleine épidémie de Sras, Pékin avait tenté de faire passer une loi sur la subversion de la sécurité de l'Etat, identique à celle qui bâillonne les citoyens chinois. «Environ 500 000 personnes, un Hongkongais sur dix, sont descendues dans la rue. Cela a tapé sur le pilier essentiel de Hongkong : la liberté, se souvient Jean-Philippe Beja, chercheur au Centre d'études français sur la Chine contemporaine (CEFC). Cela montre que Pékin ne fait pas ce qu'il veut ici et l'incroyable attachement des gens à leurs libertés.» La manifestation la plus spectaculaire pour la liberté est le rituel du 4 juin. Marche de trois heures jusqu'au siège du gouvernement le dimanche précédent le 4 juin, veillée aux bougies le jour anniversaire, c'est une tradition respectée par des dizaines de milliers de Hongkongais. Ils réclament inlassablement la révision des événements, dont la reconnaissance des milliers de morts lors de l'intervention militaire, toujours niés par Pékin. Une enquête réalisée la semaine dernière par l'université de Hongkong, et dont la presse, s'est fait largement l'écho, a montré que plus de 60 % de la population souhaitent une révision du verdict du 4 juin, soit 12 points de plus que l'an dernier. 70 % des sondés déclarent condamner le régime pour la tragédie. «A Hongkong, les pro-Pékin gagnent du terrain en politique ou en économie mais pas dans la population, qui sent une menace sur les droits civils et les libertés. Ils expriment cette crainte dans les sondages», explique Lee Cheuk Yan, député, syndicaliste et vice-président de l'Alliance, organisation formée au lendemain de Tiananmen.

Manuels scolaires. Banni depuis vingt ans de Chine continentale pour avoir aidé 300 étudiants à s'évader après le massacre, Lee Cheuk Yan est un infatigable défenseur des droits civiques. Selon lui, les manifestations pour la mémoire du 4 juin, «sont aussi une façon d'exprimer l'attachement à ces droits et de les protéger». Dimanche, dans la touffeur subtropicale, environ 5 000 personnes de tous âges ont repris l'hymne composé pour le vingtième anniversaire : «Depuis 5000 ans, il y a le rêve que chaque Chinois puisse vivre libre et heureux.» Une vieille dame, toute chiffonnée de rides, murmure : «Nous avons le devoir d'honorer la mémoire des étudiants qui se sont sacrifiés pour la démocratie.» Un étudiant de 20 ans déclare : «Il faut faire passer la flamme du 4 juin pour construire un avenir pour toute la Chine.» Un homme entre deux âges, porte une inscription sur son tee-shirt rebondi par l'embonpoint : «Donald, tu ne me représentes pas.» Il y a un mois, Donald Tsang, chef de l'exécutif hongkongais, a réclamé un «constat objectif» sur le 4 juin, au regard «des succès économiques de la Chine», déclarant représenter l'opinion publique. Devant le tollé, il a dû présenter des excuses publiques.

Les Hongkongais ne vivent pas dans une véritable démocratie, pas plus qu'à l'époque de la domination britannique jusqu'en 1997. Mais ils peuvent être chatouilleux. Le président de l'Union des étudiants de l'université de Hongkong, en a fait l'expérience lui aussi. Selon Martin Kok, vice-président de cette association, Chan Yi Ngok a déclaré que les événements de 1989 auraient pu se terminer pacifiquement sans le «comportement irrationnel» des leaders étudiants. Il a été démis de ses fonctions par ses pairs, et l'Union des étudiants a fait voter une motion approuvée à 92 %, sur la nécessité pour le gouvernement de Pékin de rendre des comptes sur le «massacre». «Il est indispensable d'entretenir l'esprit du 4 juin, et de lutter contre les pro-Pékin de plus en plus nombreux, qui veulent l'effacer de l'histoire, affirme Martin Kok. Si nous ne le faisons pas, la génération suivante aura oublié.» L'université de Hongkong est le principal berceau de la mémoire du 4 juin. C'est là qu'a atterri le Pilier de la honte, monument orange à la gloire des morts de Tiananmen, après avoir été rejeté de parcs en bâtiments officiels. «On est fiers d'être les gardiens, clame Martin Kok, mais je ne sais pas si tous les gens qui passent devant savent ce que c'est. La grande majorité des étudiants sont devenus indifférents.» Comme en Chine, les manuels scolaires ne l'évoquent pas : «Le monopole de l'histoire par le Parti unique est un vrai danger, dit Jean-Philippe Beja, c'est pourquoi il est important que Hongkong garde son rôle.»

Depuis un mois, initiatives et réactions se multiplient. Bao Pu, éditeur à Hongkong, a pris le risque de publier en anglais et en mandarin les mémoires interdites de Zhao Ziyang, ancien numéro 1 du PCC «purgé» après les événements de 1989. La transmission des cassettes enregistrées clandestinement par d'ex-officiels du régime pourrait faire le régal de John Le Carré, spécialiste de la Guerre froide. «Tiananmen a été une victoire militaire et une catastrophe politique», dit Bao Pu, pour justifier la parution de «cette rectification de l'histoire». Il est le fils de Bao Tong, ancien bras droit de Zhao Ziyang devenu un irréductible opposant du régime. Lui aussi fait «passer le flambeau», expression consacrée à Hongkong. Pékin, ulcéré par ces mémoires qui s'arrachent dans la région administrative spéciale, et dont des copies ne manqueront pas de circuler à Pékin, n'a pu empêcher leur parution parfaitement légale à Hongkong.

Réfugié. Mais le vieux Bao Tong, qui vit à Pékin, a été envoyé sine die dans la Montagne jaune, en vacances forcées. Une façon de contrarier son fils. Pékin, de façon sporadique, lance des rappels à l'ordre. Sans logique évidente. Samedi, Xiong Yan, ancien de Tiananmen réfugié aux Etats-Unis, a pu entrer pour la première fois depuis vingt ans à Hongkong. Le même jour, le sculpteur du fameux Pilier de la honte, de nationalité danoise, s'est vu refuser le visa d'entrée. «On ne comprend rien sinon qu'ils ont peur, dit le député Lee Cheuk Yan. Pourtant nous ne sommes pas une menace : Hongkong n'est même pas une démocratie.»


4 - TÉMOIGNAGES / RÉCITS



INTERVIEW - Ma Jian « En Chine, chaque jour est un 4 juin 1989 »
L'Express, no. 3022 - l'entretien, jeudi, 4 juin 2009, p. 12-14,16

PROPOS RECUEILLIS PAR :
Robert Neville Robert

Il serait l'« une des voix les plus courageuses et les plus importantes de la littérature chinoise actuelle », selon Gao Xingjian, prix Nobel de littérature... Vingt ans après l'écrasement sanglant de Tiananmen, le 4 juin 1989, Ma Jian revient sur le Printemps de Pékin, qui fournit la trame de son roman magistral, Beijing Coma (Flammarion), dont paraît ce mois-ci la version en mandarin. Ancien photographe au service de propagande des syndicats chinois, cet écrivain inclassable a fui Pékin, au début des années 1980, et traversé le pays de part en part, trois ans durant. Après l'interdiction d'une de ses nouvelles, il choisit l'exil à Hongkong, puis à Londres, où il vit désormais. Dans son dernier opus, le narrateur gît dans un coma éveillé après avoir reçu une balle dans la tête, place Tiananmen. Alors qu'il se remémore les événements qui ont précédé la nuit tragique du 4 juin, le monde change autour de lui...

Vous étiez sur la place Tiananmen, il y a vingt ans, lors des manifestations du Printemps de Pékin. Que faisiez-vous là ?

Je suis arrivé place Tiananmen en avril, peu après la mort de Hu Yaobang [NDLR : ex-secrétaire général du PC et réformateur, à qui les manifestants entendaient rendre hommage]. J'ai campé avec les étudiants, sur la place, dans leurs tentes artisanales. Je les aidais à écrire les slogans sur les banderoles, et à distribuer l'eau et la nourriture. J'avais dix ans de plus que la plupart d'entre eux, et je vivais à Hongkong depuis un an. Bien qu'engagé dans le mouvement, je sentais aussi que j'étais un témoin. J'ai pris de nombreuses photos et j'ai discuté avec autant de monde que possible.

Quelle était l'ambiance ?

Depuis que le Parti communiste contrôle la Chine, le peuple a cessé d'exister ; le « peuple », ce n'est plus qu'un mot utilisé par le pouvoir. Mais, en avril et en mai 1989, le peuple chinois a ressuscité, et ça a été un grand moment de joie. La période était particulière : comme chacun avait très peur que le gouvernement cherche un prétexte pour réprimer les étudiants, on faisait très attention de bien se comporter ; malgré les mouvements de foule, il n'y avait ni disputes, ni vols, ni accidents de la circulation. Je me souviens d'un jour, en particulier, sur la place Tiananmen. Un camion s'est garé et le chauffeur m'a demandé de l'aider à distribuer les bouteilles d'eau minérale qu'il transportait. J'ai grimpé à bord et appelé des passants à l'aide. Aussitôt, la foule a entouré le véhicule, et j'ai commencé à décharger les cartons de bouteilles. Ils passaient de main en main, comme s'ils étaient portés par des fourmis, jusqu'aux tentes des étudiants. Confrontés au pouvoir autoritaire, les Chinois sont toujours restés le dos courbé ; le mouvement de Tiananmen leur a permis de se redresser, alors même que la capitale était entourée par 200 000 soldats.

Votre situation est particulière : vous vivez à Londres, mais vous faites chaque année de longs séjours en Chine continentale.

Oui, je suis devenu résident hongkongais dès les années 1980 ; par conséquent, le Parti ne pouvait pas me réprimer. C'est pour cela que je suis retourné à Pékin, à la fin de 1989, où j'ai pu écrire une fable politique, Nouilles chinoises.J'y décris l'état d'indifférence dans lequel le peuple s'est replié après l'écrasement de Tiananmen. Dans les années qui ont précédé ces événements, sous Zhao Ziyang et Hu Yaobang, les dirigeants de l'époque, la tension politique était moindre : peu d'auteurs ont été emprisonnés en raison de leurs écrits. Après 1989, en revanche, le Parti a retiré toute liberté de discussion. Beaucoup de poètes et d'écrivains impliqués dans le mouvement étudiant ont choisi l'exil, par crainte d'être arrêtés ou anéantis. Aujourd'hui, Internet et les progrès technologiques permettent à chacun de s'exprimer plus facilement, mais la liberté d'expression est encore plus limitée qu'il y a dix ou quinze ans. Chacun peut aller sur la Toile pour donner son point de vue, certes, mais les commentaires des uns et des autres peuvent être « harmonisés » à tout moment [NDLR : le régime de Pékin prétend recourir à la censure afin de défendre l'« harmonie » nationale]. Nous avons fait trois pas en avant, puis trois pas en arrière. Rien n'a changé.

Comment s'est passée votre dernière visite en Chine, en mars et en avril derniers ?

Je me suis rendu compte à quel point il est désormais impossible d'y voyager « clandestinement ». J'ai été surveillé et suivi par la police partout. Ils ont interrogé chaque personne que j'ai rencontrée. Je suis allé dans de nombreux endroits sensibles, comme la zone du tremblement de terre du Sichuan, et des villages au bord du fleuve Yang-tsé, qui ont été déplacés à la suite de la construction du barrage des Trois-Gorges. La police voulait savoir ce que je faisais là. Il semble que les autorités aient été particulièrement inquiètes parce que j'avais avec moi une copie de la Charte 08 [NDLR : manifeste signé par 303 intellectuels, qui réclame la fin du monopole du pouvoir du Parti].

Il est très difficile de discuter aujourd'hui en Chine des événements de Tiananmen. Parmi les étudiants, en particulier, l'ignorance ou l'indifférence dominent, comme si le sujet était profondément refoulé...

Les trois mots qui font le plus peur au Parti communiste, c'est : « massacre de Tiananmen ». La moindre allusion aux événements du 4 juin provoque un incident politique majeur. Chaque année, à cette date, policiers et militaires sont en état d'alerte. Vingt ans d'efforts ont réussi à faire évoluer l'opinion du peuple sur ces événements. Désormais, beaucoup de Chinois défendent le principe de la répression, au nom de la stabilité. C'est un succès - temporaire - pour le Parti communiste. La volonté individuelle de nombreux Chinois a été écrasée, mais beaucoup ont trouvé un certain réconfort dans la richesse matérielle. A mon avis, cependant, celui qui éprouve le bonheur sans connaître la liberté ne se sent pas en sécurité. Sans effort d'introspection sur les événements du 4 juin, nous n'avons pas d'avenir. En Chine, chaque jour est un 4 juin.

Est-ce cet effacement des mémoires qui vous a poussé à accepter que votre roman paraisse pour la première fois en mandarin à Hongkong, Taïwan et Singapour, ce 4 juin, au risque de vous voir interdire définitivement l'accès à votre pays ?

J'ai pris cette décision car Tiananmen est le seul moment, dans l'histoire du dernier demi-siècle, où le peuple chinois a exprimé sa propre opinion. Tout le monde, en Chine, parlait alors de l'avenir du pays. Chacun faisait part de ses aspirations individuelles. Et nous nous intéressions aux étudiants, bien sûr, qui symbolisaient l'avenir. Cela prouve que les Chinois ne sont pas une nation indifférente. La Chine n'est pas une société d'êtres décervelés, qui vivent comme des légumes. A mon avis, nous ne pouvons retrouver l'espoir dans l'avenir qu'en comprenant notre passé. Pour un auteur, c'est même une question de conscience professionnelle : celui qui écrit doit s'intéresser à ses contemporains. C'est la moindre des choses, me semble-t-il.

Comment s'est imposée à vous l'idée d'écrire Beijing Coma ?

Le 28 mai 1989, j'ai quitté la place Tiananmen pour me précipiter à Qingdao, dans la région du Shandong, où vivait ma famille. Mon frère aîné, victime d'un accident, venait de tomber dans le coma. Dans les semaines qui ont suivi, après l'écrasement de Tiananmen, le régime a déclenché une vaste traque à travers tout le pays pour retrouver les participants au mouvement. Puisqu'il était impossible de fuir, les courageux qui s'étaient enfin levés et qui avaient pris la parole ont été, pour survivre, contraints d'observer à nouveau le silence. Comme s'ils étaient tombés dans le coma. Au sein de la société, les idéaux et les passions du mouvement de 1989 ont rapidement disparu, comme s'ils n'avaient jamais existé. Au même moment, mon frère, en raison de son coma, s'est réfugié dans le silence, au fond d'une grotte - son propre corps. Dans les premières pages de mon roman, Dai Wei, le personnage principal, lui aussi dans le coma, est sur le point de se réveiller et de faire face à une société qui a perdu la mémoire. Il désespère de quitter une fausse mort - le coma - pour atteindre une vraie mort - le réveil dans un monde sans mémoire. Dans ce roman, j'écris non pas sur la douleur du souvenir, mais sur celle de l'oubli. Dans une société totalitaire, si le corps veut survivre, l'esprit doit mourir. Il faut choisir.

Au fil des pages, de nombreux personnages réels apparaissent aux côtés de personnages fictifs. Ne craignez-vous pas que cela entraîne une confusion ?

La fiction est une forme de rêve et, à mes yeux, c'est la seule « vérité » qui soit intéressante. Nous ne pouvons pas tout savoir à travers l'étude de l'Histoire. Mais, grâce à la littérature, nous pouvons, avec compassion, regarder en nous-même. C'est tout l'intérêt de l'écriture romanesque.

En Chine, le roman perd son prestige. Des censeurs politiques et des philistins de l'économie de marché, qui a l'influence la plus nocive ?

La censure politique, ou plutôt la censure de la pensée, est la plus terrible. Un régime totalitaire a pour objectif, entre autres, de contrôler le cerveau des gens. Le rêve ultime du PC est que les Chinois deviennent tous les mêmes. Le Parti ne tolère pas les écrivains qui ont leur propre pensée. Pour défendre leur liberté d'écriture, ceux-ci peuvent seulement se révolter ou s'exiler à l'étranger. Si j'étais resté en Chine, je ferais comme la plupart des écrivains : j'esquiverais la réalité et j'éviterais de penser. Vivre à l'étranger m'a permis de comprendre l'importance de la liberté pour écrire. Je ne peux ressentir et imaginer que si je me sens libre.

Quel regard portez-vous sur la littérature publiée en Chine aujourd'hui ?

Très peu de romanciers chinois comprennent le principe d'une écriture indépendante. La plupart sont bons pour raconter des histoires, voilà tout. L'assemblée de l'Association des écrivains chinois, c'est comme le plénum des hauts dirigeants du PC chinois. Leur seul critère, en matière de littérature politique, est le soutien au Parti. Voilà pourquoi ils critiquent tant les principes qui sous-tendent un prix Nobel de littérature, par exemple.

L'un des moments clefs de votre roman, c'est l'histoire véridique des trois jeunes gens qui ont jeté de la peinture sur le portrait de Mao Tsé-toung - ce tableau immense qui domine toujours la place Tiananmen. Que penser de ce geste ?

Parmi les trois, il n'y avait qu'un ouvrier. Les deux autres étaient des étudiants diplômés, qui commençaient tout juste à travailler. Ils étaient plus jeunes que les étudiants doctorants sur la place. Mais, sans aucun doute, ils ont montré du doigt le problème nodal de la Chine : le totalitarisme. Et ils ont bien fait. Si les Chinois chassent le cadavre de Mao de la place Tiananmen, la démocratie et la liberté auront une chance. Mais, si chacun continue à porter dans sa poche des billets à l'effigie de Mao Tsé-toung, les Chinois pourront s'enrichir autant qu'ils le voudront, mais ils n'auront pas le droit de devenir des hommes. Et leurs richesses pourront être anéanties à tout instant.

PORTRAIT - Ma Jian

18 août 1953 Naissance à Qingdao, province du Shandong. 1984 Fuit Pékin et la campagne politique contre la « pollution spirituelle » qui le menace. 1986 Quitte la Chine pour Hongkong. 1987 La Mendiante de Shigatze, recueil de nouvelles (Actes Sud, 1993). 1990 Nouilles chinoises (Flammarion, 2005) et Chienne de vie (Actes Sud 1993). 1997 Hongkong est rétrocédée à la Chine. 1999 Chemins de poussière rouge (L'Aube, 2005). 1999 S'installe à Londres avec Flora Drew, qui traduit ses livres en anglais. 2008 Beijing Coma. 4 juin 2009 Parution de Beijing Coma en mandarin.


TÉMOIGNAGE - Wang Juntao croit toujours en la démocratie
La Croix, no. 38372 - Autrement dit/Que sont ils devenus, mardi, 2 juin 2009, p. 28

« La Croix » publie cette semaine les portraits de quatre rescapés du Printemps de Pékin Aujourd'hui, Wang Juntao, qui avait fondé en Chine un magazine pro-démocratie.
Dorian Malovic

Intellectuel infatigable, Wang Juntao travaille surtout la nuit. Et c'est entre minuit et trois heures du matin que sa voix résonne au téléphone, depuis son bureau de New York où il prépare ses interventions pour commémorer les 20 ans du mouvement étudiant de Pékin. « C'est en pensant aux victimes que nous nous recueillerons dans plusieurs villes du monde, explique-t-il. Cette nuit-là, du 3 au 4 juin, lorsque j'ai vu les soldats tirer, mon sang s'est glacé. Tout ce que nous avions organisé depuis des mois venait de s'effondrer, écrasé par l'armée, et nous avons perdu une chance historique de vivre une transition politique pacifique... »

Engagé très jeune dans la démocratisation de la société, Wang Juntao avait fondé le magazine Printemps de Pékin dans lequel il diffusait des réflexions et orientations qui influencèrent toute une génération d'étudiants. Auparavant, en 1986, il avait cofondé le Centre pour les sondages politiques, premier institut indépendant du genre et instrument utile pour les réformateurs du régime.

« Il est difficile de dire aujourd'hui si le soulèvement a été un échec total, analyse-t-il. Avec le recul on voit que le Parti communiste dirige toujours le pays et que les réformes économiques se sont accélérées par la suite. Mais on assiste aussi à une multiplication des manifestations de mécontentement du peuple chinois qui deviennent de plus en plus violentes à cause des inégalités provoquées par les réformes. » Le bilan relève des historiens.

Depuis son arrivée aux États-Unis, où l'adaptation n'a pas été simple, Wang Juntao n'a pas cessé d'étudier sur cette question. Une année à Washington dans une association politique chinoise, puis à Harvard (« J'avais reçu une bourse pour étudier »), enfin à l'université Columbia de New York, où il a passé sa thèse sur le thème « Les régimes politiques en transition ». « Je mène trois engagements de front, précise-t-il. La promotion de la démocratie en Chine, l'organisation de débats et de programmes politiques sur le thème "La démocratie est la solution aux problèmes actuels de la Chine" et, enfin, la poursuite de mes recherches universitaires. »

Marié avec une Chinoise et père d'une petite fille née en 2000, Wang Juntao concède que l'engagement politique et la vie de famille sont parfois difficiles à concilier mais il sent que des progrès se font sentir en Chine et que les conditions propres à une évolution démocratique sont en marche. « Je suis lucide et prudent mais les réseaux politiques sont plus faciles à nourrir grâce à Internet. La Chine est plus ouverte et l'opinion ne croit plus au Parti communiste comme il y a vingt ans. La corruption et les inégalités croissantes minent le moral des gens qui se disent que le modèle de Deng Xiaoping a fait son temps. »

L'activiste a des contacts permanents avec des intellectuels du continent. Il expose ses idées sur des forums Internet, anime une émission politique sur le Web. Mais il n'a guère de relation avec les ex-leaders étudiants, dispersés aux États-Unis, au Canada, en Grande- Bretagne, en France ou à Taïwan.

« Sous certaines conditions, un nouveau mouvement peut jaillir, différent d'il y a vingt ans bien sûr, estime-t-il. Le pays attend un moment déclencheur pour vivre sa transition démocratique. Au fond de mon coeur, je suis sûr que je retournerai de mon vivant dans une Chine libre et démocratique. »

« On m'a sorti de ma cellule où je venais de passer cinq ans, malade, atteint d'hépatite B. J'avais encore huit ans de prison devant moi, mais les gardes m'ont dit que j'allais partir pour les États-Unis me faire soigner », raconte Wang Juntao (ci-dessus, avec son épouse en 1994 à New York) depuis le New Jersey. Condamné à treize ans de prison après avoir été accusé d'être la « main noire » manipulatrice derrière les manifestations d'étudiants, Wang Juntao, journaliste engagé et charismatique de l'époque, n'a réalisé qu'une fois arrivé aux États-Unis qu'il ne reviendrait jamais en Chine : « J'ai entendu le mot "exil"... Je n'avais pas à terminer ma peine de prison mais je ne reverrais plus jamais ma famille... qui n'a pas le droit de sortir de Chine non plus. » À l'époque de sa détention, La Croix avait parrainé Wang Juntao avec Reporters sans frontières (RSF) pour demander sa libération.


TÉMOIGNAGE - Wu'er Kaixi ne regrette pas sa grève de la faim
La Croix, no. 38373 - Autrement dit/Que sont ils devenus, mercredi, 3 juin 2009, p. 28

Wu'er Kaixi était alors n°2 sur la liste des leaders du mouvement les plus recherchés.
Dorian Malovic

La voix rauque de l'ancien étudiant musulman ouïgour (1) résonne dans le téléphone. Il parle depuis Taïwan, son lieu de résidence depuis le milieu des années 1990 : « Excusez-moi, j'ai une terrible allergie... Peut-être le souvenir des événements d'il y a vingt ans, je ne sais pas. » Pour lui qui travaille dans une société informatique, comme pour des milliers d'étudiants ayant manifesté à l'époque, les souvenirs sont lourds à porter. « Je ne pourrai jamais oublier le son des fusils, les étincelles, les cris et les médecins dans les hôpitaux qui n'arrivaient plus à s'occuper de tout le monde », se souvient-il.

Étudiant à l'Université normale de Pékin, Wu'er Kaixi n'avait aucun passé politique. À 21 ans, les histoires de corruption et les conditions de vie déplorables des étudiants dans les universités chinoises alimentaient les discussions entre amis, mais sans plus.

« La mort de l'ancien secrétaire du Parti communiste Hu Yaobang, le 15 avril, a été l'étincelle, raconte-t-il. Tout le monde s'est enflammé. Nous nous sommes lancés dans une aventure dont personne ne pouvait imaginer l'issue. C'était une première pour nous... » Une façon de dire, avec vingt ans de recul, qu'ils étaient jeunes, enthousiastes et inconscients du danger.

Les étudiants voulaient notamment pouvoir créer une organisation indépendante. Ils dénonçaient la corruption du régime et exigeaient la démocratisation du système. Wu'er Kaixi fut l'un des initiateurs de la grève de la faim sur Tian An Men, déclenchée le 13 mai 1989 après un mois d'agitation et de manifestations, qui fut perçue comme un pas de trop par les autorités.

Vingt ans plus tard, Wu'er Kaixi balaye les critiques de ceux qui affirment que les étudiants auraient dû rentrer progressivement dans leur campus et terminer le mouvement paisiblement. « Je ne peux accepter ce genre de remarques, riposte-t-il. Ce n'est pas notre faute si le gouvernement a lancé les chars contre nous, si le Parti communiste s'est senti menacé. Deng Xiaoping ne pouvait supporter un tel affront et il a choisi avec d'autres du comité central la manière forte. On ne peut pas nous reprocher l'issue mortelle des manifestations qui ont duré plus de cinq semaines et durant lesquelles les leaders, hormis Zhao Ziyang qui est venu en personne sur la place, n'ont jamais réussi à s'entendre sur un dialogue avec nous. »

Après l'écrasement de la révolte, exfiltré de Pékin et protégé jusque dans le sud du pays, Wu'er Kaixi passe clandestinement à Hong Kong avec l'aide des triades locales, avant d'embarquer pour Paris où il fonde la Fédération pour une Chine démocratique. La France accueille alors des dizaines d'étudiants chinois - son ambassadeur à Pékin « distribuait » même des passeports à l'aéroport, tout comme les équipes consulaires de Hong Kong.

Puis il se rend aux États-Unis où le choc culturel se révèle très rude : « J'ai eu beaucoup de mal dans cet univers américain », admet-il sans développer. On sait qu'il s'est « un peu perdu », traversant le pays en voiture, faisant des petits boulots dans différents États, jusqu'à devenir laveur de voiture dans l'Arizona...

Il reste marqué par cet exil américain dont les autorités chinoises savent très bien qu'il isole les dissidents. Mais Wu'er Kaixi, marié à une Taïwanaise et père de deux garçons, reste fier de ce qu'il appelle « un des mouvements les mieux organisés et les plus réfléchis de l'histoire contemporaine ». « J'ai eu la chance de survivre, de ne pas connaître la prison et de partir à l'étranger, ajoute-t-il. Mais je resterai hanté toute ma vie par la mort de ceux qui ont été massacrés par l'armée. »

À la veille d'annoncer la loi martiale, le premier ministre chinois Li Peng annonce vouloir lancer un dialogue avec les leaders étudiants, Chai Ling, Wang Dan et aussi Wu'er Kaixi. « J'étais à l'hôpital où on me soignait car je faisais la grève de la faim depuis plus d'une semaine, raconte ce dernier. Je me suis précipité dans les salons de l'hôtel où se tenait la rencontre, en pyjama, impatient, en colère, et j'ai interpellé Li Peng qui nous faisait un long discours "langue de bois". Il nous faisait la leçon et nous voulions un dialogue. » Retransmis par les chaînes de télévision étrangères, cet épisode inouï où le jeune étudiant musulman ouïgour tient tête au premier ministre l'a rendu célèbre dans le monde entier.


TÉMOIGNAGE - « Tian An Men a éveillé ma conscience politique », Jimmy Laï
La Croix, no. 38374 - Autrement dit/Que sont ils devenus, jeudi, 4 juin 2009, p. 28

Jimmy Laï, homme d'affaires de Hong Kong, avait payé son insolence à l'égard du régime.
Dorian Malovic

Ceux qu'on appelle à Hong Kong les tycoons (les nababs fortunés) ont plus l'habitude de se distinguer par leur chiffre d'affaires démultiplié grâce au marché chinois que par leur engagement en faveur des droits de l'homme, la démocratie et les libertés individuelles. À 60 ans, Jimmy Laï, qui en paraît au moins dix de moins, s'impose comme une exception. À la tête d'un empire de presse et de communication à Hong Kong et Taïwan après avoir fait fortune dans le textile, Jimmy Laï se souvient de ces deux mois de 1989 comme d'un électrochoc : « Ces étudiants demandant plus de liberté, de meilleures conditions de vie et moins de corruption me rendaient fier et me donnaient confiance en un avenir chinois libre et démocratique, aussi bien sur le continent qu'à Hong Kong », raconte-t-il aujourd'hui dans le bureau de sa société, Nextmedia.

« Le 4 juin a provoqué une profonde tristesse mais aussi une terrible colère en moi ! Il fallait continuer à dire haut et fort ce que beaucoup pensaient tout bas et ne pouvaient pas exprimer. C'est alors que j'ai commencé à lancer mes journaux, considérés par Pékin comme d'opposition, pour leur montrer que je n'avais pas peur. » Et citant la Bible : « Dieu a dit qu'on ne vit pas que de pain. » Il reconnaît que la Chine a certes fait des progrès depuis vingt ans sur le plan économique, « mais il ne faut pas qu'elle nous aveugle sur ce qui ne va pas ».

Arrivé seul à Hong Kong en s'évadant de la province voisine du Guangdong lorsqu'il avait 12 ans, Jimmy Laï a travaillé en usine, vendu des fleurs en plastique et grimpé progressivement l'échelle sociale en faisant fortune. « De ces années difficiles, je garde l'idée de rendre à Hong Kong ce que j'ai reçu et, depuis l'éveil de ma conscience politique au lendemain du 4 juin 89, je ne cesse de me battre pour que la démocratie s'installe, que la liberté de la presse soit garantie et les libertés individuelles aussi. J'avais déjà beaucoup donné pour les étudiants de Pékin, de l'argent, de la nourriture, des tentes... je les soutenais de toutes mes forces, j'étais très engagé, et puis je me suis dit après : je vais continuer à me battre. »

Et lorsque le régime de Pékin tente de renforcer les lois sécuritaires à Hong Kong, il se joint aux milliers de manifestants dans la rue et ne manque pas d'expliquer à travers ses journaux le danger que feraient peser ces nouvelles lois pour les libertés individuelles. Son cheminement politique passe également en 1997 par une phase spirituelle intense qui l'amène à se convertir au catholicisme. Il redoutait d'être arrêté, envoyé en exil, renvoyé de Hong Kong. « J'étais prêt à tout, dit-il. J'ai été baptisé par le cardinal Zen le 7 juillet 1997, au lendemain de la rétrocession de Hong Kong à la Chine, une période inquiétante pour les sept millions de Hongkongais. Dieu m'a accepté et m'a apporté son soutien car j'avais besoin de plus de courage, j'avais peur, et Dieu m'a ouvert ses portes. »

Dans le collimateur de Pékin, Jimmy Laï n'a jamais pu revenir en Chine depuis vingt ans, mais son engagement relève « de la dignité humaine » : « Elle demande qu'on se batte pour que les Chinois deviennent de véritables citoyens du monde. » Si on lui demande pourquoi lui, un milliardaire, se bat pour la démocratie, il s'étonne : « Mais si moi je ne me bats pas, qui va le faire alors ? »

« Li Peng est un oeuf de tortue avec un QI de zéro ! », avait lancé Jimmy Laï après le massacre de Tian An Men, violente insulte dans la culture chinoise que le milliardaire va payer cher : « J'étais impulsif, je n'avais que 40 ans, je ne regrette rien mais j'ai payé le prix de mon insolence. » À la tête d'une florissante entreprise de textile, Giordano, dont les usines étaient basées en Chine, et qui ouvrait de nouveaux magasins toutes les semaines, Jimmy Laï a dû vendre toutes ses parts dans la société du jour au lendemain. Durant toutes les manifestations, il avait imprimé des centaines de milliers de tee-shirts prônant « démocratie » en plusieurs langues et imprimé les portraits des leaders étudiants en première ligne. « Si tu es prêt à t'opposer à un régime autoritaire, il faut aussi être prêt à faire des sacrifices personnels », dit-il encore aujourd'hui.


TÉMOIGNAGE - Arthur Tsang, photographe et témoin direct de l'Histoire.
La Croix, no. 38375 - Autrement dit/Que sont ils devenus, vendredi, 5 juin 2009, p. 23

Arthur Tsang fut l'auteur de la fameuse photo de l'homme qui a fait face aux chars de l'armée.
Propos recueillis par Dorian Malovic

«C'est généralement lorsqu'un avion atterrit que les passagers applaudissent, heureux d'être arrivés sains et saufs à leur destination, mais en ce 7 juin 1989, dans l'avion Cathay Pacific plein à craquer d'Occidentaux et Asiatiques pressés de fuir Pékin pour Hong Kong, c'est au décollage que les passagers ont applaudi... En tant que Chinois de Hong Kong, cela m'a rendu triste. Nous nous échappions tous de là et nous laissions derrière nous les morts de la nuit du 3 au 4 juin et la répression sanglante qui continuait. »

Sur la terrasse d'un petit bar du quartier de Tsim Sha Tsui à Hong Kong où l'été a abattu ses 35 degrés et 90 % d'humidité du jour au lendemain, le photographe Arthur Tsang exprime ses sentiments d'il y a vingt ans. Pudique et timide, il aura fallu une longue discussion préalable pour qu'il raconte la façon dont il a vécu ces événements.

Basé à Bangkok pour l'agence de presse britannique Reuters depuis 1983, on l'envoie à Pékin le 25 mai, « juste le lendemain du jour où deux étudiants avaient envoyé de la peinture sur le portrait de Mao à l'entrée de la Cité interdite. J'étais en charge des "gardes de nuit"... L'ambiance était hallucinante et les échanges entre étudiants et journalistes étrangers souvent très comiques et chaleureux, jusqu'à ce soir du 3 juin où la place Tian An Men était déjà moins remplie d'étudiants. On ne s'attendait pas à une charge des militaires. »

Accompagné d'un journaliste néerlandais, Arthur se rend sur la place vers 23 heures et il entend de loin les premiers coups de feu : « "Ils arrivent, ils arrivent", entendait-on... "Je ne vais pas mourir pour ton pays !" m'a lancé le Néerlandais en fuyant, alors que moi je me disais que je pouvais mourir pour mon travail à chaque mission »... Envoyé au Cambodge, en Thaïlande, au Vietnam ou au Pakistan, « j'avais déjà vu des choses terribles et risqué ma peau plusieurs fois, cela fait partie de mon job. Mais jamais à Pékin je n'avais pensé être le témoin de telles horreurs. L'armée venait de l'ouest et tirait aussi sur le Beijing Hotel le 4 juin dans la journée. »

Secoué dans son identité chinoise par la répression, il atterrit à Hong Kong et voit l'immense émotion ressentie par les sept millions d'habitants de la colonie britannique. « La ville était en deuil, je ne pouvais pas imaginer une chose pareille, et les gens ont réalisé alors qu'en 1997 ils allaient dépendre de ce régime communiste, un sursaut politique s'est déclenché alors, en moi aussi. »

Il repart à Bangkok jusqu'en 1995, travaille pour le magazine Asia Times puis se fait embaucher dans le quotidien hong kongais Apple Daily pour lequel il voyage toujours dans la région. Il est retourné en Chine plusieurs fois : « Tian An Men ne me fait pas cauchemarder, mais cette époque reste gravée dans ma mémoire », dit-il, réalisant qu'une « seule photo symbolise une histoire tout entière. Vous la voyez et vous savez de quoi il s'agit, c'est extraordinaire, il y a peu de photos de ce genre. »

D'autant que l'homme en chemise blanche devant les chars n'a jamais été vraiment identifié et son destin reste totalement inconnu encore aujourd'hui. « On dit qu'il aurait été arrêté, tué, fusillé, s'interroge Arthur, mais d'autres pensent qu'il s'est fondu dans l'anonymat, (qu'il a) disparu, inconnu pour toujours, quelque part en Chine ou à l'étranger. » C'est peut-être ce mystère entourant la personne de « l'inconnu » qui donne encore plus de force à cette image. Un inconnu rassemble les centaines de milliers de manifestants d'un événement qui aura duré sept semaines et qui se sera terminé dans le sang...


RÉCITS - Ils étaient place Tiananmen - Brice Pedroletti et Bruno Philip
Le Monde - Horizons, vendredi, 5 juin 2009, p. 20

La plus grande place de Pékin a donné son nom à des événements qui resteront dans l'Histoire. Que s'y est-il vraiment passé dans la nuit du 3 au 4 juin 1989 ?

En Chine, vingt ans après l'écrasement par l'armée du mouvement de protestation initié par les étudiants, des témoins expliquent comment leur vie a basculé. Ils en payent encore le prix.

« MA VIE NE SERA PLUS JAMAIS LA MÊME »

Liu Suli, 49 ans, était l'un des porte-parole du Comité de défense de la Constitution. Il fera dix-huit mois de détention. Il est aujourd'hui libraire.

« Le mouvement de Tiananmen a commencé pour moi, comme pour tout le monde, le 16 avril 1989, le lendemain de la mort de [l'ancien dirigeant réformiste] Hu Yaobang, foudroyé par une crise d'apoplexie alors qu'il s'indignait contre ce parti qui l'avait «purgé». Cette brutale disparition va mettre le feu aux poudres. Je suis à l'époque professeur de sciences politiques à l'université du droit et de la politique, à Pékin. Je me rends immédiatement dans une autre grande université pékinoise, celle de Beida, où je viens de terminer mes études. Le campus est noir de monde. Je pressens que quelque chose d'extraordinaire est en train de se passer. Je me dirige vers la place Tiananmen, où converge la foule des étudiants [demandant la réhabilitation de Hu Yaobang]. Je ne rentrerai plus à la maison.

J'avais 29 ans, je suis devenu le porte-parole du Comité de défense. Personne n'avait d'idées claires sur les objectifs du mouvement. Il faudra attendre le début des grèves de la faim, à partir du 12 mai, pour que le mouvement se radicalise et que les mots d'ordre se précisent : la démocratie, la fin du parti unique, etc. J'étais dans le camp des radicaux, qui a fini par prendre le dessus. Le 19 mai, j'ai assisté à ce moment historique où l'on voit Zhao Ziyang [le chef du parti et leader du clan réformiste opposé à Deng Xiaoping et au premier ministre conservateur Li Peng] descendre sur la place et parlementer avec les étudiants. Il les suppliait de mettre un terme à leur grève de la faim. Il était loin de moi, je l'entrevoyais à peine, mais j'entendais sa voix qui tremblait dans le haut-parleur.

Le 3 juin, au début de la répression, je serai l'un des derniers à quitter la place. Des soldats l'ont investie, ils ne tirent pas sur la place même mais frappent les récalcitrants à coups de matraque. Je fuis. Sur l'avenue Changan, je vois un char. Je lui jette des pierres. Il nous envoie des gaz toxiques qui me laisseront la gorge irritée durant des mois. Je quitte Pékin et, arrivé à Hangzhou [près de Shanghaï], je vois que des avis de recherche sont placardés. Mon nom est dessus. Je décide de revenir à Pékin pour me rendre à la police : je veux qu'un procès ait lieu afin de défendre le mouvement. Il n'y en aura jamais. Je serai libéré à l'automne 1990.

Après, ma vie ne sera plus jamais la même. Je perdrai pour toujours mon poste de professeur. Avec le recul, je me dis que l'on a voulu aller trop vite. Nous avons été impatients, nous avons perdu. Mais un jour, les plaies mal fermées se rouvriront et cela sera très dur. »

« CHAQUE ANNÉE, AVANT LE 4 JUIN, ON M'EMMÈNE HORS DE PÉKIN »

Qi Zhiyong, 53 ans, était ouvrier à l'époque. Il a perdu une jambe lors de ces événements.

« A Tiananmen, j'ai été blessé, on m'a amputé d'une jambe, et j'ai aussi contracté une hépatite C à cause du sang contaminé. J'ai 53 ans cette année, mais pour moi, les deux anniversaires qui comptent, c'est le 4 juin, où tout a changé pour moi, et l'année 2003, où je me suis converti au christianisme.

Après la mort de Hu Yaobang [le 15 avril 1989], je participais souvent aux manifestations. Les slogans des étudiants me touchaient. Le 3 juin, je travaillais à la décoration d'un restaurant avec une équipe. On a voulu aller voir la déesse de la Démocratie sur la place. Il y avait déjà des troupes. Je devais récupérer mon vélo, qui était dans une ruelle. Un camion militaire a déboulé, les soldats se sont mis à tirer à la mitraillette, de dessous la bâche. Ensuite, on les a vus marcher en tirant vers la place. Ils n'avaient pas d'insigne, juste un brassard blanc autour du bras. Au début, on a cru que c'était des balles à blanc. J'ai reçu une balle dans la jambe. Un étudiant a enlevé sa chemise pour bander la plaie. On m'a emmené dans le premier hôpital, il était fermé. On m'a emmené aux urgences de Hepingli, il y avait plein de blessés et des corps, il n'y avait plus de place. Un étudiant en médecine m'a fait un garrot, puis quelqu'un a trouvé une petite voiture qui partait vers un autre hôpital, avec deux blessés dedans. L'un est mort pendant le trajet. A l'hôpital de Xuanwu, les gens ordinaires aidaient, donnaient leur sang. On sentait les gens tristes et résolus.

Aujourd'hui, je dois vivre avec très peu de ressources, juste le revenu minimal de 300 yuans [30 euros]. L'assurance ne me paie que 60 % de mes frais d'hôpital. Dans les années 1990, il y a eu des suppressions de postes, j'ai refusé de quitter mon emploi, ils m'ont proposé 100 000 yuans à condition que je dise que, pour ma jambe, cela avait été un accident de travail, ce que j'ai toujours refusé de faire. Chaque année, avant le 4 juin, on m'emmène hors de Pékin ! »

« MÊME PENDANT UNE GUERRE, ON NE LAISSE PAS LES BLESSÉS MOURIR COMME ÇA »

Zhang Xianling, 71 ans, est ingénieure en aéronautique à la retraite et cofondatrice du groupe Les Mères de Tiananmen.

« Mon fils Wang Nan avait 19 ans, il était lycéen et voulait être photographe. J'ai mis du temps à savoir la vérité sur ce qui lui était arrivé dans la nuit du 3 au 4 juin. Avant de sortir, ce soir-là, il m'avait demandé : «Tu crois qu'ils vont attaquer ?» Je lui ai dit : «Non, l'armée ne tirera jamais sur le peuple, ils ne l'ont pas fait pendant la révolution culturelle, ils ne le feront pas.» Les jours suivants, on n'a pas eu de nouvelles. On a cru qu'il avait été arrêté. J'étais paralysée par l'angoisse. Le 14 juin, on nous a appelés pour nous dire que le corps d'un jeune avait été emmené dans un hôpital de médecine chinoise. Le médecin n'a pas voulu que je voie le corps. Il avait été trouvé sous terre, pas très loin de la place Tiananmen, avec deux autres corps. Il avait plu, les corps se décomposaient, les gens avaient appelé la police. Pendant un moment, j'ai été incapable de marcher, de manger, de dormir.

Quand j'ai été mieux, j'ai réfléchi. Je trouvais tout ça bizarre. Le médecin du lycée de mon fils nous a dit que le 4 juin, à l'aube, un homme appelé Wu, un urgentiste, avait appelé pour dire qu'un lycéen nommé Wang Nan avait reçu une balle dans la tête. J'ai fini par localiser M. Wu et lui ai écrit discrètement une lettre. Il m'a rendu visite fin 1989 et m'a donné la carte d'étudiant de mon fils et la clé de son vélo. Il avait été touché à 1 heure du matin sur la rue de Nanchang, près de la place Tiananmen. Quand ils l'ont trouvé vers 2 heures, ils ont voulu l'envoyer vers un hôpital, mais les militaires ont dit que, s'ils voulaient le sauver, il fallait le faire sur place. Wang Nan est mort à 3 heures. M. Wu a demandé que le corps soit emmené, mais les soldats l'ont interdit. Ils l'ont enterré. J'étais tellement en colère ! Même pendant une guerre, on ne laisse pas les blessés mourir comme ça ! Ce n'est pas humain.

Un communiqué sur CCTV [la télévision nationale] disait qu'il n'y aurait pas de liste de victimes car ceux qui avaient été tués étaient des «malfaiteurs» et leurs proches ne voulaient pas perdre la face. Ça m'a rendue furieuse. J'ai téléphoné à CCTV, j'ai dit que mon fils était mort et que le gouvernement avait commis un crime. On n'avait pas honte, on était fiers ! Avec Ding Zilin [chef de file des Mères de Tiananmen], on s'est mises en quête des autres parents de victimes. On a recueilli beaucoup de témoignages. Des gens sont morts transpercés à la baïonnette, d'autres ont reçu des balles dans le dos. C'est un crime et un massacre commis par le gouvernement et le parti. Si on parle, c'est pour nos enfants, les enfants des autres, et pour le pays. »

« J'AI COMPRIS QUE CE SYSTÈME REPOSAIT SUR UN GRAND MENSONGE »

Wang Guangze, 37 ans, est journaliste dans un magazine économique et appartient à la mouvance des Eglises protestantes clandestines.

« A l'époque, j'avais 17 ans, j'étais lycéen dans la province du Henan. Nous avons appris le massacre de Tiananmen grâce à certains quotidiens et à la BBC en chinois. On était tous sous le choc, mes camarades de classe et moi. Le soir même, on a collé des affiches sur les murs de l'école pour protester. Les événements de Tiananmen ont marqué un tournant dans ma vie : ce qui me restait de confiance dans le régime a volé en éclats, j'ai compris que ce système reposait sur un grand mensonge. On a vécu durant des mois dans une ambiance oppressante. J'ai commencé des études de droit, mais je n'en avais aucune envie. Je me suis tourné plus tard vers la philosophie. »

« PARTOUT, LE SOIR, DES PÉKINOIS ÉTAIENT SORTIS DE CHEZ EUX POUR PROTÉGER LES ÉTUDIANTS, ET BEAUCOUP SONT MORTS. »

Wang Xiaoshuai, 43 ans, cinéaste, réalisateur de « Beijing Bicycle » et « Shanghai Dreams ».

« Un jour, j'espère, je raconterai le 4 juin dans un film. Le soir du 3 juin, j'étais avec des amis dans la maison d'un chanteur d'opéra. On a entendu des coups de feu, comme des feux d'artifice. On est sortis, avec un copain et deux amies, on a enfourché nos bicyclettes. Dans la rue, d'un côté, des gens couraient avec des bâtons, des fourches, de l'autre, venaient des triporteurs avec des blessés. On a entendu des coups de feu venant de la place. Tout le monde s'est couché. On ne pouvait pas croire que l'armée tirait sur les gens.

Partout, le soir, des Pékinois étaient sortis de chez eux pour protéger les étudiants, et beaucoup sont morts. Plus tard, des corps d'étudiants ont été ramenés à l'université de droit, il y en avait six, sur des tables, tout le monde défilait autour en silence. J'ai dit à la fille qui était avec moi de fixer un corps, pour ne pas oublier. »


Destins d'insurgés - Caroline Puel
Le Point, no. 1916 - Monde, jeudi, 4 juin 2009, p. 56

Ils faisaient partie des 21 Chinois les plus recherchés par la police pour leur participation au mouvement de Tiananmen. Que sont-ils devenus ?

L'orateur

Wuerkaixi - L'orateur le plus célèbre de la place Tiananmen, beau gosse, né en 1968 et d'origine ouïghoure, s'est réfugié en France au début de la répression, puis aux Etats-Unis, où il a étudié à Harvard. Mais Wuerkaixi a connu des années difficiles. Il a même été plongeur dans un restaurant chinois en Californie. Il a finalement épousé une Taïwanaise et s'est installé dans l'île, où il anime des programmes de radio. Il apparaît fréquemment sur les plateaux de télévision comme commentateur politique. Il soutient l'idée d'une réunification de Taïwan et de la Chine dans un régime démocratique.

L'organisateur

Wang Dan - Le plus jeune (né en 1969) et le plus structuré des responsables étudiants de la place Tiananmen a été condamné à quatre ans de prison en 1991. Relâché en 1993, il est de nouveau arrêté en 1995 pour « conspiration contre le Parti communiste » et condamné à onze ans de prison. Libéré en 1998, juste avant la visite officielle du président Clinton en Chine, il est envoyé aux Etats-Unis pour « traitement médical ». Il a repris ses études à Harvard, a obtenu un doctorat et préside l'Association de la réforme constitutionnelle chinoise. Il a tenu un blog sur un site Internet chinois avant d'être censuré.

La pasionaria

Chai Ling - On a reproché à la pasionaria du mouvement étudiant, née en 1966, de l'avoir radicalisé. Très critiquée pour son opportunisme, elle s'est d'abord réfugiée à Paris après dix mois de clandestinité. Puis elle a étudié les sciences politiques à Princeton et décroché un MBA à Harvard. Consultante à Boston chez Bain and Co, elle a épousé le principal associé du bureau, Robert Maginn Jr, avec qui elle a fondé en 1998 le portail Internet Jenzabar, dédié à l'éducation supérieure. Elle a séjourné en Chine en 2005 pour chercher des opportunités commerciales et a refusé d'intervenir dans les documentaires sur Tiananmen.

L'enseignant

Fang Lizhi - Astrophysicien, le vice-président de l'université de Hefei, né en 1936, inspirateur du premier mouvement étudiant de 1986-1987 puis des étudiants de Tiananmen, avait été exclu du Parti communiste dès 1987. Très actif en 1989, il s'est réfugié dès le 5 juin pendant plus d'un an à l'ambassade des Etats-Unis avec sa femme. Evacué vers le Royaume-Uni, le couple a émigré aux Etats-Unis. Fang enseigne la physique à l'université d'Arizona et s'exprime régulièrement sur la démocratie ou la responsabilité sociale. En 1989, il a reçu le prix Robert-Kennedy des Droits de l'homme. Il n'est jamais retourné en Chine.

L'ouvrier

Han Dongfang - Né en 1963 dans un village pauvre, cet ouvrier des chemins de fer a fondé sur la place Tiananmen la première fédération autonome des travailleurs chinois, démantelée au lendemain du massacre. Il a été emprisonné vingt-deux mois sans procès puis libéré en 1991. Ayant contracté la tuberculose en détention, il a passé un an en traitement médical aux Etats-Unis avant de revenir en Chine en 1993. Expulsé aussitôt vers Hongkong, Han joue un rôle clé dans la défense des droits des ouvriers. Il a fondé en 1994 une ONG donnant des informations sur les mouvements sociaux et tient une chronique sur Radio Free Asia.


RÉCIT - Jour T à Pékin, entre bousculades, colère et douleur - Tristan de Bourbon
Le Temps - Jeudi, 4 juin 2009

Dans la nuit du 3 au 4 juin 1989, l'armée chinoise tuait plusieurs milliers de Pékinois, d'étudiants et d'ouvriers. Des Chinois aux Etats-Unis appellent ce jour le jour T, pour Tien An Men. Vingt ans plus tard, notre correspondant a arpenté une ville bien plus calme, mais où le souvenir n'est pas totalement éteint. Récit.

22h45. Un rendez-vous manqué

La bousculade. Une vingtaine de cameramen et de photographes tentent d'avancer le long de l'immeuble. Ils en sont empêchés par une poignée de policiers en uniforme bleu. Les premiers poussent, les seconds hurlent à leur encontre. «Reculez, vous n'avez rien à faire ici, retournez où vous étiez! Et éteignez vos lampes, il est 22h45, il y a des gens qui veulent dormir ici!» Depuis quelques heures, les journalistes étrangers se succèdent devant l'immeuble du 29 de l'avenue Fuxingmenwai. Ils ont été cloisonnés par les forces de l'ordre entre les sorties A1 et A2 du métro Muxidi et y ont donc installé leurs effets, composés de quelques sacs et tabourets. Ils discutent ensemble et, bouteilles d'eau et biscuits à la main, dînent brièvement. Tous attendent 23h15.

Ils sont Allemands, Américains, Anglais, Belges, Espagnols, Finlandais, Français, Japonais et Taiwanais. Leur passeport a été vérifié, leur nom consigné sur papier par un agent de l'immigration, leur visage a été filmé par des officiers en civil disséminés au milieu d'eux et prétendant être des journalistes. Ils ont été invités il y a quelques jours via SMS par Ding Ziling ou Xu Jue, deux des principales représentantes de l'Association des mères de Tian An Men. Ces femmes cherchent depuis vingt ans à obtenir des réponses et des excuses du gouvernement chinois, responsable de la mort de leurs enfants, tués par l'armée envoyée par Deng Xiaoping, le chef suprême de l'époque, et le chef du gouvernement, Li Peng.

23h15

Xu Jue et Ding Ziling n'ont pas choisi cet horaire et ce recoin de l'ouest de la capitale chinoise au hasard. C'est ici même que leurs fils respectifs, Wu Xiangdong, un ouvrier de 21 ans employé dans une usine de téléviseurs, et Jiang Jelian, un lycéen de 17 ans, ont été tués par balles aux alentours de 23h15 le 3 juin 1989. L'heure fatidique approche, mais aucune des deux femmes n'apparaît. Elles avaient prévenu quelques heures plus tôt que la surveillance dont les autorités les gratifient depuis la création de leur association s'était encore renforcée, comme à chaque veille d'anniversaire du massacre. Elles pensaient donc ne pas être capables de venir rendre hommage à leur fils. Une fois de plus.

01h25. Divergences

La nuit est déjà bien avancée, et l'heure particulièrement tardive pour des Pékinois habitués à dîner vers 18h-19h et à se coucher vers 21h-22h. Les rues sont donc sombres et vides. Quelques gyrophares de véhicules de police disposés dans le centre-ville et le long des artères principales éclairent les façades. Seuls les bars accueillent encore du monde. La nuit du 3 juin demeure en effet pour beaucoup une nuit comme une autre. «Le 4 juin? Et alors, que voulez-vous que ça me fasse, vous croyez peut-être que cela m'intéresse?, s'énerve un Chinois âgé d'une trentaine d'années, qui attend le retour de deux amis. Et puis vous n'avez pas à parler de ce genre de sujet. Vous, les étrangers, vous ne comprenez jamais rien à ce qui se passe en Chine!» Ambiance électrique.

Dans le bar voisin, un étudiant de vingt-quatre ans affirme savoir effectivement «tout ce qui s'est passé. Mais c'est normal, je suis japonais, on apprend ça en cours d'histoire! Mais ne parlez pas de ce sujet aux Chinois, mes amis par exemple se sentent agressés dès que l'on en parle. Ils sont totalement noyés par la propagande...»

02h30

Chris ne partage pas cet avis. Etudiant chinois élevé aux Etats-Unis, il «parle souvent de cet épisode avec mes parents et dans les communautés chinoises aux Etats-Unis. On appelle d'ailleurs le 4 juin le Jour T, le Jour Tian An Men.» Une de ses amies, Chinoise ayant toujours vécu à Pékin, baisse la tête, gênée. «Oui, oui, je sais que c'est aujourd'hui, mais que voulez-vous y faire?,» indique-t-elle. «C'était il y a vingt ans, une éternité. Et puis mon entreprise, une société privée chinoise, a envoyé hier un email à tous ses employés nous demandant instamment de ne pas nous rendre sur la place Tian An Men le 4 juin.»

03h45. Le drapeau sur Tian An Men

Pourtant, alors que le soleil n'est pas encore levé, plusieurs centaines de personnes arpentent l'esplanade. Pour y entrer, ils ont dû montrer deux fois leur carte d'identité ou leur passeport (pour permettre aux autorités d'écarter les journalistes étrangers), passer leur sac aux rayons X et leur corps au détecteur de métaux. Sous le regard de centaines de policiers déguisés en touriste (casquette, short, chemisette ou t-shirt, appareil photo à la main et oreillettes peu discrètes), quelques milliers de vrais touristes se préparent à la levée du drapeau. Venus en groupe ou individuellement, ils ont prévu les boissons, pour certains le petit-déjeuner.

04h40

La circulation est coupée au nord de la place pour autoriser la traversée des soldats apparus sous le gigantesque portrait de Mao. Sept minutes plus tard, sous le crépitement des flashs, le drapeau monte. Alors que des milliers de séances photos débutent, chacun posant à proximité du drapeau, deux femmes vêtues de marron détonnent, et se distinguent des policiers aux aguets et des touristes rieurs et poseurs, par leur démarche lente et hésitante. La première doit avoir plus de soixante ans, l'autre, très visiblement sa fille, plus de quarante ans. Elles se tiennent par le bras. La mère a le regard dans le vague, la plus jeune le visage vers le sol. Elle relève la tête, ses yeux apparaissent gonflés et rouges. Une profonde peine s'en dégage. Se sentant observée, elle rabaisse la tête et toutes deux poursuivent leur chemin. Elle s'arrête une dizaine de mètres plus loin et se retourne: son visage crie sa totale incompréhension.

Vingt ans après, le 4 juin n'est pas pour tout le monde un jour comme les autres.


Le rock avait porté Tian Anmen. Vingt ans après, reste-t-il politique ? - Tristan de Bourbon
Le Soir - 1E - LS2, jeudi, 4 juin 2009, p. 26

Zhang Shouwang grimpe sur la petite scène, sa guitare à la main. Il est suivi de Li Qing et de Lei Weisi, la batteuse et le bassiste du groupe Carsick Cars. Les enceintes crachent leurs premiers accords. Le D22, le repaire des étudiants et amateurs de rock de Pékin, est en un instant renversé. Une vingtaine de fans, qui fumaient une cigarette ou buvaient un verre dehors, se sont rués devant la scène. Le pogo peut commencer. La folie naissante autour des Carsick Cars, et leur son bien à eux, se confirme.

Le rock chinois prend depuis deux ans un essor considérable. Des dizaines de groupes rock électro, punk, pop, indé arpentent les quatre principales salles de concert de la capitale, devenue le centre de la scène rock nationale. Le terme de « renaissance » paraît plus adapté. A la fin des années 80 et au milieu des années 90, le rock occupait déjà un rôle majeur. « 1986 est souvent pris comme date de référence pour parler de la naissance du rock chinois car le chanteur Cui Jian a joué dans le stade de la capitale », raconte Hao Fang, ex-directeur de la rédaction du magazine Rolling Stone Chine.

Suite à ce concert, la réputation de ce chanteur, qui mélange rock-pop et musique folk du nord-est de la Chine, se répand dans les milieux étudiants. Sa chanson « Je n'ai rien » devient l'un des airs de ralliement d'une jeunesse citadine en perte de repères. « Tout le monde copiait et se passait les cassettes de ses chansons, se souvient Hao Fang. Une génération entière a découvert le rock grâce à lui. » Sa présence sur la place Tian Anmen auprès des étudiants le 2 juin 1989, deux jours avant l'intervention de l'armée, confortera cette renommée. Le rock est alors porteur de la contestation du gouvernement, du Parti communiste et de leurs dérives, cause du désenchantement d'une partie de la population.

Dès la fin des événements, les rockeurs sont interdits de se produire dans le pays. Cui Jian, grâce à sa renommée, est autorisé à donner des concerts jusqu'en 1991. « Cette sanction ne s'est pourtant pas limitée à eux, rappelle le critique musical. Toute la scène culturelle chinoise a été interdite de concert. »

Il ne se relèvera qu'en 1993. Quelques chanteurs, dont Cui Jian, commencent à refaire parler d'eux. Un concert rassemblant quatre groupes chinois à Hong Kong le 17 décembre 1994 annonce la réapparition du rock. He Yong, alors âgé de 25 ans, est porté aux nues à son retour. Son premier album interpelle par son désespoir profond vis-à-vis de l'inertie intellectuelle de ses compatriotes (« les gens se comportent comme des vers ») et du matérialisme des femmes chinoises (« tu dis que tu veux une voiture et une maison, je ne peux ni voler ni dévaliser »), qui le pousse à vouloir « hiberner sans fermer les yeux » mais en continuant « à se battre pour des objectifs ». Quinze ans plus tard, He Yong chante toujours. Il a troqué sa tenue de rockeur pur pour un style bien plus contemporain, jean délavé et tee-shirt branché. Depuis, bien des choses ont changé. Dans la capitale, des salles de concert de bonne qualité et des pièces destinées aux répétitions ont favorisé la formation de nombreux groupes. « La plus importante différence réside pourtant dans l'accès des groupes aux médias, précise le chanteur. Ce n'était auparavant pas le cas car le gouvernement ne considérait pas le rock comme quelque chose de

bien. Il faut dire que les paroles des chansons ont évolué. La société est bien plus dirigée vers la consommation, nous voilà dans le temps de l'argent roi. »

Helen, la fantasque chanteuse des groupes Ziyo et Pet Conspiracy, abonde dans le sens de son aîné. « Les problématiques des jeunes d'aujourd'hui ont changé. Il y a du chômage et nous avons besoin d'un boulot et d'argent pour vivre. Etre aussi extrême qu'avant et chercher la révolution permanente ne serait pas intellectuellement honnête vu notre condition actuelle, largement meilleure. » Née à Pékin, elle a vécu aux Etats-Unis où elle a effectué des études de cantatrice d'opéra classique occidental. Elle ne s'est tournée vers le rock qu'à son retour en Chine, où elle a travaillé pour la chaîne musicale MTV. Le parcours type des enfants de l'élite chinoise.

Avec ses furieux acolytes de Ziyo, elle hurle dans son micro, puis enfile des tenues et perruques criardes avec ceux de Pet Conspiracy. Elle ne « veut pas se prendre au sérieux car l'art et la propagande ont toujours été liés en Chine. Avant les années 80, le gouvernement faisait sa propagande, ensuite les artistes ont réalisé de l'antipropagande. Les jeunes ont aujourd'hui ras le bol de tout cela. On veut raconter notre quotidien. Or, notre époque n'est plus politique, contrairement aux années 80 ».

Cette opinion est largement partagée par les jeunes d'aujourd'hui, qu'ils soient âgés de quinze, vingt ou trente ans. « Ils se foutent de la politique », confirme 14, le fondateur âgé de 26 ans du MaoLive, l'un des principaux lieux de concert de Pékin. Il a vécu quelques années à Sydney avant de revenir pour ouvrir cette salle au début de l'année 2007. « A l'école, leurs professeurs déblatèrent des textes théoriques tellement éloignés de leur réalité et surtout d'une telle hypocrisie que les jeunes ont fini par se détourner de la politique. Plus grave, le manque de curiosité instigué par les professeurs les a transformés en êtres sans individualité à la pensée uniforme. »

Le jugement est sévère. Force est pourtant de constater que le tabou sur les questions politiques apparu après 1989 et la propagande du gouvernement ont réussi à faire admettre aux jeunes qu'ils n'avaient pas de raison de s'intéresser à la gestion du pays puisqu'ils ne pouvaient pas influer sur celle-ci. Une opération assez aisée : ces jeunes sont issus de l'élite, directement mêlée au Parti.

A cet endoctrinement s'ajoutent les ambitions commerciales des musiciens. « Ceux qui veulent devenir célèbres sont prêts à contester les choix du gouvernement dans les médias étrangers, mais jamais dans les médias chinois, poursuit l'ancien responsable de Rolling Stone Chine. Ceux qui le font, comme Pangou, savent qu'ils rayent tout espoir de succès et même de représentation en Chine. Ce groupe est haï ici car il a osé dire que Taiwan était un pays indépendant. Du coup, ils se sont installés en Suède. »

La contestation politique n'a pourtant pas disparu. Du fait de sa réputation sulfureuse, le rock demeure mal perçu par le pouvoir. Le Midi Festival, le plus célèbre festival de rock chinois, a ainsi été interdit peu avant son démarrage à Pékin en mai 2008. Officiellement, la municipalité avait interdit tous les rassemblements populaires trois mois avant le début des Jeux olympiques. Cette année, la réunion a pourtant encore été obligée de s'expatrier à Nankin. « Il reste des groupes qui parlent de politique, mais ils préfèrent traiter de choses concrètes comme de la corruption ou des problèmes sociaux, indique Zhang Fan, le fondateur du Midi Festival. Ils n'attaquent jamais le gouvernement ou le Parti. Et nous ne prenons pas ceux qui le font car nous voulons que le festival survive. La Chine ressemble à un grand paquebot. Il faut donc lui faire changer de direction en douceur. Certains ont fait l'erreur de croire qu'ils pouvaient le faire tourner aussi vite qu'un hors-bord. »

A l'attaque frontale menée il y a vingt ans par leurs aînés, les groupes contestataires ont choisi une approche plus indirecte. Il leur faut plus que jamais passer la censure étatique, qui intervient principalement au moment de la diffusion commerciale d'un CD. Les Queen Sea Big Shark se situent pleinement dans cette tendance. Après un premier album sorti fin 2007 dans lequel ses quatre membres parlaient surtout de leur quotidien, ils ont opté pour une nouvelle direction. Leur dernier concert au MaoLive s'est ouvert sur « CBD », un morceau très électro joué derrière un écran sur lequel étaient projetées des images d'hommes sans visage humain qualifiés de « superserviteurs », de policiers au regard supersonique, de gratte-ciels démesurés, d'une présentatrice du journal télévisé tout droit sortie de l'école étatique communiste. Le groupe ne veut pas s'expliquer sur la signification de cette chanson. « C'est une manière nouvelle d'exposer nos critiques, explique Fu Han la chanteuse. Cui Jian avait la sienne, nous avons la nôtre. »

Tous travaillent en dehors de leur activité musicale. Pendant la journée, la chanteuse redevient dessinatrice et cuisinière, le guitariste architecte, le batteur ingénieur du son et le clavier traducteur. Impossible de vivre de leurs concerts et de leur CD. Cette double vie leur autorise une certaine liberté. « Les médias chinois ne s'intéressent pas ou ne peuvent pas s'intéresser à la politique, se félicite Cao Pu le guitariste. Ils nous prennent souvent pour de jeunes gamins sans cervelle. Tant mieux car ils ne regardent ainsi pas nos textes. »

Les Misandao et leur chanteur et fondateur Lei Jun, eux, ne se posent pas de questions. Le groupe n'a été créé qu'il y a dix ans mais Lei Jun, vingt-trois ans de plus, y a déjà joué avec une vingtaine de personnes, « dont la plupart ont arrêté, sont partis en prison ou sont même morts ». Sa chanson « Ce ne sont pas mes Jeux », où il hurle contre ces « Jeux olympiques de merde », qui « ne sont pas mes jeux », les a rendus persona non grata dans la plupart des salles. Trop dangereux pour leurs propriétaires, les JO étant capitaux pour promouvoir le pays à l'étranger. « Ce ne sont pas mes Jeux » ne sera donc pas intégrée à leur prochain album, le premier que ces skinheads à la mode chinoise ont les moyens de sortir alors que des groupes nés il y a deux ou trois ans les ont déjà multipliés.

Cette image sulfureuse ne fait pas reculer Lei Jun, qui n'entend pour autant pas goûter aux geôles de son pays. « En même temps, comment voulez-vous ne pas parler de politique en Chine ? », s'indigne-t-il, sa bague tête de mort au doigt, quelques minutes après un concert qui n'a retenu qu'une poignée de fans. « Ici, le boulot, la bouffe, la vie, tout est politique ! Les autres groupes parlent d'amour, de drogue, d'argent, mais en oublient la réalité, c'est-à-dire leur niveau de vie de merde. Ils se cachent la vérité.


5 - ANALYSE

EXPLICATION - L'équation communisme-capitalisme n'est pas résolue en Chine - Dorian Malovic

La Croix, no. 38373 - Explication, mercredi, 3 juin 2009, p. 11

Vingt ans après Tian An Men, le régime communiste n'a cessé de gérer sa survie politique en libéralisant l'économie.

Quel chemin a suivi la Chine depuis 1989 ?

En juin 1989, au lendemain de la répression sanglante qui aurait officiellement fait 241 morts selon la municipalité de Pékin, plus d'un millier selon les défenseurs des droits de l'homme, la Chine entre dans une phase d'isolement, condamnée par la communauté internationale et va vivre pendant presque deux ans sous une chape de plomb. Deng Xiaoping réapparaît dix jours après le massacre, décore les militaires, ne dit pas un mot sur les étudiants mais annonce que les réformes économiques et la politique d'ouverture initiée en 1978 continueront. En réalité, la Chine restera paralysée jusqu'en 1991, lorsque Deng Xiaoping entame sa tournée historique dans le sud du pays à Shenzhen et lance son fameux : « Il est glorieux de s'enrichir ! » Le signal de la relance économique est donné.

La mémoire de Tian An Men sera toutefois effacée des consciences, absente des livres d'histoire, ramenée à un simple « incident politique ». Des centaines de dissidents ont fui, des centaines d'autres ont été arrêtés, interrogés, condamnés, réduits au silence. Le bureau politique du Parti communiste veut tourner la page et regarder vers un « avenir économique radieux » qui aura, de fait, mené la Chine à la troisième place des grandes puissances économiques du monde en 2009.

Les droits de l'homme ont-ils progressé depuis vingt ans ?

Incontestablement, le mode de vie de la majorité des Chinois n'a cessé de s'améliorer depuis vingt ans. Toutefois, aux yeux du régime chinois, le concept de « droits de l'homme » englobe en priorité le droit d'être nourri, vêtu et logé correctement. C'est du moins l'argument invoqué en permanence par Pékin lorsque les organisations internationales de défense des droits de l'homme accusent la Chine de ne pas les respecter.

Cette réalité ne doit pas occulter une autre dimension de ces droits qui intègre les notions de libertés individuelles, liberté de la presse et liberté religieuse. Celles-ci ont été élargies depuis vingt ans, même les ONG internationales le reconnaissent. Mais les intellectuels, avocats, dissidents ou internautes réclamant la démocratisation du régime sont systématiquement emprisonnés, en résidence surveillée ou exilés.

Gagner de l'argent et consommer ne satisfait pas tout le monde. Certains moines, prêtres, évêques ou pasteurs sont régulièrement interrogés par la police locale lorsqu'ils ne se conforment pas à la loi sur les libertés religieuses, qui impose le contrôle de toutes les structures religieuses du pays. Enfin, paysans et ouvriers spoliés de leur terre et maltraités dans les entreprises se retrouvent souvent démunis face aux cadres communistes qui profitent de leur pouvoir. Les manifestations se multiplient et deviennent de plus en plus violentes. Le régime colmate au coup par coup, mais le mécontentement prend de l'ampleur.

Peut-on envisager une évolution démocratique en Chine ?

Pour un certain nombre d'intellectuels chinois éclairés, les perversions du développement économique (inégalités sociales, corruption, violence) devraient amener le régime et surtout le Parti communiste à se réformer et à laisser la place à d'autres partis politiques. Une poignée d'entre eux ont rédigé en décembre 2008 la Charte 08, signée par plusieurs milliers de personnes, chefs d'entreprise, chefs de village, citoyens ordinaires, certains membres du parti, qui « demandent des réformes en profondeur, les libertés fondamentales et la séparation des pouvoirs » entre le gouvernement et le Parti communiste. Des demandes réitérées depuis un siècle en Chine et dont les plus optimistes disent qu'il faudra encore plusieurs générations pour qu'elles aboutissent.


Face à la Chine, c'est l'angoisse qui domine en Occident - Eric Landal
Libération, no. 8728 - Supplément, mardi, 2 juin 2009, p. SP17

La sinologue Marie Holzman revient sur l'attitude de l'Europe à l'égard de Pékin:

Marie Holzman, sinologue, présidente de Solidarité Chine, est l'auteur de nombreux ouvrages sur le pays. Le dernier a été écrit avec Noël Mamère : Chine, on ne bâillonne pas la lumière, Tiananmen 20 ans après (1).

Le maintien au pouvoir du régime chinois ne remet-il pas en cause la notion occidentale selon laquelle la démocratisation va de pair avec l'économie de marché ?

L'Occident est encore dans l'illusion que le développement économique chinois mène à la démocratie, d'autant plus que les dirigeants chinois le disent aussi, quand ils affirment être dans une «phase transitoire» qui mènera à une démocratie «à la chinoise». La faiblesse de l'Occident est de ne pas se camper plus énergiquement sur ses propres valeurs en disant à Pékin qu'il ne fera pas l'économie de passer par le respect des droits individuels et une certaine protection sociale, et le plus vite possible.

Les sanctions imposées par l'Union européenne après Tiananmen ont-elles servi à quelque chose ?

La principale sanction, un embargo sur les ventes d'armes sophistiquées à la Chine, est toujours en vigueur, malgré la volonté de la France de le lever. Chaque fois que l'Europe était sur le point de révoquer ces sanctions, la Chine a montré qu'on ne pouvait pas lui faire confiance dans l'usage de ces armes, qu'elle peut potentiellement utiliser contre sa propre population ou contre Taiwan. Cet embargo est utile dans la mesure où il reste aujourd'hui encore un symbole très fort. La Chine fait d'ailleurs une énorme pression pour qu'il soit levé.

Le «dialogue» régulier sur la question des droits de l'homme entre l'Europe et la Chine sert-il à quelque chose ?

Le pouvoir chinois y est favorable à la condition expresse qu'il ne soit pas suivit d'effets. Ces rencontres sont purement théâtrales. Elles ne touchent pas au problème de fond qui est l'instauration d'un Etat de droit réel, qui suppose que le Parti communiste ne se place plus au-dessus des lois comme c'est le cas actuellement.

Face à une Chine sur la voie de la prospérité, l'Occident a-t-il baissé les bras sur les questions morales ?

Oui, et en cela il ne fait que suivre une partie des intellectuels chinois qui se disent que quelle que soit la nature du combat - politique, intellectuel ou même violent -, ils n'arriveront de toute façon pas à les renverser. Alors autant faire avec.

La longévité du PCC ne démontre-t-elle pas que le président François Mitterrand s'était trompé en proclamant, juste après les événements de Tiananmen, qu'«un régime qui tire sur sa jeunesse n'a pas d'avenir» ?

Il s'est trompé, mais a eu raison sur le fond. En 1989, le PCC a effectivement perdu l'adhésion affective et morale de sa population, et il n'est plus, depuis, qu'un parti en mode de survie.

En fin de compte, quel regard l'Occident porte-t-il sur la Chine d'aujourd'hui ?

En surface, l'Occident admire la Chine et sa capacité de croissance; mais de manière plus profonde, le sentiment qui domine est l'angoisse. Que fera cette Chine qui ne partage pas nos valeurs une fois qu'elle sera vraiment puissante ? La prédiction napoléonienne («Quand la Chine s'éveillera, le monde tremblera») reste très actuelle. Cette mise en garde est d'autant plus pertinente qu'à la place des valeurs démocratiques, ce sont les valeurs nationalistes qui montent en Chine. Et l'on sait quelles tragédies elles enfantent.

(1) Editions Jean-Claude Gawsewitch, 2009, 372 pages, 23,50 euros.


L'après 1989 a marqué un arrêt du processus d'ouverture - Pascale Nivelle
Libération, no. 8728 - Supplément, mardi, 2 juin 2009, p. SP13

L'intellectuel Zhou Duo raconte l'histoire interdite du 4 juin et le naufrage des idées qui s'en est suivi.

Zhou Duo, 62 ans, est l'un des intellectuels surnommés «les gentlemen de la place» qui ont fait la grève de la faim au côté des étudiants. Ce réformiste modéré, qui fut enseignant de marxisme à l'Institut des sciences politiques de la jeunesse chinoise à Pékin avant le 4 juin 1989, écrit aujourd'hui l'histoire interdite du mouvement dans des livres et des articles.

Vingt ans après, que reste-t-il en Chine du mouvement du printemps 1989 ?

Le souvenir d'un drame et d'un échec douloureux. Un épisode d'une grande violence, suivi d'un grand silence. La répression, pendant et après, a fait très peur. Aujourd'hui, la grande majorité des gens sont convaincus qu'il est dangereux de s'intéresser à la politique. La censure totale sur cet événement a créé un grand vide intellectuel : la génération d'après 1989 manque totalement d'idéalisme et de curiosité pour l'histoire. Dans les milieux dits intellectuels, à l'exception de certains cercles très restreints, il n'y a plus guère de réflexion sur la politique, la justice, la nation ou le monde. La responsabilité revient au binôme Li Peng et Jiang Zemin, les dirigeants d'après 1989. Ils ont réussi à contrôler les courants de pensée, afin que les gens ne se préoccupent plus que de leur propre intérêt. C'était délibéré. La société chinoise est devenue très vulgaire, on ne s'intéresse plus qu'au matériel, dans une recherche qui semble sans fin. Je vois un énorme recul de la pensée en vingt ans. C'est en cela que le printemps 1989, au-delà des victimes, a été un échec.

Pourquoi seulement un échec ?

Cela a été la victoire des extrémistes des deux côtés. Au sein du Parti, les conservateurs ont gagné sur les réformateurs, et parmi les étudiants, dont la majorité était idéalistes et modérés, les meneurs ont créé beaucoup de tort. On comprend qu'ils avaient le sang chaud de la jeunesse et, évidemment, ils étaient beaucoup plus vulnérables que les conservateurs extrémistes à l'intérieur du pouvoir qui ont pu faire ce qu'ils voulaient... Ce ne sont pas eux, bien sûr, les véritables responsables. Mais 1989 a été l'échec total des modérés, à l'intérieur comme à l'extérieur. Ce n'est pas nouveau, la Chine pratique depuis longtemps les extrêmes : sous l'ère Mao, jusqu'au plus profond de la société, tout le monde était fanatique, c'était l'internat des fous. Aujourd'hui, nous vivons dans un désert de glace sur le plan politique. L'indifférence générale est une autre forme de violence.

Sans le 4 juin 1989, quelle voie politique la Chine aurait-elle prise ?

Une réforme politique s'annonçait, cela ne fait aucun doute. Le peuple la souhaitait et même certains dirigeants haut placés, à commencer par leur chef Deng Xiaoping, qui a été du côté des réformateurs jusqu'au 17 mai. Lors du XIIIe congrès du PCC, en 1987, une lutte était en cours entre réformateurs et conservateurs. Il a été question de séparation des pouvoirs, de dissocier le Parti et le gouvernement. C'est d'ailleurs ce qu'ont exprimé la grande majorité des manifestants de 1989. Il y avait presque un consensus à l'époque. C'étaient les prémices d'une réforme, car ni le Parti, ni les intellectuels, ni les étudiants n'avaient une idée claire de comment fonctionne un Etat de droit. Mais elle aurait eu lieu, j'en suis certain.

Si le courant modéré, que je représentais à l'époque dans les négociations, l'avait emporté, la situation serait aujourd'hui bien meilleure. L'après 1989 a marqué un arrêt du processus d'ouverture politique, avec une totale concentration du pouvoir entre les mains du premier secrétaire, et donc une aggravation de ce qui avait provoqué les manifestations de 1989 : la corruption. Aujourd'hui, celle-ci a gagné tous les niveaux, à l'exemple des dirigeants et de leurs proches qui cherchent à s'enrichir le plus possible. Il n'y a plus aucun contre-pouvoir, et je ne pense même pas que les idées libérales que nous défendons avec un petit groupe d'intellectuels soient représentées au gouvernement. Quel recul !

Un mouvement comme celui de 1989 est-il envisageable aujourd'hui ?

Il n'y a plus d'idéalisme et les jeunes sont très influençables. La question est de savoir ce qui pourra réveiller leur potentiel et les mener sur une voie constructive, surtout pas destructrice. Les révolutions ont toujours été des tueries professionnelles, en France comme ailleurs. Je défends une idée très chinoise : le juste milieu. La Chine doit avoir recours à une voie modérée, effectuer des réformes politiques graduelles. Pour moi, il y a trois urgences : une loi sur la transparence, qui exposerait les biens des dirigeants, leurs proches et leurs amis; un contrôle des dépenses de l'Etat par l'Assemblée nationale populaire; et une amorce de démocratie par l'institution d'élections au niveau des 2 600 districts chinois. On n'en prend pas le chemin, malheureusement.

La Chine reste marxiste, ne l'oublions pas. Et les étudiants que je rencontre affectent une totale indifférence. «La politique et moi, disent-ils, ça fait deux»... Tout ce que je peux espérer, c'est un nouveau cocktail, à base d'ingrédients traditionnels, une évolution lente à l'intérieur du régime. Ce n'est pas l'idéal, mais je ne vois pas d'autre remède.

Où étiez-vous le 4 juin 1989 ?

Je faisais la grève de la faim sur la place Tiananmen à côté de mon ami Liu Xiaobo, aujourd'hui emprisonné (1). Nous étions professeurs, trop vieux pour être étudiants, mais nous avons participé à notre manière à ce mouvement. Jusqu'au bout, j'ai joué les intermédiaires entre les manifestants et les représentants du pouvoir, que je connaissais bien à l'époque. C'est moi qui ai annoncé l'état d'urgence aux étudiants. Le 28 mai, la situation était devenue incontrôlable et j'ai choisi mon camp, celui des grévistes. Avec quelques autres intellectuels, nous voulions faire un front, continuer de tenter d'agir, trouver une voie pacifique. Dans la nuit du 4, nous étions près de 3 000 sur la place, il y a eu des coups de feu. J'étais persuadé que l'armée tirait en l'air, mais quelqu'un est arrivé en disant : «Les soldats sont devenus des chiens enragés, ils tirent sur les hommes, les femmes, les vieux, les enfants...» Il n'y avait plus rien à faire. En sortant de la place, j'étais devenu un dissident, ce qui m'a valu quelques ennuis dans ma carrière par la suite. Je ne m'attendais pas à ça.

(1) Liu Xiaobo, rédacteur de la Charte 08, texte en faveur de la démocratie signé par 8 000 personnes en Chine, a été arrêté et placé en résidence surveillée le 8 décembre.


INTERVIEW - « Le massacre de Tiananmen a persuadé le Parti qu'il devait conserver le pouvoir absolu »
Les Echos, no. 20437 - International, jeudi, 4 juin 2009, p. 8

WILLY LAM - PROFESSEUR À LA CHINESE UNIVERSITY DE HONG KONG ET À L'UNIVERSITÉ INTERNATIONALE AKITA AU JAPON. Propos recueillis par Yann Rousseau

Faute d'avoir généré un progrès démocratique, pensez-vous que les protestations de 1989 ont, au moins, permis d'accélérer les réformes économiques dans le pays ?

Il n'y a aucune corrélation directe entre le massacre de Tiananmen et les réformes économiques. Deng Xiaoping et les autres leaders du Parti communiste ont toujours souhaité poursuivre les réformes économiques tout en prenant soin de geler tout changement politique. Le communisme étant virtuellement mort, le Parti communiste chinois sait que sa légitimité ne réside plus que dans le progrès économique et l'amélioration des conditions de vie de la population.

Qu'a retenu le Parti communiste des affrontements de Tiananmen ?

Ce qui est tragique avec Tiananmen, c'est que cela a conduit à la suppression de toute une génération de libéraux au sein du parti, notamment tous ceux qui travaillaient avec les secrétaires généraux Hu Yaobang et Zhao Ziyang. Après le massacre, il n'y avait plus d'aile dite « libérale » au sein du parti. A l'inverse Tiananmen, et plus tard la chute de l'URSS, ont persuadé toutes les factions qu'elles devaient à tout prix préserver l'orthodoxie du mouvement et maintenir un pouvoir unique absolu.

Le Parti communiste chinois ne peut donc envisager aucune « glasnost » ?

Le Parti communiste chinois est toujours opposé à tout type de « glasnost », de libéralisation ou de relâche du contrôle sur l'idéologie, les organisations politiques du pays ou même les ONG. Je ne vois aucune chance pour une quelconque évolution politique significative dans les cinq prochaines années.

La jeunesse chinoise, notamment sur les campus, semble désormais dépolitisée. La société a-t-elle tellement changé en vingt ans ?

Le massacre de Tiananmen est en soi l'une des raisons pour lesquelles les étudiants et les intellectuels du pays s'intéressent beaucoup moins à la politique. Mais il y a d'autres explications. Sous les encouragements du parti, la société chinoise est devenue beaucoup plus matérialiste. Le parti a successivement coopté les intellectuels, les professionnels et les membres de la classe moyenne. Ces derniers ont le sentiment qu'ils ont plus d'intérêts à travailler avec le parti que contre. Ainsi, le besoin pressant de réforme politique, qui était si évident chez les étudiants à la fin des années 1980, a largement disparu.



Retour sur image: l'homme au tank de Tiananmen - Antoine Bosshard
Le Temps - Eclairages, mardi, 2 juin 2009

Enquête et analyse tout à la fois, un essai raconte l'histoire énigmatique d'une photo devenue l'icône de la répression chinoise du 4 juin 1989

Quelle est l'image que la mémoire collective conserve du massacre de Tiananmen? Curieusement, un homme seul, en chemise blanche, deux sacs de supermarché à la main, défiant - le dos tourné à notre regard - une colonne de chars descendant l'avenue menant à la place. Pas de fusils, pas de cadavres d'étudiants entassés, pêle-mêle avec leurs vélos, pas de policiers ni de soldats, sinon, deviné, celui qu'on imagine aux commandes de son char. La tuerie, à l'heure où la photo a été prise, est achevée, et la protestation silencieuse de cet homme marque le point final d'une fête libertaire achevée dans le sang et l'horreur.

Diplômé de chinois et orientaliste, Adrien Gombeaud s'est intéressé à détailler tout ce qu'on peut savoir et comprendre de cette photographie - en réalité il y en eut plusieurs, de quatre reporters différents - vingt ans après. Des photographes installés, par force, dans l'hôtel Beijing jouxtant la place et sous l'objectif desquels est apparue, à l'aube, cette scène incroyable de quelques minutes. Ces quatre hommes, que l'auteur a retrouvés, racontent ici le parcours rocambolesque de leurs images, échappées aux saisies de la police. Et si la photographie est souvent une chance furtive, celle-ci l'est à un point extrême, en ce que ces quelques instants disent de la rébellion avortée: l'homme seul disant «non» à l'imbécillité de la répression, l'homme faisant face à la mort. «Soldat inconnu», minuscule et solitaire dans un espace démesuré.

Mais avant de lire cette image extraordinaire, Gombeaud scrute la scène de la révolte: une immense place adossée à l'une des portes donnant sur la Cité interdite, et où une autre jeunesse, en 1919, dit sa révolte contre l'arrière-garde, comme les enfants de 1989 conspueront Deng Xiaoping, l'octogénaire. Lieu des grandes manifs officielles, Tiananmen est encore celui des grandes protestations qui ponctuent le XXe siècle. Scène de tragédie, ici, où les médias auront à jouer leur partie: elle sera essentielle.

A sa manière, l'image du «tank man» comme l'appellent les médias américains, «plonge sa force universelle dans une longue histoire chinoise», note l'auteur, en ce qu'elle incarne, comme l'affichait la jeunesse quelques heures avant, une vocation au sacrifice. Un seul choix, la liberté ou la mort. En ce sens, l'homme au char «offre aux caméras l'image qu'elle attendait depuis plus d'un mois».

Il vaut la peine d'entendre quatre professionnels - Franklin, Cole, Tsang et Widener - parler de leur cadrage, de leur vision de la scène. Autant de récits, «tel un conte de fées qui prend chaque soir une tonalité un peu différente selon la personne qui se penche sur le lit». Autant d'images aussi qui, dans l'esprit du public, n'en font plus qu'une, étrangement. Même si un seul photographe - Franklin - fut récompensé pour la sienne.

Au tragique, à l'insolite, la photo de l'homme au tank ajoute le mystère: qu'est-il devenu? Comme sur l'enfant juif de Varsovie, il a couru plein de rumeurs à son propos, et son histoire nourrit l'imaginaire des romanciers et des chanteurs. Mais seule une réponse - celle de Jiang Zemin à la journaliste Barbara Walters - ressemble à une information: «Je crois qu'il est vivant», lui a-t-il dit.

Adrien Gombeaud, L'homme de la place Tiananmen, Seuil, 119 p


L'héritage de Tiananmen - Frédéric Koller
Le Temps - Eclairages, mardi, 2 juin 2009


Il y a 20 ans, l'Armée populaire tirait sur le peuple chinois, mettant un terme dans le sang à plusieurs semaines de manifestations en faveur de réformes

Simple incident de parcours ou massacre qui marque une rupture? «Rébellion contre-révolutionnaire» ou «mouvement démocratique»? Il y a tout juste 20 ans, le pouvoir communiste chinois réprimait dans le sang les manifestations qui avaient, durant plusieurs semaines, mobilisé des millions de Chinois dans la plupart des grandes villes du pays, avec la place ­Tiananmen, au coeur de Pékin, pour épicentre et les étudiants pour fer de lance de la contestation. Sous la bannière de la démocratie, la jeunesse chinoise demandait plus de liberté, la fin de la corruption, des réformes politiques, l'amélioration des conditions de vie, une plus grande ouverture au monde, une rupture définitive avec le système totalitaire.

Hors de Chine, on l'appelle le «Printemps de Pékin» ou «massacre de Tiananmen». En Chine on parle plus pudiquement du «4 juin», «liu si». Un terme dont la prononciation résonne avec un «flot de morts». Les faits sont documentés, y compris les conclaves des plus hauts dirigeants, avec la décision finale de Deng Xiaoping de faire intervenir la troupe. Seul le nombre de victimes demeure un mystère, la version officielle s'en tenant à 241 morts, la dissidence parlant de plusieurs milliers.

Quelques mois avant la chute du mur de Berlin et l'effondrement qui s'ensuivit des régimes communistes en Europe de l'Est, la Chine aurait pu prendre un virage similaire. Elle ne l'a pas fait. Et son développement actuel demeure marqué par ce choix. Il y a un lien étroit entre les événements de 1989 et l'état présent de la Chine, entre l'intervention des chars et ce nouveau «modèle chinois» ou «consensus de Pékin», alliant marché et dictature, de plus en plus influent dans les pays en voie de développement.

A l'inverse, l'appréciation des succès et des limites de ce «modèle» façonne forcément l'interprétation de la nature et de la signification d'un mouvement populaire qui n'avait pu prendre une telle ampleur que du fait de la division temporaire du pouvoir. Si l'on estime que le «modèle chinois» est une réussite, on trouvera sans peine des justifications à la répression, y compris chez des personnes qui se considèrent comme démocrates. Dans le cas contraire, on identifiera dans cette même répression l'origine de l'incapacité de la Chine à se moderniser sur le plan politique et institutionnel ainsi que de la perpétuation d'une corruption généralisée. Au risque de surestimer les intentions des acteurs de l'époque, à commencer par celles de Zhao Ziyang, l'ex-secrétaire général du Parti communiste chinois (PCC) limogé pour s'être rallié aux étudiants, un peu vite comparé à un Gorbatchev chinois.

Interroger aujourd'hui un Chinois de 20 ans sur le «4 juin», c'est prendre le risque de se voir opposer une moue d'ignorance ou un discours le plus souvent formaté. Sans reprendre une phraséologie dépassée condamnant des «troubles contre-révolutionnaires» destinés à établir une «république bourgeoise» à la botte de l'Occident - le verdict de Deng Xiaoping qui fait toujours office de vérité officielle - il expliquera que le pouvoir n'avait d'autre choix que d'intervenir pour mettre un terme au «chaos» et ainsi sauver les réformes économiques engagées dix ans plus tôt. Il précisera que la Chine n'était pas mûre pour la ­démocratie, et qu'elle ne l'est d'ailleurs toujours pas. Il ajoutera peut-être que les manifestants étaient loin de tenir un discours uniforme et cohérent. Enfin, mais c'est moins probable, il conclura que c'était une machination de l'étranger pour stopper l'émergence de la Chine. Tous ces arguments sont ceux du Parti communiste. Et s'ils ont, dans l'ensemble, si bien convaincu l'opinion dominante, c'est qu'ils étaient en résonance avec une interprétation plus large de l'histoire nationale.

Evoquer le «chaos», c'est faire référence à la Révolution culturelle (1966-1976) et ses millions de victimes, qui demeure un traumatisme national profond. En 1989, cette page est à peine tournée, le spectre d'une guerre civile (fruit d'une lutte de pouvoir interne au PCC) n'est donc pas que théorique. Le «chaos» est par ailleurs assimilé à un affaiblissement du pouvoir central, selon une historiographie impériale reprise à son compte par le pouvoir rouge. Mais la démocratie n'est-elle pas justement le meilleur garant de la stabilité politique, l'antidote au «chaos»? Pas pour le régime communiste, qui associe au contraire démocratie et «chaos» sur la base de l'expérience parlementaire de la République chinoise à la fin des années 1910 qui correspond à un délitement du pouvoir et au partage du pays ­entre seigneurs de la guerre. Cette version des faits est bien sûr une instrumentalisation de l'Histoire. Mais elle a la force de la cohérence dans un pays où l'écriture du passé demeure la prérogative du prince.

Si l'on suit cette logique, Mikhaïl Gorbatchev a apporté un extraordinaire coup de pouce à la nomenklatura chinoise. Ou plus exactement son échec. L'URSS de Gorbatchev a en effet suivi le chemin inverse des Chinois en insufflant des réformes politiques qui précèdent, ou tout au moins accompagnent les réformes économiques. Résultat? L'empire soviétique a éclaté et la thérapie de choc du passage à l'économie de marché s'est traduite par une chute spectaculaire du niveau de vie des Russes. Quel meilleur contre-exemple pour appuyer la voie chinoise? Désormais, la notion de stabilité sera le mantra du régime. Les chars de Tiananmen ont préservé cette stabilité indispensable à la poursuite des réformes économiques.

La justification de la répression n'aurait toutefois pas été entièrement convaincante si la direction du PCC n'avait pas fait preuve d'une remarquable capacité d'adaptation tout en ne cédant rien de ses prérogatives. Adaptation d'abord à l'environnement international dans cette phase particulière de la libéralisation du commerce mondial. La Chine - pourtant pauvre et aux ressources limitées - s'est ajustée au mieux au défi de la globalisation en jouant d'avantages comparatifs - main-d'oeuvre très bon marché et corvéable à merci, faible fiscalité pour les entreprises étrangères, mise à disposition de terres, droit de polluer et promesse de consommateurs illimités - façonnés par la force de la dictature. Capacité ensuite de répondre en partie aux revendications des manifestants: les Chinois sont aujourd'hui plus libres, globalement plus riches et plus ouverts au monde qu'ils ne l'ont jamais été.

Il n'est pas faux de dire que le PCC a perdu sa légitimité en faisant tirer la troupe sur sa jeunesse. L'épisode a sans doute sonné le glas de l'idéologie communiste. Mais le même parti s'est construit une nouvelle légitimité basée sur sa capacité à créer une forte croissance économique avec le nationalisme (nourri du discours sur les «valeurs asiatiques») pour ciment idéologique. C'est pour toutes ces raisons que le «massacre de Tiananmen» apparaît aujourd'hui légitime aux yeux non seulement de beaucoup de Chinois mais aussi d'un grand nombre d'Occidentaux, à commencer par les acteurs économiques profitant de la nouvelle «usine du monde» et les défenseurs d'une vision radicale de l'«altérité culturelle», pour qui la démocratie serait par essence occidentale, donc en dernier ressort inadaptée à un pays comme la Chine.

«Longtemps je me suis considéré comme un réformateur économique et un conservateur politique. Mais ma pensée a changé ces dernières années. A présent, je sens que la réforme politique doit être une priorité.» Dans son autocritique adressée le 23 juin 1989 au Bureau politique dont il a été exclu un mois plus tôt, Zhao Ziyang apparaît sous un nouveau jour. C'est du moins ce qu'attestent les Documents de Tiananmen, extraordinaire compilation de notes, minutes, rapports et témoignages sur les discussions des plus hauts dirigeants lors de ces événements, publiée en 2001 aux Etats-Unis.

On rangeait jusqu'alors Zhao Ziyang dans le courant «néo-autoritaire» dont les réformes politiques se limitent à davantage de transparence et de contrôle interne au parti mais qui réfute la démocratie parlementaire et la ­séparation des pouvoirs. C'est d'ailleurs toujours le courant dominant à Pékin. Dans ses Mémoires, publiés il y a un mois à titre posthume (Zhao Ziyang est mort en 2005), l'ex-secrétaire général du parti précise sa pensée: «Si un pays désire se moderniser, il ne doit pas simplement introduire l'économie de marché, il doit aussi adopter la démocratie parlementaire comme système politique. Sans quoi cette nation sera dans l'incapacité d'avoir une économie de marché saine et moderne, ni de devenir une société moderne régie par la loi. Au lieu de quoi elle suivra la voie de tant de pays en voie de développement, y compris la Chine: commercialisation du pouvoir, corruption rampante, société polarisée entre riches et pauvres.»

Qu'aurait fait Zhao Ziyang s'il avait pu négocier une fin de crise avec les étudiants (dont la con­testation s'essoufflait) et se maintenir au pouvoir? Aurait-il réellement engagé ces réformes politiques? En avait-il les moyens? Difficile de répondre. Ce qui est certain par contre, c'est que la victoire de la répression a justifié pour de très nombreuses années la voie du «néo-autoritarisme».

On peut estimer, sans reprendre pour autant à son compte la thèse de Pékin, qu'un pouvoir fort est nécessaire à une transition économique et que la question des réformes politiques viendra plus tard. L'exemple de la Corée du Sud, de Taïwan ou des dictatures d'extrême droite d'Amérique latine est parfois évoqué. Mais dans tous ces pays des réformes politiques notables ont été engagées une dizaine d'années après la libéralisation économique et le passage à une véritable démocratie parlementaire s'est réalisé au bout de 30 ans. Les réformes économiques chinoises ont plus de 30 ans. Aucun signe ne laisse présager une volonté sincère de réforme politique en Chine aujour­d'hui. Le gel se poursuit. Et les avantages supposés d'un pouvoir fort pour adapter le pays à la dureté de la compétition internationale apparaissent désormais de plus en plus comme un obstacle à la modernisation de la société chinoise et à l'approfondissement des réformes économiques elles-mêmes.

C'était en janvier. Liu Zhihua sortait de la prison de Loudi dans la province centrale du Hunan. Il y croupissait depuis l'âge de 24 ans. Liu Zhihua est le dernier prisonnier connu de Tiananmen libéré. En 1989, cet électricien fut condamné à la prison à vie pour «hooliganisme» après avoir pris la tête d'une manifestation d'ouvriers. La peine a été commuée, comme dans la plupart des cas, à 20 ans de prison. Ils seraient encore une trentaine à attendre leur libération, selon la fondation américaine Dui Hua. Après la répression de juin 1989, plus de 500 personnes furent enfermées dans la seule Prison N2 de Pékin. Le nombre total des arrestations se chiffre par dizaines de milliers.

Liu Zhihua n'a pas eu les honneurs de la presse chinoise. Les événements du printemps 1989 restent tabous, la censure puissante. Ce qui ne signifie pas que les Chinois ne s'expriment pas, ni qu'ils ont tous oublié. Les principaux acteurs du mouvement vivent aujourd'hui en exil. Mais il y a des exceptions, comme Liu Xiaobo, un philosophe qui fit partie des derniers occupants de la place Tiananmen à entamer une deuxième grève de la faim juste avant l'intervention des chars. Libéré au milieu des années 1990, sous pression des Etats-Unis, il est resté à Pékin sous surveillance policière. Il écrivait pour la presse hongkongaise et donnait des interviews aux journalistes étrangers jusqu'à son arrestation en décembre dernier pour avoir rédigé avec d'autres militants la «Charte 08» appelant à la démocratisation du régime lors du 60e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l'homme. Son parcours est emblématique et résume bien l'enjeu de l'héritage de Tiananmen. Les manifestants de 1989, comme de ceux du 4 mai 1919, incarnent une Chine qui croit au progrès et aux valeurs universelles de la démocratie et des droits de l'homme par oppositions au discours sur les «caractéristiques chinoises» du pouvoir qui relativise leur portée et justifie le maintien d'un régime dictatorial. Ce courant «universaliste» reprend vigueur notamment à travers une nouvelle génération d'avocats qui veulent promouvoir les «droits civiques», dont plusieurs croupissent en prison.

Ding Zilin est aujourd'hui la figure la plus connue, à l'étranger, de la lutte pour renverser le verdict des autorités et obtenir une réparation. Son fils de 17 ans a été une des premières victimes de la répression (une balle dans le dos). Depuis quinze ans, elle anime les Mères de Tiananmen, un collectif de parents de manifestants assassinés par l'Armée populaire. Chaque année, elle adresse une lettre aux plus hauts dirigeants pour obtenir des excuses. Jiang Yanyong, un médecin de l'armée devenu héros national après avoir révélé l'ampleur de l'épidémie de SRAS à Pékin en 2003, s'est lui aussi fendu d'une lettre aux plus hauts dirigeants pour réhabiliter les manifestants. Dans son hôpital, en 1989, il avait vu affluer morts et blessés, qu'il considère depuis comme des patriotes. Tous deux sont sous surveillance policière. Ils sont la caution morale du camp démocrate.

La génération de Tiananmen, elle, n'a rien oublié. Mais elle est aujourd'hui divisée. Beaucoup, dans la honte de la défaite, déplorant leur naïveté, se sont ralliés, par opportunisme ou réalisme, aux arguments de la dictature, se transformant pour certains en ­modèle entrepreneurial de cette Chine fière de sa puissance retrouvée. Le pouvoir a réussi avec succès à «acheter» les intellectuels en améliorant de façon spectaculaire leurs conditions de vie. Mais beaucoup pensent en silence, comme Zhao Ziyang, que la Chine est en fait toujours dans la même impasse. Faute d'avoir adopté la «cinquième modernisation» (le régime s'en tient aux «quatre modernisations»: agriculture, science, industrie et défense), celle du régime ­politique, les Chinois sont condamnés à subir l'arbitraire.

Le silence a été brisé en partie le 10 mai dernier à l'occasion de la Fête des mères. Une vingtaine d'intellectuels ont organisé à Pékin un «séminaire sur le mouvement démocratique du 4 juin» en hommage aux Mères de Tiananmen. Un compte rendu des débats circule sur Internet. L'un des organisateurs, Cui Weiping, s'interroge sur la responsabilité morale des intellectuels: «Même si nous n'avons pas directement causé le crime sanglant d'il y a 20 ans, le fait que nous ayons été silencieux durant toutes ces années pour quelques raisons que ce soit nous rend complices de l'incident.» La corruption morale des Chinois s'expliquerait par ce refoulement. Qin Hui, l'un des plus brillants historiens de sa génération, a pour sa part déconstruit l'un des mythes du pouvoir: «La répression et le développement économique se succèdent dans le temps, mais rien ne prouve qu'ils aient un lien de cause à effet.»


6 - CHRONOLOGIE

Chronologie
Le Temps - Eclairages, mardi, 2 juin 2009

15 avril: Mort de l'ex-secrétaire général du Parti communiste chinois (PCC) Hu Yaobang écarté en 1987 pour «déviance bourgeoise». Début des rassemblements d'étudiants à Tiananmen pour célébrer son deuil.

18 avril: Pétition des étudiants au parlement pour des réformes et une plus grande ouverture.

21 avril: Après les ouvriers, les intellectuels se joignent au mouvement. 100?000 manifestants.

26 avril: Le Quotidien du peuple publie un éditorial citant Deng Xiaoping qui qualifie le mouvement étudiant d'«anti-parti» et d'«anti-socialiste» et déclare les manifestations illégales.

4 mai: Célébration du 70e anniversaire du mouvement démocratique du 4 mai 1919. Les journalistes rejoignent le mouvement.

13 mai: Début de la première grève de la faim des étudiants.

15 mai: Visite officielle à Pékin de Mikhaïl Gorbatchev.

17 mai: Marche de plus d'un million de personnes dans Pékin avec des représentants du syndicat unique et les médecins.

18 mai: Les 8 «immortels», la vieille garde dirigeante du PCC dominée par Deng Xiaoping, forcent le Bureau politique du Comité central à imposer la loi martiale qui sera effective le 20 mai.

19 mai: Le secrétaire général du PCC, Zhao Ziyang, parle avec les étudiants: «Excusez-moi, je suis venu trop tard.» Fin de la première grève de la faim.

21 mai: Purge de Zhao Ziyang qui sera remplacé par Jiang Zemin. Li Peng, tenant de la ligne dure, reste premier ministre.

23 mai: Trois personnes jettent de la peinture sur le grand portrait de Mao ornant Tiananmen. Les étudiants les remettent à la police.

29 mai: Une réplique de la statue de la liberté est érigée sur Tiananmen aux côtés du monument des martyrs révolutionnaires.

2 juin: Alors que la majorité des étudiants de la capitale est de retour dans les universités, un dernier noyau dur décide d'une nouvelle grève de la faim.

3 juin: Deng Xiaoping donne l'ordre à l'armée de déblayer la place «sans bain de sang». Dans la soirée, l'avancée de l'armée provoque les premiers affrontements avec les civils.

4 juin:La place Tiananmen est nettoyée. On dénombre 200 morts, selon les chiffres donnés plus tard par le pouvoir, 2400 selon une source de la Croix-Rouge de Pékin, plus de 2000 dans toute la Chine selon un autre document interne cité par Human Rights in China.

5 juin: Un homme tente d'arrêter l'avancée de chars aux abords de Tiananmen. Sa photo deviendra le symbole de l'écrasement du «Printemps de Pékin».

9 juin: Deng Xiaoping déclare que l'armée a écrasé une «rébellion contre-révolutionnaire» qui cherchait à instaurer une «république bourgeoise entièrement dépendante de l'Occident».

15 juin: Plusieurs condamnations à mort de manifestants.

11 janvier 1990: Fin de la loi martiale à Pékin.



CHRONOLOGIE - Caroline Puel
Le Point, no. 1916 - Monde, jeudi, 4 juin 2009, p. 56

Printemps 89 : l'escalade

17 avril Début des manifestations étudiantes sur la place Tiananmen après la mort du secrétaire général Hu Yaobang, symbole des espoirs de libéralisation.

17 mai Plus d'un million de personnes envahissent le centre de Pékin.

19 mai Le Premier ministre Li Peng fait appel à l'armée.

Du 2 au 3 juin La population descend dans la rue, les troupes reculent.

Du 3 au 4 juin L'armée intervient avec des chars et des mitrailleuses, faisant des milliers de victimes.

24 juin Jiang Zemin remplace Zhao Ziyang, destitué.

2 commentaires:

marketing chine a dit…

très bonne sélection sur l événement.

video delire a dit…

Je me suis bien instruit sur l événement. Merci!