jeudi 4 juin 2009

Les cinquante-cinq jours de Tiananmen - Roger Faligot (1/5)

Les services secrets chinois : De Mao aux JO - Roger Faligot (p. 208-220)

Dans les tunnels de la ville souterraine, Dixia Cheng, c'est avec un bruit d'enfer que fonce le train fantôme. Il achemine des soldats en treillis au visage barbouillés de noir, leur pistolet mitrailleur 79, calibre 7,62 mm, bien en main. Le Pékin sous Pékin n'a jamais servi à protéger le peuple contre les attaques nucléaires comme l'avait prévu Mao vingt ans plus tôt. Le soir du 3 juin 1989, le convoi achemine des troupes spéciales pour écraser le petit peuple de la capitale du Nord, les étudiants et les habitants des hutong, des ruelles avoisinantes de la place Tiananmen, qui ont apporté leur soutien aux manifestants. Sculptée dans le polystyrène, la déesse de la Démocratie, copie sinisée de la statue de la Liberté, dévisage dans l'ombre le portrait de Mao, bouffi et souriant, au dessus de la Porte de la paix céleste.

En silence, les soldats sortent des bouches aménagées via Zhongnanhai, le palais gouvernemental des « Lacs du milieu et du sud », à l'ouest de la Cité interdite, la forteresse des dirigeants, derrière la place Tiananmen. Ce sont des paras de la 15e division aéroportée, fer de lance de la force d'intervention rapide de l’armée de l'air, spécialistes des attaques à l'arrière de l'ennemi, aussi bien que des opérations de maintien de l'ordre. C'est cette unité qui a rétabli l'ordre à Wuhan en 1967, en pleine Révolution culturelle. En soutien : des groupes de la Police armée populaire sorte de CRS à la chinoise dont l'entraînement s'est révélé pourtant insuffisant jusqu'ici pour mater l'agitation estudiantine, mais qui connaissent Pékin. Les paras de la 15e sont surtout épaulés par des commandos de l'unit6 84835 du lointain district militaire de Ningxia. Spécialité ? La « décapitation » ! L'art d'attaquer les chefs des troupes adverses pour désemparer celles ci... Mission ? Prendre par surprise la place Tiananmen !

Une surprise toute relative car des fusillades ont éclaté dans divers faubourgs. À l'ouest de la ville, des coups de canon répétés laissent présager le pire. S'est engagée une bataille qui, vingt ans plus tard, n'a pas été pleinement élucidée, et certainement pas reconnue par les dirigeants du Parti communiste chinois : un véritable combat de chars en pleine ville !

Des blindés du 21e corps d'armée tirent sur des chars du 1e régiment de cavalerie, dépendant du 38e corps d'armée, des Pékinois qui ne veulent pas laisser écraser sans rien faire la Commune de Tiananmen...

Non loin, Ivan Vladimirovitch Grigorov, conseiller de l'ambassade soviétique, fait partie de ceux qui peuvent en témoigner. Accouru sur les lieux, dans la nuit du 3 au 4 juin, il vient de découvrir l’ampleur des affrontements entre unités de I’APL, d'ailleurs confirmés par ses correspondants sur place. Dans la nuit, il va transmettre au Kremlin ces renseignements hallucinants, dont certains puisés à des sources bien particulières, c'est à dire au plus haut niveau des services secrets chinois...(1)

Deng Xiaoping contre Mikhaïl Gorbatchev

Depuis quinze jours déjà, le camarade Grigorov, en réalité le « résident » du KGB à Pékin, a reçu l’ordre de transmettre plusieurs fois par jour à Moscou les informations les; plus précises sur ce qui se passe dans la capitale chinoise. Ses dépêches ne sont pas lues seulement par Vladimir Krioutchkov, le président du KGB, mais aussi directement par Mikhaïl Gorbatchev, le secrétaire général du Parti communiste d'Union soviétique. Car ce dernier a été piqué au vif par l'accueil détestable qui lui a été fait le 15 mai 1989, au cours du premier sommet sino-soviétique organisé depuis la rupture vielle de trente ans. Au lieu de le recevoir en grande pompe à Tiananmen, les Chinois ont organisé une médiocre cérémonie à l’aéroport. La raison ? Depuis quarante huit heures, 3 000 étudiants ont entamé une grève de la faim sur cette place de la Paix céleste.
Tiananmen, lieu emblématique où, le 4 mai 1919, des étudiants avaient manifesté contre le traité de Versailles, et où Mao Zedong avait proclamé la victoire communiste en 1949. « Sol sacré », comme dira un vieux dirigeant, où se sont souvent opposés les deux symboles contraires, le yin et le yang de la politique : la lumineuse révolte de la jeunesse et la force obscure du pouvoir rouge. À Tiananmen, en 1966, la jeunesse acclamait le Grand Timonier, petit livre rouge à la main, manipulé à son insu par Mao et Kang Sheng. En 1976, elle y défilait à la m6moire de Zhou Enlai, réclamant déjà « l'ouverture », au cours d’une manoeuvre menée en sous main par Deng Xiaoping pour préparer son retour aux affaires. En 1986, elle manifestait derechef pour soutenir des mouvements étudiants d'autres villes, provoquant sans le vouloir la chute du secrétaire général réformateur Hu Yaobang.

Aussi le 16 avril 1989, au lendemain du décès de ce dernier d'une crise cardiaque, les étudiants se sont retrouvés sur la place Tiananmen pour célébrer ses réformes, pour exiger qu’on les poursuive, qu'on promeuve enfin la « cinquième modernisation », à savoir la démocratie comme l'a surnommée le dissident Wei Jingsheng. Et c'est ainsi qu’ont débuté les « Cinquante Cinq jours de Tiananmen »(2) !

Les dirigeants qui résident à Zhongnanhai hésitent alors à agir contre ces jeunes dont beaucoup sont enfants de cadres du parti. Ceci d'autant que les caméras des télévisions du monde entier, CNN et ABC en tête, renvoient l'image de cette Chine turbulente qui tend les bras à la déesse Démocratie, grande statue de polystyrène érigée pour faire pièce au portrait géant de Mao.
Contrairement à ses prédécesseurs du temps de la Révolution culturelle, le camarade Grigorov n'est pas barricadé dans son ambassade. Il peut enquêter sur place avec ses agents, ses contacts depuis le crieur de journaux jusqu'au savant de l'Académie des sciences , ou encore avec les étudiants russes qui témoignent de l'esprit frondeur de leurs compagnons du Printemps de Pékin.

Avec Ivan Fédotov, ministre conseiller de l’ambassade, il coordonne des rapports de plus en plus étonnants. Certaines informations leur viennent directement des services secrets chinois. Car beaucoup d'eau a coulé sous les ponts et les relations entre les « organes » russes, comme on appelle le KGB ou le GRU militaire , et les « services de travail spécial » (tewu gongzuo jigou) se sont réchauffées.

Déjà un mois de manifestations pacifiques. Les dirigeants du parti et les caciques qui les surveillent, Deng Xiaoping en tête, n'ont guère apprécié l’arrivée de Gorbatchev, dirigeant quinquagénaire et rénovateur dont la perestroïka semble déteindre sur la jeune garde chinoise. Le Petit Timonier veut lier l’économie de marché avec le maintien du parti unique, et il redoute une révolution politique à la russe. Depuis 1987, le camarade Deng n'a plus aucun poste officiel, si ce n'est la présidence de la toute puissante Commission militaire centrale (CMC) du parti qui dirige I’Armée populaire de libération, forte de 3 millions d'hommes. Autre patriarche à la tête de l’État, Yang Shangkun, vétéran de la Longue Marche, victime de la Révolution culturelle, président adjoint de la CMC et nouvellement président de la Chine. De même que le Premier ministre Li Peng fils adoptif de Zhou Enlai et hakka comme Deng Xiaoping , il approuve les réticences de ce dernier à l’égard des Russes. Sur l'autre marge de l’échiquier, Zhao Ziyang, le secrétaire général du PCC, éprouve plutôt du respect pour le dirigeant soviétique...
Or, ce dernier ne s'est pas montré indifférent à ce qui se passe en Chine. « J'ai beaucoup d'admiration pour la Grande Muraille, dit il à la presse, mais les murs doivent tomber un jour... » C'est osé ! Un journaliste tout aussi audacieux le prend au mot: « Même le mur de Berlin ? » « Peut être... », répond Gorbatchev, songeur.

Craignant pour la sécurité du président russe, les gardes du corps de la 9e Section du KGB font écourter le séjour de Pékin de trois jours. Le dirigeant soviétique descend à Shanghai, où la situation est plus calme, car Jiang Zemin, le dirigeant local, s'en sort mieux avec ses étudiants... Ce qui ne l’empêche pas de décider la fermeture d'un magazine, jugé trop réformateur par sa maïtresse, la responsable à la propagande Chen Zhili.

Mais dans l'ombre se noue le drame. La veille de la visite de l'inventeur de la perestroïka, le 14 mai, s'est tenue une réunion secrète du comité permanent du Bureau politique les cinq hommes qui dirigent officiellement le PCC et la Chine et cette fois la ligne modératrice de Zhao Ziyang à l’égard des étudiants semble l’avoir emporté. À quoi bon les réprimer si l'on peut dialoguer ? Les gérontes du parti, les « Immortels » comme on les surnomme, garants de la légalité socialiste et de la mémoire de la Longue Marche, Deng Xiaoping, Yang Shangkun, Bo Yibo, Peng Zhen, Chen Yun , ont laissé faire. Ils n'en pensent pas moins et s'activent derrière les paravents.
Deng, le « Petit Joufflu », demande à voir... Il puise ses informations auprès du tout puissant coordinateur de sécurité, Qiao Shi, qui reçoit, de ses agents, des rapports contrastés mais inquiétants. C'est un homme de terrain : après le retour de Gorbatchev à Moscou, il accompagnera Zhao Ziyang sur la place Tiananmen, dès potronminet, afin de parlementer avec les étudiants. Le 15 mai, les dirigeants de Zhongnanhai ont reçu un coup de bambou sur la tête : environ un million de manifestants sont venus apporter leur soutien aux grévistes de la faim... Une délégation a parcouru les 800 mètres qui séparent Tiananmen de Zhongnanhai pour apporter un cahier de doléances, mais cette fois c'est elle qui reçoit des coups de matraque des agents du Gonganbu. Seul, dans l'après midi un haut cadre du parti, Yan Mingfu, directeur du Département du travail de front uni, accourt à la rencontre des manifestants, leur assure qu'ils peuvent rentrer sur leur campus, les complimente de promouvoir la réforme. Il propose même de rester leur otage comme garant qu'ils pourront quitter Tiananmen sans risques... (3)

Qiao Shi, maître du jeu ?

Ivan Grigorov le kaguébiste connaît bien Qiao Shi. Avec Jia Chunwang, le patron de la Sûreté de l’État (Guoanbu), c'est l'un de ses principaux interlocuteurs. C'est lui, Qiao, le responsable du secteur sécurité du parti, qui avait téléphoné à l'ambassadeur Oleg Troyanovsky, l'avant veille, pour expliquer qu'on organiserait une cérémonie à l'aéroport, avant de convoyer Raïssa et Mikhaïl Gorbatchev à la résidence pour hôtes de marque Diaoyutai où Qiao Shi avait encore récemment un appartement avant de s'installer avec sa femme à Zhongnanhai (4). But évident de la manœuvre : empêcher tout contact physique avec les manifestants qui brandissaient des pancartes en russe et en chinois pour acclamer le camarade Ge Er Ba She fu et sa politique...
Le même Qjao Shi explique depuis le début de l'année à qui veut l'entendre diplomates et correspondants de presse , que des « forces extérieures sont à l'œuvre », sans préciser s'il pense à la seule CIA ou aussi au KGB ! Qiao Shi, une fois Gorbatchev rentré chez lui, à Moscou, a pris un mégaphone pour se rendre place Tiananmen dire aux étudiants de retourner eux aussi à la maison. Sans succès.

Je n'ai pas pu compulser, comme Grigorov l'a fait, l’énorme dossier de Qiao Shi aux archives de Iasenovo, le centre du KGB. Mais depuis de nombreuses années déjà, j'avais étudié dans le détail son itin6éaire peu connu au point de souligner le poids politique croissant et l’extrême complexité de ce militant choisi par Deng Xiaoping, tout à la fois homme à poigne et ouvert aux réformes voulues par Hu Yaobang et Zhao Ziyang, comme la suite allait le démontrer (5).
Visage allongé, lunettes cerclées d'écailles, verres teintés, costume à l'occidentale bien coupé, chaussures du dernier cri mais chaussettes à 5 yuans, ongles parfaitement limés par sa manucure, Qiao Shi est donc un homme de contrastes. De haute taille pour un Chinois, cet amateur de jogging, de promenades et de baignades a su garder discrète une ascension marquée au coin des services secrets. Froid, austère, parlant peu, et sourire figé de rigueur, son apparence convient à son emploi disent certains reporters étrangers tandis que d'autres le trouvent au contraire « chaleureux, bien de sa personne, amical... » (6).

À 69 ans, est ce un Janus chinois, aux deux visages ? Qiao Shi, mot à mot, « la haute Pierre », est un nom de guerre qui fait référence à sa très haute et massive taille. On pourrait dire : « Qiao le menhir ». En 1940, quand il adhère au Parti communiste clandestin de Shanghai et devient secrétaire de cellule, ce jeune homme de 16 ans répond, pour ses condisciples de lycée, au nom de Jiang Zhaoming. Il est donc né en décembre 1924, l’année du Rat, dans la région de Dinghai, ville du Zhejiang, au sud de Shanghai, et a gravi les échelons dans la hiérarchie des jeunesses communistes. À l’université anglicane Saint John's (Sheng Yuehan), il se familiarise avec la civilisation européenne et apprend l’anglais, langue qu'il parle d'ailleurs bien. Saint John's de Shanghai est l’une des plus célèbres universités de Chine. Parmi ses anciens élèves, elle compte outre des membres de la dynastie Soong , des personnalités mondialement connues : Rong Yiren, le milliardaire rouge qui demandera aux dirigeants du PCC de négocier avec les étudiants de Tiananmen ; le grand écrivain Lin Yutang, auteur de L’importance de vivre réfugié à Taiwan ; Raymond Chow, le producteur hakka des films de kung fu de Bruce Lee et de Jackie Chan ou encore le célèbre architecte sino américain Ieoh Ming Pei qui est en train de bâtir en 1989 la pyramide du Louvre à la demande de François Mitterrand.

De tels condisciples ne peuvent qu'ouvrir les yeux au monde d'un jeune étudiant curieux de tout, aussi passionné par l'oeuvre de Shakespeare que par celle de Marx. Et très actif, puisqu'il opère aussi clandestinement à l'université de Tongji, dont le campus a été rapatrié à Shanghai en 1946 et où sont enseignés les arts et les sciences. Entre temps en 1943, lorsque les Japonais envahissent les concessions occidentales de Shanghai, refuges des communistes pourchassés par le Kuomintang, un animateur du service de renseignement du PCC pour la Chine du Sud, Liu Changsheng, met le pied de Qiao Shi à l’étrier. Aidé de sa jeune épouse, Wang Yuwen, le jeune homme s'active dès lors dans le domaine sensible des « communications secrètes du parti ».

Passerelle traditionnelle dans la société chinoise, comme on l'a vu dans l'affaire du transfuge Yu Zhensan, les liens familiaux offrent des possibilités d'action inespérées. Journaliste très célèbre lié à Chiang Kai shek, Chen Bulai n'est autre que l'oncle de Wang Yuwen. Par ce biais, Qiao Shi qui est devenu son secrétaire collecte des informations de toute première importance qui vont asseoir sa réputation d'agent secret dans les cercles communistes dirigeants.

La résistance contre les Japonais comme dans la guerre civile, prélude à la victoire définitive des communistes, s'avère une période de promotion pour l’habile camarade Qiao Shi, désormais dirigeant de la jeunesse de Hangzhou, dans son Zhejiang natal. De 1954 à 1964, le voici responsable technique au sein de la compagnie métallurgique d'Anshan, puis patron de l’Institut d'études de la compagnie sidérurgique de Jiuquan. Un poste de confiance : entre autres activités, cette société fabrique secrètement des armes sous la tutelle de I’Armée populaire de libération. Ombre au tableau : son épouse Yu Wen est prise dans la tourmente de la campagne « antidroitiste » de 1957 et elle est momentanément arrêtée, ce qui ralentit la promotion de son mari (7).

Le grand tournant dans la carrière de Qiao Shi, c'est 1964. Tandis que la Chine populaire fait exploser sa première bombe A, l'ancien cadre clandestin de Shanghai entre au Département des liaisons internationales du comité central (Zhonglianbu ou DLI), le service de renseignement politique qui assure les contacts avec les « Partis frères » et, tout aussi important, le soutien aux « mouvements de libération » du tiers monde. Un poste qu'il doit à l'influence de son premier mentor Liu Changsheng, devenu le président des Amitiés sino-africaines. Qiao Shi anime le Comité de solidarité avec les Africains chargé de l’appui aux mouvements de guérilla prochinois au Congo, au Burundi, au Zimbabwe. Il s'agit ni plus ni moins que de contrer les « révisionnistes soviétiques » sur le continent noir. On est bien loin de la stratégie commerciale menée par la Chine en Afrique, au début du XXIe !

À Pékin, la Révolution culturelle balaye tout sur son passage. Elle détrône d'abord un autre des protecteurs de Qiao Shi, le maire de la capitale Peng Zhen. Puis en 1967, Liu Changsheng lui même est assassiné par les gardes rouges (8). Heureusement pour Qiao, plusieurs cadres des services spéciaux veillent sur leur cadet, en particulier Luo Qingchang, l'indéboulonnable chef du Bureau des enquêtes du parti (Diaochabu), lui même protégé par Zhou Enlai.

Fort de ces soutiens, Qiao Shi nage entre deux eaux. Dix ans plus tard, il refait surface en qualité de directeur adjoint des relations internationales tandis que sa femme, Yu Wen, prend la direction du Bureau de recherches du même DLI, avant de devenir directrice adjointe du département de propagande du parti.

Mais surtout, au lendemain de la Révolution culturelle, Qiao Shi soutenu par deux dirigeants historiques du Parti communiste qui a la particularité d'être des économistes entretenant des relations, des guanxi, dans le domaine du renseignement : d'abord Bo Yibo, vice Premier ministre à partir de 1978 et beau père de Jia Chunwang, le futur chef du Guoanbu ; ensuite Chen Yun, le planificateur et inventeur du renseignement économique. On s'en souvient, le vieil économiste a commcncé sa vie de militant à Shanghai, la clandestinité du service secret Teke, dirigé par Zhou Enlai et Kang Sheng.

Dans l'ombre du nouveau président Hua Guofeng, Qiao Shi voyage beaucoup, en Roumanie, en Yougoslavie, en Iran, des pays où les services spéciaux sont intéressés à coopérer avec les Chinois contre Soviétiques. Le renversement du Shah l'oblige à renégocier des accords avec la Savama, la nouvelle police secrète de Khômeiny. Il excelle déjà dans les négociations de coulisses. Et cet accident de parcours malheureux ne suffit pas à arrêter l'irrésistible ascension de Qiao Shi.

En avril 1982, à 58 ans, il devient le patron du Département des relations internationales du comité centrale (9). À ce titre, il effectue des voyages techniques à Alger, à Téhéran ou encore à Pyongyang où s'organise une collaboration étroite avec son homologue du DLI nord coréen Kim Yong nam et le chef de la Sécurité d'État, Kim Byong ha. Sa montée en puissance coïncide avec celle d'un véritable « lobby de la sécurité » qui se renforce sur l'étranger par la création du ministère de la Sûreté de l'État, et en interne par celle de la Police armée populaire (Renmin Wuzhuang Jingcha), dirigée par le lieutenant général Li Lianxiu. On dit que c'est Qiao Shi qui a soufflé à Deng Xiaoping l'idée de créer la PAP pour assurer, sous le contrôle de la Commission militaire centrale, la sécurité intérieure et la protection des dirigeants en osmose avec le régiment central des gardes. S'inspirant du contrôle des manifestations en Pologne et en Hongrie, il a même proposé que la PAP sorte de CRS à la chinoise soit équipée de matériel adapté pour le combat des rues et la répression de faible intensité. C'est ainsi qu'il a visionné des films d'actualité d'Irlande du Nord, pour voir comment la police, Royal Ulster Constabulary, s'y prend avec les manifestants nationalistes, et suggéré qu’on copie ces méthodes et qu'on utilise les mêmes armes : canon à eau, gaz CS, balles de caoutchouc ou de plastique.

Ainsi, d'année en année, Qiao Shi se taille un royaume au sein de cet univers de l'ombre. Ce redoutable manoeuvrier sait comme personne naviguer entre les clans en présence, s'attirant à la fois la confiance des conservateurs (Peng Zhen, Bo Yibo, Chen Yun) et la sympathie des rénovateurs (Hu Yaobang et Zhao Ziyang). Partisan de l'ordre côté cour, des réformes économiques côté jardin, Qiao Shi attend son heure. Le plus conservateur des réformistes, le plus libéral des orthodoxes. Et surtout, il va diriger l'appareil du parti à l'intérieur de tous les services de sécurité.

« Les hommes du renseignement montent de plus en plus haut en Chine, me dit en 1986, James Yi, spécialiste du renseignement chinois dans l'administration britannique de Hong Kong. Un jour, Qlao Shi sera peut être le numéro un... (10) »

En effet, ses pouvoirs s'accroissent rapidement. Peng Zhen lui abandonne les leviers de commande de la Commission politico-légale, autrement dit la sécurité telle qu'on l'entend en Chine communiste : ministères de la Justice, de la Sûreté de l'État (Guoanbu) et de la Sécurité publique (Gonganbu), la Section des minorités nationales dans laquelle figurent les hauts conseillers comme son épouse Yu Wen ou le vieux Pu Yi, le « dernier empereur » recyclé... Parmi ses autres domaines réservés : les ventes d'armes à l'étranger Syrie, Iran, Corée , le soutien aux Khmers rouges et aux moudjahidine afghans, sans oublier la contre-insurrection au Tibet et les opérations spéciales contre le dalaï lama en Inde et sur toute la planète.

Alternant fermeté et souplesse, l'homme aux deux visages, continue d'occuper la meilleure position : le centre. « Qlao Shi, c'est l’empereur du juste milieu », dit « la rumeur des petites rues ».

Début 1989, il a également pris la direction de l'École centrale du Parti communiste et, profitant d'un décès passé presque inaperçu, celui du « Kissinger chinois, » Huan Xiang, il accroît son poids au du comité national de sécurité à la chinoise, le Centre de recherches d'études internationales (ISRC).

Débutent les mobilisations étudiantes du Printemps de Pékin. Fidèle à sa ligne de conduite, Qiao Shi tente d'abord la conciliation. Businessman du clan réformateur et directeur de la société informatique Stone, Wan Runnan est entré en contact avec lui par l'intermédiaire de Li Chang, un membre influent de la Commission de discipline du parti. Il pourrait faire partie de ces intermédiaires. On le sait, Qiao Shi ne refuse pas le dialogue et s'affirme opposé à l'épreuve de force. C'est pourquoi, le 19 mai, il se rend sur la place Tiananmen aux côtés de Zhao Ziyang.

Ces bonnes dispositions ne pourraient durer toujours. Patron des services de renseignement, le fils du Zhejiang doit rendre compte à Deng Xiaoping et au comité permanent du Bureau politique dont il est désormais le numéro trois. Les correspondants du Guoanbu à l'étranger ainsi que ses propres enfants, résidant en Europe et en Amérique, le renseignent. Son fils Jiang Xiaoming alias Simon X. Jiang étudie le commerce au Judge Institute of Management Studies de l'université de Cambridge, tandis que la femme de celui ci, Qiao Zhoujin, est programmatrice pour les émissions de la BBC en direction de la Chine. Les soeurs du jeune Jiang sont aux États Unis : Qiao Xiaoqian étudie la médecine à Houston, dans le Texas, et participe même au mouvement de soutien aux étudiants de Tianamnen. Sa petite soeur, Qiao Ling, élève dans le secondaire, applaudit des deux mains...

Les trois enfants lui délivrent un message clair : « Une répression violente choquera beaucoup le monde. » Cependant, en contrepoint, les services assurent qu'en cédant quelques clauses de contrats économiques, on apaisera facilement l'Occident. Qiao Shi va t il opter pour la répression ? Que va t il conseiller à Deng Xiaoping ?

NOTES :
1. Ces informations, ainsi que celles concernant les activités du KGB dans ce chapitre, sont recoupées de plusieurs sources, à la fois du renseignement russe et occidental, ainsi que de correspondants de presse et de diplomates en poste à l’époque à Pékin.
2. En souvenir des « 55 jours de Pékin », lorsqu'en 1900 les Boxeurs, ont assiégé les légations étrangères, événement qui s'est terminé par la chute de l'impératrice mandchoue Ci Xi, leur alliée. En 1964, Nicholas Ray a porté cet épisode à l’écran « Les Cinquante Cinq jours de Pékin », avec Charlton Heston, Ava Gardner et David Niven dans les rôles principaux.

3. Robert Lawrence Kuhn, The Man Who Changed China, The Life and Legacy of Jiang Zemin, Crown Publishers, New York, 2004.
4. Voir Gordon Thomas, Chaos in Heaven, The Shocking Story Behind China's Searchfor Democraiy, Birch Lane Press Book, New York, 199 1. Gordon Thomas a fait partie des journalistes anglo américains qui ont suivi ces événements sur place.

5. A l'exception de Jean Luc Domenach, peu de sinologues et de China watchers en Europe accordaient à Qiao Shi de l'importance comme nous le faisions, avec Rémi Kauffer, au début des années 1980 et à la fin de notre biographie de Kang Sheng en 1986. Voir aussi notre Histoire mondiale du renseignement, volume 2, Robert Laffont, pour un portrait de Qiao Shi, affiné ici grâce aux multiples informa
tions obtenues depuis, notamment de sources chinoises et japonaises. Également, en chinois, lire la biographie qui lui est consacrée : Gao Xin, Zhonggongjutou Qiao Shi, (Qiao Shi, le tycoon du Parti communiste), Shijie Shuju, Hong Kong, 1995.
6. Selon le portrait de Graham Hutchings, correspondant du Daily Telegraph Pékin, qui l'a interviewé en août 1988 et qui rédige son portrait lorsque Qiao Shi devient no 1 du parti (Party promotes loyal secret policeman with a « merciless » smile in The Daily Telegraph, 8 juin 1989). Voir aussi, Roger Faligot, Qiao Shi, l’homme des chiens bleus, in Le journal du Dimanche, 11 juin 1989 ; Roger Faligot, Rémi Kauffer, Le chef des services secrets vise le fauteuil de Deng, in Le Figaro Magazine, 1er juillet 1989.
7. L'épouse de Qiao Shi a sans doute abandonné son patronyme « Wang », qui rappelait ses liens familiaux avec des pontes du Kuomintang, lorsqu'elle avait été arrêtée dans le cadre de cette campagne anti droitiste de 1957. Elle s'appelle désor
mais Yu Wen. Voir Gao Yin, Zhonggong jutou Qiao Shi, op. cit.
8. Biographie de Liu Changsheng, in Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier international, La Chine, publi6 par Jean Maitron, Les éditions ouvrières, Paris, 1985.

9. Avec la nomination de Qiao Shi, on assiste à un renouvellement complet de la direction du DLI. Ses adjoints sont Qian Liren, Zhu Liang et Mme Li Shuzheng. Ses conseillers, des experts du renseignement politique et des missions spéciales qui se sont surtout illustrés surtout en Afrique et en Asie : Tang Mingzhao, Zhang Zhixiang, Li Yimang, Mme Ou Tangliang, Feng Xuan, Liu Xinquan, Zhang Xiangshan (source : China Directory, Radiopress Inc. Tôkyô, 1983).

10. Entretien avec James Yi, Hong Kong, 4 juillet 1986.

ACHETER : Les services secrets chinois : De Mao aux JO - Roger Faligot

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