lundi 8 février 2010

« Terres rares », le trésor de la Chine - Bernard Padoan et Pierre Tiessen

Le Soir - 1E - ECONOMIE, samedi, 6 février 2010, p. 44

Les « terres rares », ce sont 17 métaux indispensables au secteur des technologies vertes. La Chine veille jalousement sur ses réserves.

Comme souvent avec les « phrases historiques », on n'est jamais certain qu'elles ont été réellement prononcées. Ainsi, Deng Xiaoping, tout-puissant maître de la Chine, aurait affirmé en 1992 que « si le Moyen-Orient a du pétrole, la Chine, elle, a des terres rares ». Vraisemblablement apocryphe, la phrase n'en résume pas moins très exactement la situation qui prédomine sur le marché de ces dix-sept métaux aux noms étranges, regroupés dans le groupe des « terres rares ».

Si comme beaucoup, vous n'avez que de rares souvenirs de vos cours de chimie et du tableau de Mendeleïev, ils ne vous disent probablement rien. Pourtant, ils sont partout autour de vous. Dans les objets électroniques (iPhone, écrans LCD...), dans les fibres optiques, dans les lasers et dans le nucléaire (civil... et militaire), dans les technologies vertes surtout : moteurs hybrides, batteries électriques, rotors d'éoliennes, ampoules basse consommation, pots catalytiques...

Le néodyme, par exemple, permet de multiplier la puissance d'un aimant par dix, aimant essentiel pour assurer la puissance d'un alternateur d'éolienne ou de moteur électrique. Le terbium, lui, est nécessaire à la fabrication des ampoules basse consommation, appelées à remplacer progressivement les traditionnelles ampoules à incandescence.

Si dans les années 80, les terres rares étaient essentiellement produites depuis les gisements d'Afrique du Sud ou de Californie, la situation a peu à peu basculé en faveur de la Chine, qui produit aujourd'hui 95 % des terres rares utilisées par l'industrie mondiale, soit 120.000 tonnes en 2008. Les plus importants gisements chinois se trouvent en Mongolie intérieure. Une situation de quasi-monopole qui commence d'autant plus à inquiéter industriels et responsables politiques occidentaux que Pékin a confirmé, l'an dernier, son intention de poursuivre sa politique de quotas, voire de la renforcer, et de réduire ses exportations de terres rares. Avec le risque de contraindre l'ensemble de la filière industrielle verte, présentée rappelons-le, comme un des principaux secteurs porteurs de croissance dans les années à venir, à tourner au ralenti.

Un scénario qui n'est pas du goût des Etats-Unis, de l'Union européenne et du Mexique qui ont obtenu la constitution d'un groupe spécial de règlement des différends au sein de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Ce panel sera chargé d'établir si la Chine entrave ou non la libre-concurrence en restreignant ses exportations de matières premières.

Georges Pichon, PDG de MarsMetal, une société de négoce en métaux, en est persuadé : « Les utilisations de terres rares vont croître rapidement, et la dépendance des pays occidentaux à l'égard de la Chine également ». Pour ce spécialiste du secteur minier, Pékin « ne veut pas se contenter de nous vendre des chaussures, mais cherche à maîtriser le plus de filières possibles, y compris dans les technologies les plus avancées. La Chine est un pays nationaliste, qui veut accéder au rang de 1re puissance mondiale. »

« De fait, la Chine est désormais en position de force dans les échanges commerciaux, et la crise économique internationale n'a fait que renforcer cette tendance, constate Ren Xianfang, analyste à Pékin de l'institut en stratégies IHS Global Insight. Il y a un an, la plupart des économistes prévoyaient que la Chine serait, en raison de sa dépendance aux exportations, le pays le plus touché par cette crise. Non seulement ils se sont trompés mais en plus la Chine peut désormais se permettre de dire non aux grandes puissances. »

En limitant les exportations d'oxydes de terres rares, les dirigeants chinois sont sans doute guidés par plusieurs objectifs. « Il est évident qu'ils veulent faire monter les prix », note Georges Pichon. Objectif manqué, pour l'instant. « C'est un marché qui recouvre beaucoup de substances, qui n'évoluent pas de manière uniforme, note Georges Pichon. Mais il y a eu une baisse globale des prix de l'ordre de 30 % en 2009. »

En cause, la baisse de la demande, de 15 à 20 % selon Georges Pichon, consécutive au ralentissement économique. « Mais il y a aussi une concurrence féroce entre opérateurs chinois », ajoute le patron de MarsMetal. Les terres rares, c'est un peu le Klondike du temps de la "ruée vers l'or". Il y a aussi une importante contrebande, qui représente jusqu'à un quart de la production. »

« Il y a aujourd'hui plus de 100 entreprises publiques qui exploitent ces éléments naturels en Chine, note Ren Xianfang. C'est beaucoup trop. Il ne devrait en rester qu'une vingtaine d'ici quelques années. Cette restructuration du secteur va sans aucun doute permettre aux autorités centrales de mieux contrôler les volumes des exportations de terres rares. »

Plus prosaïquement, la demande intérieure de terres rares explose aussi en Chine. Le pays a décidé de remplacer les ampoules à incandescence par des ampoules basse consommation. A l'échelle d'un pays qui compte 1,3 milliard d'habitants, on mesure la quantité de terbium que cela représente. Autre bonne raison de limiter les exportations.

Enfin, d'aucuns attribuent à Pékin la volonté d'attirer sur son territoire les groupes étrangers utilisateurs de terres rares, qui pourraient ainsi s'approvisionner à la source et fournir à la Chine la précieuse technologie dont le pays reste très friand. Selon Dudley Kingnorth, consultant minier australien, « c'est un moment crucial. Au cours des prochaines années, les quotas vont encore se réduire. L'offre et la demande vont commencer à être serrés entre 2012 et 2014. A moins d'avoir accès aux ressources ailleurs qu'en Chine, de plus en plus de compagnies vont devoir se délocaliser en Chine pour assurer leur approvisionnement », prédit-il.

Pour enrayer les visées, réelles ou supposées, de Pékin, l'une des solutions consisterait à relancer la prospection et l'extraction dans d'autres régions du monde où l'on trouve des terres rares, comme l'Australie ou les Etats-Unis, ou les anciennes républiques soviétiques. Les groupes japonais Sumitomo Corp et Toshiba ont noué des contrats avec le Kazakhstan. Toyota, gros consommateur de terres rares pour sa Prius, développe des projets en Inde et au Vietnam. Et le gouvernement japonais a signé un accord pour rechercher des oxydes de terres rares dans plusieurs pays d'Afrique australe.

Mais cela a un coût. Et comme souvent, à ce jeu-là, la Chine s'avère imbattable, dans la mesure où elle s'appuie sur une main-d'oeuvre inépuisable et très bon marché.

L'exploitation des gisements de terres rares se révèle également très lourde en termes environnementaux, ce qui pèse d'autant plus sur les coûts de production dans les pays où la réglementation environnementale se fait chaque jour un peu plus sévère. Une fois encore, comme en matière sociale, Pékin ne s'encombre guère de ce genre de considérations. « La plupart des gisements chinois d'oxydes de terres rares sont exploités dans des conditions dégoûtantes », déplore Georges Pichon, tant du point de vue de la pollution des sols et des cours d'eau que de la mise en danger de la santé des travailleurs. « Certains gisements de terres rares contiennent du thorium, qui est un métal radioactif, certes faiblement, mais radioactif quand même », constate Georges Pichon.

Un projet non-chinois a néanmoins abouti en 2009, en Australie : le groupe minier Lynas, qui entend relancer le projet de prospection de terres rares de Mount Weld, a réussi à réunir des investissements de 400 millions de dollars australiens auprès des banques. « Mais ce genre de projet a toujours une épée de Damoclès au-dessus de la tête, prévient Georges Pichon. Vu leur position ultra-dominante, les Chinois peuvent jouer sur les prix, pousser l'exploitant à la faillite... pour le racheter dans la foulée. »

Pour Pékin, maîtriser la filière des terres rares, c'est non seulement contrôler et restructurer son propre secteur, mais aussi racheter les producteurs étrangers. Car en dépit de sa domination sur le marché, la Chine n'a pas devant elle un horizon parfaitement dégagé pour autant. Parce que les gisements s'épuisent : d'ici 15 à 30 ans, la Mongolie intérieure aura donné la majeure partie de ses terres rares. C'est une autre raison pour laquelle la Chine limite sa production. Et pour laquelle elle développe aussi une politique expansionniste. « La machine de production chinoise a un énorme besoin en ressources naturelles et si elle peut contrôler l'ensemble d'un secteur, comme celui des terres rares, alors tant mieux, explique Ren Xianfang. Pour cela, le régime est prêt à faire main basse sur l'ensemble des sites à l'étranger. » L'Australie a d'ailleurs repoussé à deux reprises l'an dernier les assauts du groupe public China Nonferrous Metal Mining... sur Lynas.

Pour beaucoup d'observateurs, cette bataille minière marque la fin d'une ère. « D'une certaine manière, des exemples comme celui de l'exportation des terres rares indiquent la nouvelle nature des relations avec la Chine, constate Ren Xianfang. Une Chine plus sûre d'elle-même et de sa puissance, qui se retrouve en position de force, quels que soient ses interlocuteurs. A l'avenir, il sera non seulement de plus en plus difficile de dire non à la Chine, mais il sera également de plus en plus difficile de la forcer à s'adapter aux standards et à la volonté des pays occidentaux », conclut-il.

© 2010 © Rossel & Cie S.A. - LE SOIR Bruxelles, 2010

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