Le constructeur automobile chinois a finalisé hier le rachat de Volvo.
Au terme d'une année de négociations, l'entreprise chinoise a acquis le suédois Volvo pour 1,3 milliard d'euros, réalisant ainsi un « grand bond en avant ». Premier constructeur indépendant du pays, produisant notamment de petites voitures bas de gamme, Geely entend désormais rivaliser avec les grands groupes américains, japonais ou européens.
C'est une légende que se racontent, le soir après les cours, les étudiants des « business schools » de Tsinghua et Fudan, à Pékin et Shanghai. L'histoire d'un fils de paysans pauvres de Taizhou, une petite ville côtière du Zhejiang, devenu, au terme d'un parcours rocambolesque épousant les aléas des trente dernières années de l'histoire économique chinoise, l'un des entrepreneurs privés les plus emblématiques du pays. Et, depuis hier, le nouveau propriétaire de Volvo. Au terme d'une année de négociations, Li Shufu, le président de Zhejiang Geely Holding Group -ou Geely -a définitivement validé, pour 1,3 milliard d'euros, le rachat du constructeur suédois à l'américain Ford (lire nos informations page 20). « Je vois Volvo comme un tigre. Le tigre appartient à la forêt, il ne peut pas être mis dans un zoo, dans un tout petit enclos. Nous devons libérer ce tigre », a lancé le président de Geely, Li Shufu... Cette acquisition, le patron de Geely en rêvait déjà il y a près de dix ans, lorsqu'il brava les multiples barrières politiques et les complications financières pour se lancer dans la construction automobile. Pour le charismatique PDG, l'immense bannière rouge « Que Geely conquière le monde » accrochée au plafond de ses usines de Ningbo prend désormais tout son sens.
« Et dire que tout ça a commencé avec un simple billet de 100 yuans (9 euros) », souffle, lèvres jointes dans un hochement de tête grave, Ji Hong Tao, l'un des attachés de presse de Geely. Dans les livres distribués aux cadres du groupe, les fidèles font commencer la fable au printemps 1980. Li Shufu a alors dix-sept ans et vient de finir ses années de lycée dans une Chine éreintée par les années de Révolution culturelle et séduite par la prudente démaoïsation orchestrée par Deng Xiaoping. Sans critiquer le défunt leader, on parle, dans les réunions du Parti, de la décollectivisation des campagnes, de réformes, et même d'encouragement aux initiatives privées. Le jeune homme veut croire en cette nouvelle révolution. Avec les 100 yuans que lui a offerts son père à la sortie du lycée, il achète un appareil photo et facture ses premiers clichés aux fermiers du coin, rencontrés lors de longues tournées à vélo. Bientôt, il ouvre un petit studio et investit rapidement ses profits dans une affaire de recyclage de produits électroménagers, dont il récupère les métaux précieux. Capitalisant sur ses réseaux, Li Shufu commence à produire en 1986, dans sa petite usine Bei Ji Hua -la fleur du pôle Nord -, des composants pour les fabricants de réfrigérateurs et de congélateurs de la province. Mais le printemps 1989 survient.
Dans les semaines qui suivent la violente répression des manifestations de la place Tian'anmen, le jeune entrepreneur doute soudain de la volonté du gouvernement de poursuivre les réformes économiques. A Pékin, les autorités viennent d'enclencher un grand nettoyage de l'industrie de l'électroménager, qui se serait développée sur la côte est de manière trop chaotique, et ordonnent la fermeture de la plupart des sociétés privées du secteur. « Pour plus de sécurité, j'ai alors tout abandonné », racontera plus tard le patron qui se relancera au début de 1990 dans la production de matériaux de construction. Eternel insatisfait, il perçoit les besoins immenses de la nouvelle classe moyenne chinoise qui s'initie au consumérisme, et annonce qu'il veut construire des voitures.
Une référence du capitalisme chinois
Dans sa nouvelle aventure, Li Shufu se heurte de nouveau à l'interventionnisme du pouvoir communiste qui a décrété que seuls des groupes d'Etat avaient le droit de fabriquer des automobiles. Le ministère de l'Industrie lui refuse toute licence de production et les banques publiques, aux ordres de Pékin, bloquent les crédits nécessaires au développement de sa société privée. Il ne bronche pas et se lance officiellement dans la production de scooters. Mais le week-end, au fond de son usine, le jeune patron, aidé de ses ingénieurs, démonte pièce par pièce sa première Mercedes pour en comprendre le fonctionnement. La vieille berline Red Flag de son vice-président est elle aussi disséquée. « Une voiture, ce n'est rien d'autre que quatre roues et deux canapés », en conclura l'ambitieux homme d'affaires, qui affirme alors pouvoir construire des voitures pour les masses. Pour contourner les interdictions du gouvernement, il rachète la licence d'un producteur d'Etat de minivans, à bout de souffle, dépendant d'une prison de la province du Sichuan. En 1998, il produira ses 200 premières voitures, sous l'appellation légale de « minivans », avant de finalement obtenir, trois ans plus tard, le label de « constructeur automobile ». « Lors de la dernière rencontre avec les officiels qui lui prédisaient une mort certaine, il a supplié les responsables d'au moins lui donner une chance d'échouer », se souvient avec émotion Chen Fangming, l'un des cadres du groupe.
Depuis, Pékin a revu son jugement. L'insoumis est devenu une référence du « capitalisme aux caractéristiques chinoises » théorisé par le régime. Après avoir vu Goldman Sachs investir, l'an dernier, 334 millions de dollars dans Geely, les banques d'Etat chinoises se sont pressées pour participer au financement du rachat de Volvo. Dans les bureaux du siège du groupe, où Li Shufu passerait l'essentiel de ses nuits, des photos montrent le « laoban » (le patron) avec les leaders locaux et nationaux du Parti, venus se mettre en scène au milieu de cette success-story.
En dix ans, Geely a réussi à s'imposer comme le premier constructeur indépendant du pays. L'an dernier, le groupe a vendu 330.000 véhicules, et notamment 20.000 en Russie, en Ukraine et en Indonésie, où le constructeur a établi des petites lignes d'assemblage. Quand ses grands concurrents locaux tels que FAW, SAIC ou Dongfeng fabriquent essentiellement, en joint-venture, des voitures de marques étrangères, le groupe du Zhejiang a, lui, développé ses propres marques, presque seul.
Pour lancer sa première petite voiture bon marché, écoulée l'équivalent de 5.800 dollars, Geely s'est bien inspiré de l'ancien Daihatsu Charade produit sous licence dans le pays et s'est, plus tard, retrouvé, à plusieurs reprises, accusé de contrefaçon par Toyota. Devant des tribunaux locaux, le constructeur japonais a toutefois perdu tous ses procès contre le groupe chinois, qui reconnaît acheter nombre de ses pièces chez les fabricants étrangers, venus profiter dans leurs ateliers de la côte est de l'émergence du plus grand marché automobile du monde. S'il produit désormais lui-même la plupart de ses moteurs et de ses systèmes de transmission -la société a pris le contrôle de l'australien DSI en mars 2009 -, Geely continue d'acheter des composants clefs chez Valeo, Saint-Gobain, Delphi ou encore Bosch. « Nous nous équipons avec ce qui se fait de mieux », insiste Zhang Neng Er, l'un des cadres qui, lors d'une visite des chaînes d'assemblage de Ningbo, prend soin de montrer les robots ABB, achetés en Suisse, et les moules Fuji, importés du Japon. « Mercedes et BMW utilisent les mêmes. »
Repositionnement
Le message du repositionnement est matraqué à chaque occasion. Après douze ans de développement, Geely ne veut plus être perçu comme un constructeur bas de gamme, mais comme le premier acteur chinois de classe internationale, capable de rivaliser avec les grands groupes américains, japonais ou européens. « Ils n'ont pas d'autre choix. Ils sont actuellement coincés avec une clientèle peu fidèle qui a privilégié le facteur prix dans sa stratégie d'achat de voitures Geely. Ils doivent monter en gamme pour survivre et se développer », analyse Jerry Huang de CSM Worldwide. Sur les PowerPoint qu'il a récemment présentés aux responsables politiques et syndicaux de Suède et de Belgique -Volvo a une grande usine à Gand -venus à Hangzhou se renseigner sur ce « mystérieux » investisseur chinois, Victor Young, le directeur des relations publiques du groupe, a calqué la future ascension de Geely sur celle de Toyota. Comme le constructeur japonais, présenté comme le paradigme de la réussite, le chinois compte parallèlement développer son offre, la qualité de ses autos et ses ventes. « En 2015, nous aurons 42 modèles différents, 20 moteurs et 14 systèmes de transmission et distribution », lance Victor Young.
Trois nouvelles marques
Sur les calandres, le nom Geely est en train de disparaître pour être remplacé par trois nouvelles marques aux noms plus ronflants, Gleagle, Englon et Emgrand, censées incarner le virage stratégique du groupe et son occidentalisation. Une dizaine de cadres étrangers ont été engagés et Frank Zhao, l'influent directeur du département de recherche et de développement du constructeur, a été débauché chez Chrysler aux Etats-Unis. Une faculté privée, la Geely University, a même été développée à Pékin pour former les ingénieurs, motoristes et designers du groupe, mais également les mannequins défilant lors des Salons auto_
Dans le showroom du siège, Victor Young passe rapidement devant le modèle bas de gamme CK, qui assure toujours le plus gros des ventes du groupe, pour s'attarder plus longuement devant la toute nouvelle berline EC 718. « C'est actuellement notre voiture la plus importante. Elle a été conçue pour correspondre aux goûts et aux standards des Occidentaux », assure-t-il avant d'annoncer des ventes « prochaines » en Europe.
Dans ce schéma, l'acquisition de Volvo est décrite comme le « chaînon manquant » par Geely. « Cette prise de contrôle doit leur permettre d'acquérir de nouvelles technologies, un réseau de distribution en Europe et aux Etats-Unis mais également de progresser en termes de management, de contrôle qualité, de gestion de l'après-vente et de crédits auto », résume Jerry Huang. « Ce n'est encore qu'un tout petit constructeur mais il espère que Volvo va lui permettre de réaliser le grand bond en avant. Cela va toutefois être long et compliqué », détaille l'analyste. « Geely dispose d'une marge pour progresser sur le marché domestique. A l'étranger cela va être beaucoup plus tendu », confirme Jia Xinguang, un influent spécialiste de la China National Automotive Industry Consulting & Developing Corp.
Apparemment peu alarmé par les doutes des experts, Victor Young, lui, assure qu'en 2015 son groupe vendra, toutes marques confondues, un million de voitures en Chine et un million à l'étranger. « C'est mathématique », souffle-t-il.
YANN ROUSSEAU, NOTRE ENVOYE SPECIAL À NINGBO
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