Les ambitions de Pékin offrent de nouvelles opportunités aux entreprises tricolores.
La Chine envisage de lancer dans les prochaines années la construction de dizaines de réacteurs pour répondre à l'accroissement de la demande en énergie du pays. Dans les pas d'EDF, d'Areva ou d'Alstom, les petits équipementiers français cherchent à ancrer leur présence dans un marché réputé « sauvage ».
À l'automne 1986, des dizaines d'ingénieurs français découvraient les plages à l'eau turquoise de Daya Bay, ses paillotes servant des crevettes sautées à l'ail et un immense terrain déblayé au pied des collines. Dépêchés tout au sud d'une Chine sortant à peine de son isolationnisme, ces cadres issus des puissants EDF ou Framatome, mais également de plusieurs petites sociétés familiales, étaient venus animer le chantier de la toute première centrale nucléaire du pays. Vingt-trois ans plus tard, le 21 décembre dernier, lors de son voyage officiel à Pékin, François Fillon a rappelé cet « acte fondateur » du partenariat franco-chinois dans le domaine du nucléaire, et vanté le savoir-faire de la filière française qui tente aujourd'hui d'ancrer sa présence sur un marché chinois devenu le plus important au monde. Lors de sa prochaine visite sur place, attendue fin avril, Nicolas Sarkozy tiendra à coup sûr le même genre de discours. « L'équation est très simple, résume Jean-Marc Husson, le PDG de Vanatome, un fabricant de vannes de sécurité installé à Saint-Vallier, dans la Drôme. C'est le marché du futur, qui va guider toute l'industrie pendant des dizaines d'années. Pour survivre, il faut être ici. »
Plusieurs centaines de réacteurs
Si la Chine a hésité, au début des années 2000, à enclencher un vaste programme nucléaire, l'envolée de sa croissance, très gourmande en énergie, a finalement convaincu l'équipe au pouvoir de lancer la construction de dizaines de réacteurs pour casser la dépendance du pays aux centrales au charbon, qui produisent encore 78 % de son électricité, mais sont accusées d'être trop polluantes et incapables de répondre à l'accroissement de la demande. La Chine, qui n'exploite actuellement que 11 centrales représentant une capacité installée de 9,1 gigawatts (GW), a déjà approuvé la construction de 29 nouveaux réacteurs, soit l'équivalent de 30 GW supplémentaires, et étudie, selon les statistiques de la World Nuclear Association, plus de 124 autres projets. Officiellement, les autorités disaient jusque-là vouloir disposer d'au moins 40 GW de capacité installée à l'horizon 2020, mais voilà deux semaines, le gouvernement a indiqué par l'intermédiaire de Wang Yumin, le vice-président de la State Electricity Regulatory Commission, que la Chine pourrait en réalité disposer d'un parc nucléaire de 80 GW à la fin de la décennie. La feuille de route est ambitieuse. Et ce n'est qu'un début : car dans la foulée, certains experts prédisent la construction de plusieurs centaines de réacteurs d'ici à 2050. Avec à la clef, sans doute, de nouvelles opportunités pour les acteurs français du secteur_
Mais les choses ont bien changé depuis l'époque dorée de Daya Bay. Ayant longtemps accompagné EDF, Areva ou Alstom sur les chantiers de réacteurs de deuxième génération, puis sur celui de l'EPR de Taïshan, où ils ont décroché plusieurs gros contrats, les petits équipementiers tricolores se heurtent désormais à une concurrence plus frontale sur un marché chinois qui, en s'émancipant de l'influence française, a gagné en complexité. « Au début, les Chinois achetaient des îlots complets, nucléaire ou conventionnel, et il appartenait au fournisseur, comme Areva ou Alstom, de trouver ses sous-traitants. Aujourd'hui, les fournisseurs se retrouvent en première ligne face aux acheteurs chinois, qui passent des marchés avec des découpages très fins », décrypte Jean-Claude Prenez, le président de l'association PFCE (Partenariat France Chine Electricité), créée pour venir en aide aux PME françaises voulant se développer en Chine. Pour ces sociétés, le défi consiste à profiter des têtes de pont que sont EDF ou Areva, tout en s'imposant comme un interlocuteur à part entière. « Pour nous, la difficulté est de se faire connaître de nos interlocuteurs chinois, sans être imposés par notre partenaire français, explique Etienne Bernard, PDG de la société de 350 employés qui porte son nom, spécialisée dans la fabrication de servomoteurs (des équipements gérant l'ouverture des vannes de sécurité des centrales). Il faut tout faire pour qu'ils aient confiance en nous. » Les grandes références françaises jouent tout de même un rôle clef : « le label qualité fourni par EDF est très important pour les clients chinois », assure Bernard Sahla, directeur ingénierie nucléaire de l'électricien public.
Implantation locale
En marge des chantiers des 2 EPR et des 4 AP1000 de Toshiba-Westinghouse, les sociétés hexagonales cherchent à placer leurs produits dans les appels d'offres pour les projets de construction de CPR 1000. Ce réacteur de deuxième génération largement inspiré d'un ancien modèle français est privilégié par les autorités et les électriciens locaux, qui ont besoin de solutions énergétiques rapides, sûres et bon marché. « Il faut absolument être bien placé sur le CPR 1000 car il va devenir une référence mondiale que les Chinois voudront ensuite diffuser à l'international », prévient Jean-Marc Husson, de Vanatome. « Le problème, c'est que l'on pressent que, d'ici trois ou quatre ans, seuls les groupes installés localement pourront répondre aux appels d'offres sur ces projets de réacteurs chinois », explique Daniel Biaussat, le directeur général du fabricant de robinetterie nucléaire Ségault, basé à Mennecy, en région parisienne. « Avec un tel rythme de construction, il est tout à fait naturel que la Chine souhaite voir émerger des constructeurs domestiques », confirme Alain Tournyol du Clos, le conseiller nucléaire de l'ambassade de France à Pékin. Dans la négociation du contrat de vente des 2 réacteurs EPR de Taïshan, les Chinois ont ainsi obtenu que le second réacteur bénéficie d'une intégration locale bien supérieure au premier. « L'industrie nucléaire va être en Chine mais ne sera pas nécessairement que chinoise », modère Hervé Machenaud, l'ancien patron de la branche Asie-Pacifique d'EDF, désormais directeur exécutif, en charge de la production et de l'ingénierie du groupe tricolore.
Tôt ou tard, toutes ces PME françaises doivent donc se poser la question de l'implantation locale pour assurer leur survie dans un marché réputé « sauvage ». Elles hésitent. A Pékin, les autorités françaises entendent régulièrement les PME de la filière se plaindre de la lourde corruption des marchés, de la contrefaçon de leurs pièces ou des chantages aux transferts de technologie imposés par certains de leurs clients. Le gouvernement chinois qui veut, dans tous les domaines stratégiques, casser sa dépendance à l'égard des savoir-faire étrangers, pousse par des contraintes réglementaires les acteurs étrangers du secteur à s'associer rapidement à des groupes locaux, au sein de coentreprises. « A chaque Salon professionnel, nous sommes abordés par des dizaines d'interlocuteurs locaux, mais lorsqu'on consulte leurs catalogues, on retrouve des produits ressemblant fortement à ceux de leurs anciens associés étrangers », confie un cadre français. « Nos PME ont du mal à trouver des partenaires de taille identique. Leurs interlocuteurs chinois sont beaucoup plus gros et les petites sociétés françaises ont naturellement peur de se retrouver en déséquilibre et de perdre leur savoir-faire », admet Jean-Claude Prenez, dont l'association essaye d'aider ses membres à se retrouver dans le maquis nucléaire local.
PFCE affirme que 40 % de ses 53 membres ont, malgré les risques, déjà tenté l'implantation en Chine. Quitte à tâtonner. Il y a deux ans, le groupe Bernard a ainsi inauguré une usine à Pékin. Après des débuts en coentreprise avec un partenaire local, la société française a repris le contrôle du capital, et développé une structure Wofe (Wholly Foreign Owned Entreprise) dont les capitaux sont 100 % étrangers. « Cette usine dirigée par deux ingénieurs français assure le support et les services de nos clients chinois sur place, tandis que le matériel nucléaire est exclusivement fabriqué en France », explique Etienne Bernard. Le patron n'envisage pas de transférer son savoir-faire, mais il est conscient qu'il devra fabriquer de plus en plus en Chine. « Nos clients chinois vont bientôt vouloir que nos produits soient fabriqués sur le sol chinois. »
Transfert de technologie
Vanatome a choisi une autre option. En échange de 49 % du capital d'une société commune établie avec HVC, une société publique installée au nord du pays, la société n'a pas versé un centime mais accepté de transférer, sur deux ans, la technologie de ses valves destinées au CPR 1000. L'accord en question, qui doit entraîner la création de près de 500 emplois en Chine, permettra au groupe français de bénéficier financièrement de l'explosion du marché chinois, tout en soutenant l'activité de son usine de Saint-Vallier, qui continuera de fournir des études techniques, non intégrées à l'accord de transfert. « Il m'a fallu quatre ans pour identifier le bon partenaire et valider une solution satisfaisante. Je ne pouvais pas engager financièrement ma société de 72 personnes dans un deal de plusieurs millions d'euros », résume Jean-Marc Husson. Avec les revenus dégagés par la coentreprise, le petit groupe espère doper sa R&D. « Seule l'innovation nous permettra de survivre en Chine », conclut le PDG. « Ca fait douze ans que je travaille dans la région. J'ai compris qu'ici, il n'y avait pas de recette miracle. Juste des paris plus ou moins réussis. »
YANN ROUSSEAU, À PÉKIN, ET THIBAUT MADELIN
Les pays émergents vont bousculer le marché nucléaire civil mondial - Jean-Michel BezatLe Monde - Economie, mardi, 23 mars 2010, p. 19
Les " tigres " coréens et chinois sont en chasse et l'" ours " russe a retrouvé de l'appétit. Leur proie : le marché des centrales nucléaires, qui renaît après l'" hiver " qui a suivi la catastrophe de Tchernobyl en 1986. Le succès de la Corée du Sud pour la livraison de 4 réacteurs à Abou Dhabi - préférée au consortium français Areva-EDF-GDF Suez-Total-Alstom-Vinci - marque un tournant.
Pour la première fois, un pays émergent s'impose à l'exportation dans le pré-carré de l'atome civil tenu par le français Areva, l'américain General Electric et l'américano-japonais Toshiba-Westinghouse. Les groupes coréens, chinois et russes vont devenir de redoutables concurrents dans un secteur où l'arbitrage se fera entre la technologie, la sûreté et le prix.
Le marché est immense et pourrait représenter plus de 1 000 milliards de dollars d'investissements d'ici à 2030. Si 31 pays exploitent aujourd'hui 440 réacteurs (dont une partie devra être renouvelée), une quarantaine d'autres - surtout des pays émergents - veulent accéder à cette source d'énergie pour répondre à leurs besoins en électricité, préparer l'après-pétrole et améliorer leur " bilan carbone ". Un marché où les échanges Sud-Sud trouveront des débouchés.
Plus de 400 projets, à des stades d'avancement très différents, sont dans les cartons et pourraient être construits d'ici à 2030, selon la World Nuclear Association, le lobby des industriels du secteur. Le Japon prévoit de construire au moins 14 centrales nucléaires au cours des vingt prochaines années a indiqué dimanche 21 mars le journal japonais Nikkei Business Daily.
Mais les 400 projets mondiaux ne verront peut-être pas le jour faute de matériels, de main-d'oeuvre qualifiée et de " culture nucléaire " dans de nombreux pays. " Nous nous attendons à ce que 10 à 25 nouveaux pays mettent leur première centrale en service d'ici à 2015 ", a indiqué Yukiya Amano, le directeur général de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA).
La Corée du Sud et son président, Lee Myung-bak, surnommé " le bulldozer " quand il était patron de Hyundaï, ont de grandes ambitions. Après Abou Dhabi, la compagnie d'électricité Kepco a signé le 10 mars, avec son homologue turque EUAS, un contrat préliminaire pour construire une centrale dans le nord de la Turquie. Ankara, qui reste ouvert à d'autres sociétés, veut vite disposer d'une puissance de 8 000 à 10 000 mégawatts (MW). La Turquie négocie aussi avec le russe Rosatom pour un réacteur dans le sud du pays.
La Chine, encore dépendante des Américains et des Français pour les réacteurs de troisième génération, envisage d'exporter des modèles plus anciens. China National Nuclear Corporation (CNNC), premier groupe d'électricité nucléaire, est sur les rangs. Sa rivale, China Guangdong Nuclear Power Company (CGNPC), qui a acheté deux réacteurs français de troisième génération EPR, a elle aussi " sinisé " les centrales de deuxième génération achetées à Framatome dans les années 1990.
" Devenir autonome "
" Les Chinois sont capables de les construire ", constatait Hervé Machenaud, le nouveau responsable de la production et de l'ingénierie d'EDF, quand il dirigeait sa branche Asie-Pacifique. Le directeur général de CGNPC, Quian Zhimin, n'en fait pas mystère. Aux journalistes qu'il rencontre, il glisse un document sans ambiguïté sur ses ambitions : " Acquérir la technologie grâce à l'ouverture du marché, importer la technologie avancée de l'étranger, en coordonner l'assimilation et favoriser l'innovation afin de devenir autonome dans la conception. " La CGNPC doit, selon lui, " acquérir les compétences nécessaires pour construire des centrales 100 % chinoises ". C'est cette capitalisation des savoir-faire, à partir des technologies françaises en particulier, qui a permis à Séoul de s'imposer face aux Français.
Quant à la Russie, stigmatisée après Tchernobyl, elle va revenir en force. Patron de la holding d'Etat Rosatom, Sergueï Kirienko rappelle que l'URSS a mis en service, en 1954, la première centrale nucléaire au monde. Vladimir Poutine avait fixé en 2006 une feuille de route ambitieuse et lancé la restructuration de la filière nucléaire. Le président russe estimait que son pays doit se montrer " actif " dans la conquête des marchés étrangers. Rosatom a choisi la voie des partenariats, et si l'accord stratégique en discussion avec l'allemand Siemens voit le jour, la concurrence russo-allemande sera redoutable.
Même s'il juge que le marché est " mondial ", le dirigeant de Rosatom prospecte d'abord dans les " pays frères " de l'ex-Union soviétique, de l'Europe orientale au Caucase et à l'Asie centrale. Ou dans des pays amis comme l'Inde, où il vient d'annoncer la construction de 12 réacteurs, dont la moitié d'ici à 2017. L'Iran, la Turquie et le monde arabe sont aussi des pays cibles. Au-delà, Rosatom pousse ses ambitions jusqu'en Amérique latine. La Corée du Sud vise l'Asie et les pays du Golfe. La Chine pourrait concurrencer le Japon en Asie, où la Thaïlande, les Philippines, le Vietnam, la Birmanie et la Malaisie ont lancé des programmes.
Jean-Michel Bezat
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