Quel est le magazine qui a augmenté ses ventes de 6 % en 2009, et de 9 % aux Etats-Unis, alors même que toute la presse occidentale voyait sa diffusion plonger ? Quel est l'hebdomadaire qui vend chaque semaine 1,4 million d'exemplaires avec un prix d'abonnement de 126,99 dollars (93 euros), là où ses concurrents Time ou Newsweek proposent des offres à 30 ou 50 dollars ? La réponse tient en quelques lettres blanches sur fond rouge : The Economist. Un magazine sans équivalent. Un ovni à l'heure d'Internet et du multimédia, qui distribue chaque semaine 100 pages d'une écriture dense, avec une maquette austère et quelques petites photos en guise d'illustration.
Pour comprendre la recette du succès, il faut se rendre à Saint James, le quartier le plus huppé de Londres. Celui des clubs de gentlemen et des tailleurs de chemises sur mesure. Le siège de The Economist est situé dans un immeuble moderne. Dans les étages, pas d'open space ni de rangées de journalistes alignés en silence devant des ordinateurs. Mais un labyrinthe de couloirs et de bureaux. Une bonne partie des 70 journalistes se trouvent à l'étranger, dans l'un des vingt bureaux de l'hebdomadaire.
Le rédacteur en chef, John Micklethwait, règne sur cette rédaction mondiale. Des fenêtres de son bureau, on aperçoit le palais de Westminster. " London based, not London biased ", dit l'un des slogans du magazine (" Basé à Londres, pas influencé par Londres "). The Economist est un journal global. Peut-être l'un des seuls au monde. Chaque semaine, la même édition est diffusée sur les cinq continents, sans concession ni adaptation au lectorat local.
Contrairement à ce que son titre peut laisser croire, l'hebdomadaire ne traite pas seulement d'économie. On y trouve immanquablement les mêmes rubriques, dont certaines ont de drôles de noms qui ne parlent qu'aux initiés : la chronique " Charlemagne " traite de l'Europe des 27, " Bagehot " de la politique intérieure britannique, " Lexington " des Etats-Unis, " Banyan " de l'Asie et " Buttonwood " de la finance. Et tant pis si les lecteurs ne se souviennent plus que Walter Bagehot était un éminent journaliste britannique du XIXe siècle. Avec une remarquable constance, The Economist consacre aussi plusieurs articles par semaine au Proche-Orient et à l'Afrique.
John Micklethwait est un pur produit d'Oxford. Il a rejoint la rédaction de The Economist en 1987, en est devenu rédacteur en chef en 2006. Tous les lundis matin, une conférence de rédaction réunit dans son bureau les journalistes présents à Londres et ceux en poste à l'étranger, qui s'expriment par téléphone ou vidéoconférence. " Tout le monde peut participer, même les stagiaires, témoigne Sophie Pedder, correspondante de l'hebdomadaire à Paris. La réunion doit fixer le thème de la couverture, les cinq grands sujets et les éditoriaux. Elle donne lieu à un vrai débat. Chacun peut s'exprimer librement, à condition de ne pas tomber dans la facilité. L'objectif est de pousser l'argumentation jusqu'au bout. "
Au fond, The Economist est un peu l'équivalent d'un club au sens anglais du terme. Un rassemblement d'esprits brillants, qui dissertent sur la marche du monde avec ce mélange si britannique d'intelligence et d'humour distancié. Comme tout club, il a ses règles. La première d'entre elle est l'anonymat. Les articles ne sont pas signés et engagent toute la rédaction.
" C'est notre marque de fabrique, justifie John Micklethwait. Lorsque vous écrivez pour The Economist, vous devez justifier votre point de vue auprès des collègues qui travaillent avec vous. C'est très démocratique. " Cette contrainte ne convient pas à tout le monde. " Certains journalistes sont partis parce qu'ils avaient un désir de reconnaissance et ne supportaient pas l'anonymat ", raconte Sophie Pedder. Ceux qui restent sont très attachés au titre. Ce ne sont pas pour autant des individus effacés : " Nous formons un groupe de personnalités fortes ", témoigne la correspondante à Paris.
L'écriture de The Economist a ses règles, énumérées dans un livre de style : il faut être concis, dense; privilégier les mots les plus courts, d'origine anglo-saxonne. " Si l'on devait résumer l'hebdomadaire par un adjectif, ça pourrait être "austère", estime George Brock, directeur du département de journalisme de la City University de Londres. Il séduit par sa qualité classique. Comme un bon vin, il s'exporte bien. Quand vous l'avez fini, vous avez le sentiment d'être bien informé. Et en même temps, il sait être provoquant. "
L'essor de The Economist s'est appuyé sur un marketing astucieux, décliné en quelques slogans mettant en avant son côté haut de gamme : " Lu mais jamais dicté par les personnes d'influence "; " Ne plus fumer, boire ou manger. Faut-il aussi arrêter de penser ? "; " La vérité est toujours bonne à lire ". Les équipes commerciales ne manquent jamais une occasion de rappeler que les grands de ce monde, comme Eric Schmidt, le PDG de Google, ou Bill Gates, le fondateur de Microsoft, lisent The Economist. La légende veut que c'était le seul journal auquel Nelson Mandela avait droit pendant sa captivité, dans sa cellule de Robben Island.
Tout cela ne suffit pas à expliquer pourquoi un hebdomadaire global a pu séduire les Américains, d'ordinaire peu intéressés par ce qui se passe en dehors de leurs frontières : chaque semaine, plus de 800 000 exemplaires sont vendus en Amérique du Nord. Pour Susan Clark, directrice commerciale pour l'Europe, le Proche-Orient et l'Afrique, il y a eu un effet 11-Septembre : " La demande pour des informations internationales a augmenté aux Etats-Unis après les attentats de New York. The Economist propose une fenêtre sur le monde. Le fait que nous ne soyons pas américains nous confère une plus grande crédibilité. " En juillet 2009, la revue The Atlantic a tressé des lauriers à The Economist, au détriment de ses concurrents Time et Newsweek, expliquant son succès parce qu'il propose " une synthèse réellement globale à une époque où la quantité d'information indigeste continue de se développer sur Internet comme autant de métastases ".
Pour John Micklethwait, le succès de l'hebdomadaire s'inscrit dans une tendance de fond, celle de " l'ère de l'intelligence de masse ". " Sous l'effet de l'éducation et de la prospérité économique, le nombre de personnes ayant accès à la culture a augmenté, explique-t-il. Notre magazine a profité de ce phénomène. " The Economist se définit comme libéral, au sens classique du terme. " Old fashion liberal ", insiste son rédacteur en chef. Précision utile, car le terme est devenu, aux Etats-Unis, l'équivalent de " gauchiste ". Ce que l'hebdomadaire britannique n'est certes pas. La rédaction ne veut surtout pas être identifiée à un parti, démocrate ou républicain aux Etats-Unis, travailliste ou conservateur au Royaume-Uni.
Même s'il est d'usage qu'avant chaque élection dans un grand pays, The Economist prenne position pour un candidat. C'est ainsi qu'il a soutenu Tony Blair et Barack Obama. En 2007, il a pris position pour Nicolas Sarkozy en France. " Sur les sujets de société, nous sommes proches des démocrates aux Etats-Unis, explique John Micklethwait. Nous sommes contre la peine de mort, pour le mariage gay et la libéralisation de la drogue. En matière économique, nous sommes plutôt de droite, car nous voulons restreindre au maximum le rôle de l'Etat. Nous nous rattachons à la grande tradition du libéralisme de John Stuart Mill et d'Adam Smith. "
Le respectable hebdomadaire, fondé en 1843, a pourtant été pris plusieurs fois en défaut. En 2003, il a pris position pour la guerre en Irak. L'épisode a laissé des traces douloureuses. " Nous avons été candides ", lâche sobrement John Micklethwait. Sophie Pedder se souvient d'une grande fracture dans la rédaction : " Jamais nous n'avions été autant divisés. La raison pour laquelle la position proguerre a prévalu, c'est que nous avions confiance en Tony Blair et que les informations fournies par les Américains plaidaient pour une intervention. " L'hebdomadaire fera plus tard son mea culpa dans un éditorial.
Plus récemment, la crise financière semble avoir donné tort aux positions ultralibérales de The Economist. Une accusation que son rédacteur en chef balaie d'un revers de main : " Nous avons alerté sur la folie des marchés et les niveaux de l'immobilier aux Etats-Unis. Maintenant, sur la régulation, Sarkozy a annoncé la fin du laisser-faire. C'est stupide et faux. Si vous regardez les vingt-cinq dernières années, 1 milliard d'individus sont sortis de la pauvreté absolue dans les pays en développement pour rejoindre la classe moyenne grâce à la mondialisation. Personne ne peut dire que la dérégulation a été une mauvaise chose en Chine, en Indonésie, au Brésil, en Inde. La réponse à la crise n'est pas davantage de régulation. "
Le magazine, lui, a peu souffert de la crise. Le groupe a dégagé un résultat d'exploitation de 20,1 millions de livres (22,9 millions d'euros) au premier semestre 2009, en baisse de 10 %. The Economist est diffusé à 75 % par abonnement, avec une fidélité exemplaire des lecteurs puisque la durée moyenne de l'abonnement est de dix ans.
Malgré un prix de vente élevé, la majorité du chiffre d'affaires (60 %) est réalisée par la publicité. L'hebdomadaire possède aussi un site Internet payant, mais sa part est négligeable dans les recettes. Le groupe The Economist est détenu à 50 % par le groupe britannique Pearson, qui édite notamment le Financial Times. Cependant, il est géré comme une fondation et l'actionnaire principal n'intervient pas dans la gestion.
Xavier Ternisien
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