Au-delà de son utilisation par le pouvoir chinois, le retour du confucianisme peut être le ferment d'une démocratisation.
Il y a quarante ans, il aurait été suicidaire de prononcer ne serait-ce qu'un mot sur Confucius à Pékin. Confucius était l'ennemi réactionnaire, et tous les Chinois étaient encouragés à lutter contre lui. Le président Mao lui-même était photographié à la « une » d'un journal révolutionnaire annonçant la désacralisation de la sépulture du sage à Qufu. L'université où j'enseigne était alors un vivier pour les idées d'extrême gauche. Comme les temps ont changé. Aujourd'hui, le Parti communiste chinois approuve un film sur Confucius. Le maître y est dépeint en chef militaire astucieux et en apôtre des valeurs humanistes et progressistes, avec un faible pour la beauté féminine. Quel message faut-il y voir quant à l'avenir politique de la Chine ?
Pendant la révolution culturelle, le mot « Confucius » n'était bien souvent qu'une étiquette collée sur les ennemis politiques pour les dénigrer. Aujourd'hui, le confucianisme a une fonction politique plus légitime, et pourrait contribuer à l'édification des nouveaux fondements moraux du pouvoir politique. Le communisme n'inspire plus les Chinois, et on estime, de plus en plus, que la relève doit être cherchée, en partie du moins, dans les traditions chinoises. Or le confucianisme apparaît comme la voie la plus naturelle.
Naturellement, certains résistent à ce mouvement. Les cadres les plus âgés du parti, toujours marqués par le rejet maoïste des traditions, condamnent toute volonté de promouvoir des idéologies en dehors d'un cadre marxiste rigide. En revanche, les apparatchiks plus jeunes, quadragénaires et quinquagénaires, soutiennent généralement ces efforts, et le temps joue en leur faveur. On oublie aisément que le Parti communiste chinois, avec ses 76 millions de membres, est une organisation vaste et hétéroclite. Le parti lui-même laisse progressivement plus de place à la méritocratie (encourageant désormais les étudiants brillants à le rejoindre), et le rôle grandissant des cadres les plus instruits devrait favoriser une plus grande adhésion aux valeurs confucéennes.
Cependant, cette renaissance du confucianisme n'est pas seulement une volonté du gouvernement de Pékin. Les autorités réagissent aussi à une évolution qui leur échappe. La doctrine confucéenne connaît, de fait, un regain d'intérêt auprès des universitaires et de ce qu'on peut appeler la « société civile » chinoise. Ce renouveau s'explique, en partie, par des considérations normatives. Dans tout le pays, des milliers de projets pédagogiques encouragent l'enseignement des classiques confucéens aux jeunes enfants, au motif qu'un meilleur apprentissage des humanités aiguise la vertu de l'élève. Dans des initiatives plus controversées (car il est encore trop délicat d'aborder ce type de questions en Chine continentale), certains disciples de Confucius prônent des propositions de réforme constitutionnelle visant à humaniser le système politique.
Le problème ne vient pourtant pas que du gouvernement. Il sera probablement difficile de convaincre les Occidentaux que le confucianisme peut ouvrir des perspectives progressistes et humanistes de réforme politique en Chine. Mais pourquoi ce renouveau confucéen inquiète-t-il si souvent les Occidentaux ? Cela s'explique peut-être en partie par un certain narcissisme.
Pendant presque tout le XXe siècle, progressistes et marxistes chinois se sont livrés à une critique systématique de leur culture, cherchant l'inspiration du côté de l'Occident. Cela a sans doute flatté les Occidentaux, qui aujourd'hui apprécient moins que les Chinois s'enorgueillissent de leurs propres traditions et s'y réfèrent même pour réfléchir aux réformes politiques et sociales. Il suffira d'une plus grande compréhension et d'un peu plus d'ouverture d'esprit pour résoudre ce problème.
Il se peut que cette renaissance du confucianisme soit associée à celle du « fondamentalisme » musulman et à ses tendances antioccidentales. Peut-être un rapprochement est-il fait également avec le regain du « fondamentalisme » chrétien obtus et intolérant. Pourtant, le renouveau confucéen en Chine ne s'oppose pas tellement aux moeurs libérales. Ce qu'il propose bien en revanche, c'est une alternative aux moeurs politiques occidentales, et c'est sans doute là que le bât blesse. Cette inquiétude naît cependant d'une erreur de bonne foi : l'idée qu'une moins grande adhésion à la démocratie à l'occidentale se traduirait par une plus forte acceptation de l'autoritarisme. Or, en Chine, présenter le débat en termes de démocratie contre autoritarisme revient à fermer des horizons pourtant jugés prometteurs par les réformateurs politiques inspirés par le confucianisme.
Ces réformateurs sont favorables à une plus grande liberté d'expression en Chine. Ce qu'ils mettent en cause en revanche, c'est le recours à la compétition électorale comme mécanisme de désignation des plus hauts dirigeants du pays. Le système « un homme, une voix » a ceci de problématique que l'équation ne vaut que dans les limites de la communauté politique, excluant ceux qui n'en font pas partie. L'envergure strictement nationale des dirigeants politiques démocratiquement élus est un principe de base : ils ont vocation à servir uniquement la communauté des électeurs. Même les démocraties qui fonctionnent bien tendent à se focaliser sur les intérêts de leurs citoyens et à négliger ceux des étrangers. Or les dirigeants politiques, en particulier ceux de grands pays comme la Chine, prennent des décisions qui affectent le reste du monde (pensons au réchauffement climatique) : ils doivent donc prendre en considération les intérêts du reste de la planète.
Aussi les réformistes confucianistes prônent-ils des idéaux politiques censés mieux fonctionner que la démocratie à l'occidentale en termes de respect des intérêts de tous ceux qui sont affectés par les politiques gouvernementales, y compris les générations futures et les étrangers. Leur idéal n'est pas un monde où tous seraient traités en égaux, mais un monde où les intérêts des non-électeurs seraient davantage considérés que dans la plupart des démocraties centrées autour de la nation. Or la valeur essentielle à la réalisation d'objectifs politiques mondiaux est la méritocratie, autrement dit l'égalité des chances dans l'enseignement et à la tête de l'Etat, avec la désignation aux postes dirigeants des membres de la communauté les plus vertueux et les mieux qualifiés. L'idée est que, si tout le monde possède bien le potentiel pour devenir moralement exemplaire, dans les faits, l'aptitude à former des jugements politiques avisés et moralement justifiables varie d'un individu à l'autre : le système politique a donc pour mission importante d'identifier les individus plus aptes que la moyenne.
Que signifient ces valeurs en pratique ? Au cours des dix dernières années, les intellectuels confucianistes ont formulé des propositions politiques dont l'ambition est de concilier les idées « occidentales » de démocratie et les idées « confucéennes » de méritocratie. Plutôt que de décider a priori de subordonner les valeurs et les institutions d'inspiration confucéenne à la démocratie, ces propositions suggèrent une répartition des tâches, la priorité étant donnée alternativement à la démocratie et à la méritocratie selon le domaine concerné.
S'agissant de questions telles que la politique étrangère ou la protection de l'environnement, les actions du gouvernement touchent aux intérêts de non-électeurs, qui, eux aussi, doivent être représentés d'une façon ou d'une autre. C'est pourquoi les confucianistes proposent une assemblée méritocratique de gouvernement, formée de députés recrutés par le biais de mécanismes tels que des concours libres et équitables, et chargée de représenter les intérêts des non-électeurs le plus souvent négligés par les décideurs démocratiquement désignés.
L'une des objections à ces concours est qu'ils ne permettent pas d'évaluer les vertus qu'estimait Confucius (souplesse, humilité, compassion et souci du bien public), et qui, idéalement, devraient aussi caractériser les décideurs politiques du monde actuel. Certes, des examens ne peuvent apprécier ces vertus avec la plus grande précision, mais la question la plus importante est de savoir s'ils peuvent permettre de recruter des députés plus clairvoyants que ceux désignés par des élections.
Diverses raisons portent à le croire. Se fondant sur des recherches empiriques, Bryan Caplan, dans son ouvrage The Myth of the Rational Voter : Why Democracies Choose Bad Policies (« Le mythe de l'électeur rationnel : pourquoi les démocraties choisissent de mauvaises politiques »), montre que les électeurs sont souvent irrationnels, et suggère pour y remédier de les soumettre à des tests de compétence. Ces examens évalueraient des acquis fondamentaux en politique économique (et en relations internationales), mais ils pourraient aussi tester la culture des électeurs sur les classiques confucéens, dans leur connaissance littérale comme dans leur interprétation.
Fantaisiste ? Pas moins que les scénarios envisageant une transition de la Chine vers la démocratie libérale à l'occidentale, qui eux aussi partent du postulat d'une société plus ouverte. Tout dépend également des critères que nous devons utiliser pour mesurer le progrès politique de la Chine. Du point de vue politique, la plupart des gens pensent que la Chine devrait ressembler davantage à l'Occident. Un jour, peut-être espérerons-nous que l'Occident ressemble davantage à la Chine.
Traduit de l'anglais par Julie Marcot
© 2010 Global Viewpoint Network/Tribune Media Services
Daniel A. Bell Professeur de philosophie politique Né à Montréal (Canada) en 1964, spécialiste de l'Asie, il enseigne actuellement à l'université Tsinghua (Pékin). Son dernier ouvrage est intitulé « China's New Confucianism : Politics and Everyday Life for a Changing Society » (« Le nouveau confucianisme en Chine : politique et vie quotidienne dans une société en mutation », Princeton University Press, 2008).
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