mercredi 7 juillet 2010

ANALYSE - GE : « Je t'aime moi non plus », version mandarin

Les Echos, no. 20714 - Les stratégies, mercredi, 7 juillet 2010, p. 9

Il souffle un drôle de vent sur la Chine d'aujourd'hui. Tantôt brise rafraîchissante pour les investisseurs et entrepreneurs qui tentent d'échapper à la morosité occidentale, tantôt vent mauvais quand les mêmes hommes d'affaires ont l'impression que les dés sont pipés, qu'ils n'auront que les miettes du festin qui se prépare. Espoir et amertume. Jeffrey Immelt, le patron de General Electric, la plus grande entreprise manufacturière du monde, est passé récemment par ces deux sentiments. En octobre 2009, il publiait un article passionnant dans la « Harvard Business Review » (1) détaillant la façon dont les pays émergents, et particulièrement la Chine, étaient en train de modifier radicalement le mode d'organisation des grandes multinationales. Et puis, jeudi dernier, face à un parterre d'industriels italiens, il confiait sa lassitude devant l'attitude des autorités chinoises « dont on n'est pas sûr qu'elles veuillent que l'on réussisse ». Alors pratiquons comme le Général et partons vers l'Orient compliqué avec des idées simples. Que se passe-t-il ? Faut-il y aller ? Comment faire ?

Que se passe-t-il ?

Catastrophe, au moment où la Chine passe du statut d'atelier du monde à celui de premier marché du monde, alors que les industriels occidentaux sur place salivent en contemplant les courbes de ventes d'ici à 2020 (un marché automobile qui quadruple tous les dix ans_), voilà que tout d'un coup sortent de terre, comme champignons après la pluie, des myriades de concurrents. Et le pouvoir a l'outrecuidance de vouloir les favoriser, quel toupet !

Revenons sur terre. L'affaire se mijote depuis plus de dix ans. Comme le raconte Edward Tse, le patron des activités chinoises du consultant Booz Allen & Company dans un livre récent (2), sur le plan de l'offre, la Chine est le pays le plus ouvert du monde. Toutes les grandes sociétés mondiales y sont présentes. A chaque fois coexistent désormais marques étrangères et locales. Adidas et Nike se retrouvent face à Li Ning ou Dongxiang, Alcatel et Siemens face à Huawei et ZTE. L'automobile voit carrément s'opposer près de 23 constructeurs internationaux face à une quarantaine d'acteurs locaux ! En fait, la Chine est aujourd'hui le marché le plus compétitif du monde. Un vrai « stress test » de la compétitivité de son offre.

C'est l'ancien Premier ministre Zhu Rongji qui est à l'origine de cette transformation. Vers la fin des années 1990, conscient que les réformes économiques n'allaient pas assez vite, il a pris quatre décisions qui ont forgé le destin du pays : élargissement des zones économiques spéciales et adhésion à l'OMC, qui ont accru l'afflux de capitaux et d'entreprises étrangères, privatisation du parc immobilier, restructuration du secteur financier et enfin, plus incroyable encore, il a orchestré la destruction d'un grande partie du secteur des entreprises publiques. Des dizaines de milliers d'entreprises fermées, plus de 30 millions de travailleurs mis au chômage. Un remède de cheval que n'auraient même pas imaginé les plus libéraux des économistes américains.

Résultat, c'est sur ces ruines qu'a été bâtie l'économie chinoise. Ses profits sont passés de 0,5 % du PIB à près de 6 % en 2007. Le secteur privé employait à cette date plus de 80 millions de personnes, contre 24 dix ans auparavant. Cela a surtout donné naissance à toute une génération d'entrepreneurs, ce que n'avait pas prévu le pouvoir. Ils ont créé Huawei, le roi des télécoms, Lin Ning, géant du sportswear fondé par un ancien champion olympique, ou Cherry, la première marque automobile chinoise.

Mélange détonant qui a vu l'ouverture aux investissements étrangers favoriser par contrecoup un entrepreneuriat débridé, proche de celui de Taiwan (auquel il est très lié) mais bien différent de la Corée et du Japon. Résultat de tout cela, les places sont chères, les marges sont minces, les pratiques parfois douteuses. Beaucoup d'étrangers ont connu leur « affaire Danone », où un ancien partenaire rompt le pacte en copiant ou distribuant pour son propre compte le produit élaboré en commun.

Mais, en revanche, la croissance est forte (10 % par an depuis dix ans) et elle a donné naissance à un mouvement de consommation qui n'en est qu'à ses débuts. On s'inquiétait il y a encore peu de la trop grande propension des Chinois à l'épargne, au détriment de la consommation. C'est de moins en moins le cas, notamment du fait de l'arrivée d'une nouvelle génération dans la vie active, celle née dans les années 1980, plus hédoniste et urbaine.

Faut-il y être ?

Il ne faut plus voir la Chine comme une base de délocalisation, mais comme la source de sa croissance future. Deux à trois fois plus rapide que dans les pays développés. Comme le souligne Jeffrey Immelt, le patron de General Electric, le marché international pour une entreprise ne se divise plus entre les Etats-Unis, l'Europe, le Japon et le reste du monde, mais entre les régions riches en ressources (Moyen-Orient, Brésil, Canada, Australie, Russie), les régions riches en habitants (Chine, Inde), et le reste du monde. Un sacré changement de paradigme. Et puis, sur le plan défensif, il vaut mieux être là où le marché est le plus compétitif, ne serait-ce que pour ne pas perdre du coin de l'oeil les futurs concurrents qui viendront un jour sur votre terrain. Cela est d'ailleurs vrai pour tous les pays émergents. Pour d'autres, la réponse est plus mitigée. Il faut y être uniquement si son produit est à forte valeur ajoutée, pas sur des segments banalisés où la concurrence est trop rude et parfois biaisée. Surtout si les autorités encouragent les concurrents locaux. Mais, pour cela, il convient d'être sûr que les produits banals en question ne viendront pas un jour envahir son propre marché domestique_

Comment faire ?

Comme aurait pu dire La Palice, pour vendre aux Chinois, il faut leur proposer un produit dont ils ont envie et/ou besoin. Et, curieusement, ils n'ont pas forcément les même goûts que les Occidentaux ! Parce qu'ils n'ont pas les mêmes niveaux de vie ou d'infrastructures et pas la même culture. Il faut donc concevoir des produits adaptés, innovants, différents. Or ce n'est pas facile pour une entreprise habituée à concevoir des produits standards et à les vendre partout dans le monde, en les adaptant à la marge.

Jeffrey Immelt, patron de GE, propose de faire l'inverse en décentralisant l'innovation, au besoin en concevant des produits totalement différents, qui pourront eux-mêmes être ensuite vendus dans le monde entier. C'est ce qu'il appelle la « reverse innovation ». Une véritable révolution culturelle pour des groupes comme le sien dont toute l'organisation est bâtie sur la « glocalisation », autrement dit la conception d'un produit mondial, généralement en fonction des besoins occidentaux. Il raconte l'histoire d'une équipe en Chine qui a conçu un appareil médical à ultrasons portable. Moins performant et sophistiqué, il coûte 15 % du prix d'une machine standard mais peut être utilisé simplement par tous les médecins de campagne. Le produit a fait un tabac en Chine et a trouvé son marché aux Etats-Unis dans les applications mobiles, comme les urgences.

Mais, pour cela, il a fallu tout changer. D'abord donner une autonomie complète à de petites équipes dédiées, à la fois en développement et en vente. Leur demander de construire une offre de zéro, tout en leur donnant accès à toutes les ressources technologiques et marketing de GE, et surtout s'assurer qu'elles seront suivies par un haut dirigeant pour arbitrer les inévitables conflits avec les équipes en place. En fait, comme toute rupture, ce ne sont pas les grosses structures qui peuvent en être à l'origine. Tout juste peuvent-elles en recueillir les fruits, à condition de savoir gérer le dilemme entre autonomie et efficacité par l'effet d'échelle.

Les préoccupations du patron de GE rejoignent celles de tous les chefs d'entreprise, qui se demandent s'il est opportun d'installer des laboratoires de recherche en Chine. C'est déjà trop tard pour se poser la question. Les Chinois savent désormais tout faire, de la molécule à l'avion. Comme l'ont appris avant eux leurs voisins japonais ou coréens et, bien avant, les Américains. Il faut donc apprendre à vivre avec eux, à profiter de leur extraordinaire dynamisme, sans crainte mais les yeux ouverts.

PHILIPPE ESCANDE

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