jeudi 8 juillet 2010

DOSSIER - La Chine s'en va-t-en grève - Caroline Puel


Le Point, no. 1973 - Monde, jeudi, 8 juillet 2010, p. 46,47,48,50 De notre envoyée spéciale à Tianjin, Caroline Puel (avec Yang Ruolin)

Secousse. Dans les usines japonaises de Chine, les travailleurs se rebellent. Et la contagion menace.

Le taxi vient à peine de s'arrêter à l'approche de l'usine Toyota Gosei, dans la zone industrielle de Tianjin, que déjà des membres du service de sécurité musclé s'approchent à la rencontre des passagers qui sortent de la voiture.« Qui êtes-vous ? » demande un responsable de l'usine en uniforme, l'air très embarrassé.« De quel pays, de quel journal ? grogne un homme en pantalon et chemise noirs, nettement plus lapidaire.Repartez, vous n'avez rien à faire ici. Il n'y a rien à voir... » Rien à voir, sauf que des ouvriers de cette usine qui fabrique des pièces de plastique pour Toyota ont débrayé depuis quatre jours déjà. Après un mois de contestation dans d'autres entreprises du sud de la Chine, le mouvement a atteint, pour la première fois, le 17 juin, cette usine de Tianjin, située à moins de 150 kilomètres de Pékin. D'où la nervosité particulière des autorités locales. Certains ouvriers apparaissent dans la cour de l'usine devant laquelle stationnent des voitures de police. L'avenue qui jouxte l'établissement a été coupée pendant trois jours sur plus de 800 mètres et la police anti-émeutes déployée.« Au troisième jour, la police a embarqué une centaine de grévistes pour des contrôles d'identité », affirment des habitants du quartier. Les responsables de l'usine et de la police se refusent au moindre commentaire. Le maire de Tianjin est venu parlementer. La négociation a permis de trouver un compromis : les 1 300 ouvriers, parmi lesquels se trouvaient une majorité de migrants, ont obtenu une augmentation de salaire de 15 %. Un peu moins que les 20 % réclamés, mais cela leur permettra de gagner un salaire de base proche de 200 euros mensuels...

Sauf que, sitôt l'accord conclu et les ouvriers de Toyota Gosei retournés dans leur usine, ce sont les 1 100 ouvriers de la fabrique Denso qui ont, à leur tour, demandé des augmentations de salaire... Située 2 000 kilomètres plus au sud, à Nansha, une ville nouvelle qui a surgi au bord de la rivière des Perles, entre Canton et Hongkong, cette fabrique d'équipements fournit Toyota et Honda. La grande usine d'assemblage Toyota Motor, qui produit 360 000 véhicules annuels, privée de ses pièces détachées, a dû suspendre sa production...

Les premiers jours, la presse chinoise a rendu compte des grèves, mais elle a reçu l'ordre fin mai de ne plus les évoquer. Comment les ouvriers de Toyota à Tianjin ont-ils été informés de ce qui se passait dans le Sud ?« Par Internet et les courts messages téléphoniques[textos]qu'affectionnent les jeunes », assure le responsable de la sécurité de l'usine de Tianjin.

Le mouvement de contestation a surtout touché l'industrie automobile.« C'est dans ce secteur que les profits les plus importants ont été enregistrés ces derniers mois, et les ouvriers sont conscients des différences de salaire qui les séparent de leurs employeurs », explique un blogueur sur le site populaire Sohu. En 2009, la Chine est devenue le premier marché automobile mondial, devant les Etats-Unis, avec plus de 13,5 millions de véhicules vendus. Depuis le début de l'année, les ventes explosent : près de 72 % d'augmentation au premier trimestre par rapport à la même période de l'année précédente. Et les Japonais sont en pointe. Toyota a investi 475 millions de dollars dans sa nouvelle usine de Nansha afin de passer de 3,5 à 10 % du marché en 2010 et détrôner ainsi son grand rival, l'américain General Motors. Mais cette course se fait au prix d'un contrôle strict des coûts de production.

Il semble que les Japonais (et dans une moindre mesure les Taïwanais, très influencés par la culture nipponne) rencontrent des problèmes de management particuliers en Chine.« Nos journalistes et nos diplomates s'interrogent », reconnaît Masayoshi Tanaka, l'un des correspondants en Chine de la grande chaîne de télévision japonaise NHK.« Il n'y a pas d'explication politique au fait que les grèves restent concentrées dans les sociétés à capitaux japonais, poursuit-il. Les relations entre Tokyo et Pékin sont actuellement bonnes. C'est notre système de gestion des employés chinois qui n'est pas adapté. » En effet, dans les sociétés mixtes sino-japonaises, les responsables locaux n'ont aucun pouvoir de décision sur les salaires, contrairement à ce qui se passe chez leurs concurrents américains ou européens. La moindre revendication doit remonter à Tokyo pour être avalisée. Et le système hautement hiérarchisé et très rigide qui prévaut dans la société japonaise passe mal auprès des Chinois... qui ne mettent pas longtemps à évoquer les fantômes du passé (la guerre d'occupation très sanglante des Japonais en Chine de 1931 à 1945) pour exprimer leur ressentiment.

Génération MP3. Jusqu'à présent, les industriels de l'automobile américains ou européens n'ont pas été atteints par ces revendications salariales. «Pour l'instant, nous ne sommes pas affectés, ni dans nos usines d'assemblage ni chez nos fournisseurs, confirme Alexis Vannier, responsable de la communication chez Peugeot Citroen (PSA) Chine.Mais notre bassin d'emploi est différent. » PSA est implanté à Wuhan, au centre de la Chine, où les salaires et le coût de la vie sont très inférieurs aux zones côtières. Nul doute que les employeurs devront prendre en compte le changement de génération. Les ouvriers qui se pressent désormais dans les usines sont nés dans les années 80 ou au début des années 90. Ce sont les enfants de la première vague de paysans migrants qui, eux, étaient prêts à tout accepter pour gagner un peu d'argent. Les jeunes d'aujourd'hui sont totalement différents : ils ont la même allure et les mêmes rêves que les enfants uniques nés dans les villes, bien que leur manque de formation crée, dès le départ, une forte disparité.

Ce jour-là, dans le train rapide qui relie le centre de Tianjin à la pointe de la zone industrielle de Donghai, il y a surtout de jeunes citadins « privilégiés ». Personne dans le wagon n'a plus de 30 ans, pas même les contrôleurs. A droite, un garçon en chemise noire et cravate grise, boots de cuir noir et piercing dans les lèvres, claque des bulles de chewing-gum. En face, sa copine, en jean de haut en bas, porte des lunettes rectangulaires à monture rose. Une autre fille en robe à carreaux vert-jaune et veste de jean porte les mêmes lunettes rectangulaires et regarde son amoureux en tee-shirt vert pomme qui écoute son MP3, perdu dans ses pensées...

Devant l'usine Faw Toyota de Tianjin, trois ouvriers dont le plus jeune est né en 1993, en jean et tee-shirts colorés, affichent un look guère différent des jeunes « bourgeois ». L'un d'eux porte un polo rose avec des photos de chanteurs à la mode et une boucle d'oreille. Ils viennent tous de la ville de Handan, dans le Hebei. Ils ont grandi loin de leurs parents partis travailler dans les grandes villes et ont arrêté leurs études avant la fin du collège pour, à leur tour, tenter leur chance. Dans cette usine ils gagnent 1 500 yuans par mois (175 euros), ce qui est acceptable compte tenu de leur âge et de leur formation.« Mais je ne finirai pas l'année ici ! affirme l'un d'eux, âgé de 19 ans, d'un ton rebelle.Les employeurs nous demandent trop. Et vivre ainsi dans des dortoirs, dans ces zones industrielles, ce n'est pas une vie ! »

Problème de taille pointé par les ouvriers : l'absence d'une représentation syndicale digne de ce nom. Le régime chinois n'autorise, en effet, qu'un syndicat unique, la fameuse Fédération des syndicats chinois, émanation directe du Parti communiste. L'unique tentative de création d'un syndicat libre par Han Dongfang, en 1989, au moment des événements de Tian- anmen, a été étouffée dans l'oeuf. Han a été emprisonné plusieurs années et s'est finalement installé à Hongkong, d'où il continue inlassablement à informer les ouvriers de leurs droits par le biais d'émissions de radio.

Cette situation suscite désormais un débat dans la presse intellectuelle chinoise.« Le gouvernement doit s'ouvrir à l'idée d'un processus de création de syndicats pour la nouvelle génération de travailleurs migrants. Et il doit accepter des plates-formes de négociations entre le patronat et les travailleurs », pouvait-on lire dans l'éditorial de la revue financière Caijing de la mi-juin. Le 4 juin, pour le 21e anniversaire de Tiananmen, le syndicat officiel chinois a promulgué un arrêt exigeant un renforcement et une amélioration des représentations syndicales au sein des entreprises. Dans son édition du 10 juin, le Nan Fang Zhoumo, l'hebdomadaire le plus libéral du paysage médiatique chinois, allait encore plus loin.« Il faut une reconfiguration syndicale en Chine ! » Et le chroniqueur Dai Zhiyong de prôner que les représentants des syndicats soient élus directement par les ouvriers dans les petites entreprises (moins de 1 000 ouvriers).

Ces germes de démocratie inquiètent évidemment les autorités chinoises. Celles-ci redoutent de voir se produire en Chine un scénario similaire à ceux qui, dans les années 80, se sont déroulés en Pologne ou en Corée du Sud. Dans les deux cas, la montée en puissance des syndicats a précipité des évolutions politiques.

Damnés. Pékin se sent pris entre deux feux. Depuis son arrivée au pouvoir en 2003, l'actuel gouvernement s'est efforcé d'affirmer son soutien aux laissés-pour-compte des réformes, dans l'idée de calmer les tensions nées des inégalités sociales. Les autorités redoutent plus que jamais une révolte sociale qui pourrait mettre à mal le régime.

Cependant, elles ne veulent pas voir fuir vers leurs voisins les investisseurs étrangers qui ont largement contribué au décollage économique chinois. Déjà, le 1er janvier 2008, sentant monter le vent des revendications, le gouvernement avait adopté une loi sur le travail, entérinant une hausse moyenne des salaires d'environ 30 % et incluant la prise en charge par les employeurs des assurances santé et vieillesse. Mais cette avancée sociale, très mal accueillie par les employeurs, avait été annulée dès l'automne suivant : de nombreuses sociétés et usines, particulièrement dans le Sud, ont réagi à la crise économique mondiale en licenciant massivement, mettant parfois la clé sous la porte pour rouvrir sous un autre nom et réembaucher à des salaires nettement inférieurs. Si elle veut éviter l'explosion sociale, l'usine du monde va être obligée de revoir son modèle. Et prendre enfin en compte la situation de ses nouveaux damnés de la terre.


Suicides à la chaîne

Après le scandale, la délocalisation. Foxconn, pointée du doigt après onze suicides survenus dans ses usines de Shenzhen, pourrait transférer 300 000 de ses 450 000 ouvriers dans la province centrale du Henan. Le groupe taïwanais, sous-traitant des américains Dell et Hewlett-Packard, mais aussi fabricant de l'iPhone et de l'iPod d'Apple, souhaiterait profiter de coûts salariaux plus avantageux. Au lendemain de cette vague de suicides, Foxconn avait annoncé une hausse de 70 % des salaires de ses employés.

Salaire mensuel minimum

(en euros)

Shanghai : 134

Pékin : 115

Xi'an : 91

Yinchuan : 85

Haro sur les entreprises étrangères Marc Nexon

La coïncidence est troublante. La colère des ouvriers chinois ne vise, jusqu'à -présent, qu'une cible : les entreprises étrangères. Et principalement les japonaises. Dernier exemple, le blocage d'une filiale du groupe Mitsumi Electric, située à Tianjin et spécialisée dans la fabrication de composants électroniques. Depuis près d'une semaine, 2 800 personnes brandissent des pancartes appelant les dirigeants à « rendre l'argent ». Un mouvement qui intervient après la paralysie des usines de Honda et de Toyota. A Foshan, un équipementier de Honda a même dû concéder une hausse de 24 % des salaires et reconnaître au personnel le droit de constituer un syndicat.

Et les usines détenues par des capitaux chinois ? Rien ou presque, du moins pour l'instant. Dès lors une question surgit : les autorités chinoises ont-elles instrumentalisé le conflit ? « Possible, mais c'est un jeu qui risque de se retourner contre elles », estime un expert du pays. D'où l'inhabituelle mise en garde lancée la semaine dernière par Jeffrey Immelt, le PDG de General Electric, l'un des monstres de l'industrie américaine. « La Chine me préoccupe vraiment, a-t-il déclaré à Rome devant une assemblée de patrons. Je ne suis pas sûr qu'elle souhaite notre réussite chez elle. » Une montée du protectionnisme également dénoncée par les industriels européens. Une récente étude de la Chambre de commerce européenne en Chine s'alarme du harcèlement croissant de Pékin.

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