Le Monde diplomatique - Décembre 2010, p. 1 18 19
Inquiet de l'appréciation du real face au dollar américain et au yuan chinois, le ministre des finances brésilien, M. Guido Mantega a, le premier, tiré la sonnette d'alarme, au mois de septembre dernier, en parlant de " guerre des monnaies ". L'expression a été reprise peu après par le directeur général du Fonds monétaire international (FMI), M. Dominique Strauss-Kahn : " Je prends très au sérieux la menace d'une guerre des monnaies, même larvée (1). "
La formule choc renvoie à la grande Dépression des années 30, exacerbée par les dévaluations compétitives des principales économies - alors sinistrées. Depuis, le panorama monétaire international a muté : les protagonistes se sont multipliés et les règles ont été redéfinies. Les enjeux restent cependant les mêmes : la croissance économique et la création d'emplois dépendent toujours de politiques mercantilistes facilitées par la dépréciation de la monnaie nationale (2). La loi d'airain d'hier demeure : un pays à monnaie faible exporte plus facilement ses produits puisqu'ils valent moins cher.
La fièvre monte sur la scène monétaire internationale. Intervention massive mais sans lendemain de la Banque centrale du Japon pour affaiblir le yen, en septembre dernier ; contrôle des changes sélectif sur l'entrée des capitaux au Brésil et en Thaïlande ; vote massif à la Chambre des représentants des Etats-Unis, fin septembre, en faveur d'une loi imposant des droits de douane aux pays qui sous-évaleraient à dessein leur devise (la Chine est directement visée) ; injection massive de liquidités dans l'économie américaine par la Réserve fédérale entraînant une baisse du cours du dollar, etc. Des coups de semonce ont retenti. Chacun des protagonistes souhaite secrètement disposer d'une devise faible afin de relancer sa croissance économique. Mais le jeu est à somme nulle : une dévaluation par l'un des joueurs entraîne une réévaluation pour les autres. La " guerre des monnaies " a-t-elle éclaté ?
De 1944 à 1971, les accords de Bretton Woods ont posé les fondations d'un " nouvel ordre monétaire " destiné à prémunir le monde des crises qui l'avaient déchiré dans l'entre-deux-guerres. Le FMI a vu le jour avec la mission d'orchestrer - en collaboration avec les banques centrales - le système monétaire international. Les taux de change s'ancrent au dollar, lui-même directement indexé sur l'or (au cours de 35 dollars l'once). Tout écart de plus ou moins 1 % d'une devise par rapport à sa parité en dollar et en or déclenche alors l'intervention de la banque centrale du pays concerné. Bien sûr, cette architecture a connu quelques lézardes : il s'agissait principalement de dévaluations - ajustements nécessaires à la valeur relative des monnaies pour assurer la pérennité de ce système en rééquilibrant les balances des paiements.
A partir de 1958, les principaux pays de l'Organisation de coopération et développement économiques (OCDE) démantèlent les contrôles des changes sur opérations commerciales (importations ou exportations de biens et de services), tout en maintenant leur contrôle sur les mouvements de capitaux : une croissance soutenue transforme le paysage économique international, et le système monétaire conçu pour l'après-guerre devient obsolète.
En 1971, les Etats-Unis suspendent unilatéralement la convertibilité du dollar en or à 35 dollars l'once (3), officialisant ainsi la dévaluation du billet vert. A leur tour, les principaux pays industrialisés laissent leurs devises " flotter " au gré de l'offre et de la demande : c'est le marché des changes et non plus les banques centrales qui détermine les cours. On parle néanmoins de flottement " sale ", car les banques interviennent massivement pour orienter les taux de change. L'assouplissement progressif des contrôles des changes conduisent les banquiers centraux à renoncer à leur règne absolu sur les taux de change.
De toute façon, ils n'ont plus guère le choix. Leur arme de prédilection - les réserves de change - ne représente plus aujourd'hui qu'une goutte d'eau dans l'océan du marché des devises, dont les flux quotidiens dépassent 4 000 milliards de dollars, soit pratiquement cinq fois le stock cumulé de toutes les réserves des banques centrales de la zone euro. Moins de 5 % des transactions quotidiennes qu'on y enregistre correspondent à des opérations commerciales, 95 % à des mouvements de capitaux spéculatifs. Dans ces conditions, il est quasiment impossible pour une banque centrale de renverser une tendance (haussière ou baissière).
Au mieux, elle peut espérer ralentir l'appréciation de sa devise en accumulant massivement des dollars. C'est ce que l'on observe depuis longtemps en Asie : hier avec le poids lourd japonais (plus de 1 000 milliards de dollars) en réserve de change), aujourd'hui supplanté par la Chine (plus de 2 500 milliards de dollars) et talonné par la Corée du Sud, Taiwan, Hongkong, Singapour et la Malaisie. Certes les pays émergents - BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine), Mexique, Thaïlande, Indonésie et Afrique du Sud - continuent à restreindre les mouvements de capitaux et conservent ainsi un minimum de contrôle sur leur taux de change, mais celui-ci s'étiole à mesure que progresse la libéralisation des marchés.
Un système de vases communicants
La déclaration de guerre - si guerre des monnaies il y a - remonte à la décision de la Chine, dans les années 1990, d'ancrer sa devise au dollar. La mesure revenait à empêcher l'appréciation du yuan, qui aurait résorbé l'excédent commercial de l'empire du Milieu (4). A l'époque, l'économie chinoise cavale. Son taux de croissance annuel record (entre 10 et 12 %) profite de l'explosion de ses exportations, elles-mêmes stimulées par les délocalisations et les opérations de sous-traitance des multinationales américaines, japonaises et européennes. Dans un mouvement symétrique, l'excédent commercial chinois gonfle à mesure que se creuse le déficit des Etats-Unis, un phénomène qui se traduit par une accumulation croissante de dollars en Chine, largement investis en bons du Trésor américains.
Pékin maintient donc artificiellement un taux de change qui équilibre de moins en moins le revenu de ses exportations avec le coût de ses importations. Autrement dit, elle subventionne ses exportations tout en imposant des droits de douane élevés aux produits étrangers. Cette pratique a déjà conduit les Etats-Unis et l'Union européenne à solliciter une réévaluation du yuan de 30 à 40 %. Le pouvoir chinois rétorque qu'une telle décision condamnerait nombre de ses entreprises à la faillite, provoquant chômage et troubles sociaux, des problèmes plus épineux à ses yeux que le mécontentement de ses partenaires. Plus récemment, la Chine a, de son côté, dénoncé le laxisme américain en matière fiscale et monétaire, reprochant aux Etats-Unis d'être à l'origine des déséquilibres qui secouent l'économie mondiale.
Ses partenaires commerciaux pourraient décider de mesures de rétorsion douanière vis-à-vis de Pékin : la guerre des monnaies muterait alors en guerre commerciale. Le scénario n'a rien d'improbable dans le contexte d'une reprise économique anémique, alors que les politiques traditionnelles de relance - tel que l'abaissement des taux directeurs accompagné de déficits budgétaires - ont vécu. Néanmoins, la Chine change petit à petit de politique monétaire. Elle expérimente aussi avec l'internationalisation du yuan en permettant des émissions obligataires libellées en devise chinoise à l'extérieur de ses frontières. C'est là un signe précurseur du démantèlement progressif du contrôle des changes que souhaitent les Etats-Unis : le yuan flottera plus librement et s'appréciera peu à peu par rapport au billet vert.
Toutefois, au premier axe de ce conflit plutôt classique Chine-monde, un deuxième - moins discernable mais tout aussi inquiétant - se dessine autour de la montée en force d'une armée insaisissable de spéculateurs : les carry traders.
Comme on l'a vu, les gouverneurs de banque centrale des pays de l'OCDE ont abdiqué leur pouvoir sur les taux de change à ces légions incontrôlables que sont les gestionnaires de fonds de pension, de banques d'affaires ou de fonds spéculatifs, sans oublier la légendaire Mme Watanabe - métaphore de la femme au foyer japonaise souvent responsable de la gestion de l'épargne familiale. Déferlant sur les marchés des changes, ces carry traders font sauter les digues artificielles des taux de change défendus par les banques centrales. Profitant des écarts de rendement entre différents types d'actifs, ils empruntent dans une devise à très faible rendement (dite " de financement ") pour investir dans une devise à haut rendement (dite " de carry "). Au début des années 2000, lorsque les taux d'intérêt au Japon étaient pratiquement nuls, les particuliers comme Mme Watanabe commencèrent à investir leur épargne en bons du Trésor britanniques ou australiens, qui offraient alors des rendements de 5 à 8 %. Profitable aussi longtemps que le taux de change reste stable durant la période d'investissement, ce type d'arbitrage devient particulièrement fructueux lorsque le rendement des bons se double de l'appréciation de la devise cible par rapport à la devise source.
Raz-de-marée spéculatif
Etats-Unis, Royaume-Uni ou zone euro : le carry trade se domicilie à présent dans les pays dont les taux à court terme sont devenus quasiment nuls. Il cible les pays émergents comme le Brésil, la Turquie et l'Afrique du Sud, qui offrent des taux de rendement substantiels. Profitant des lois de la spéculation, le phénomène s'autoalimente : il exacerbe l'appréciation des devises cibles tout en poussant à la baisse les devises sources. Devant ce raz-de-marée qui déferle sur les marchés des changes, les banques centrales sont démunies. Le dernier épisode de cette guerre perdue d'avance a été l'intervention de la Banque du Japon, qui a engagé en septembre dernier 24 milliards de dollars en quelques heures pour tenter de déprécier le yen. Sans résultat.
Les pays émergents ciblés par les carry traders - alarmés par la surévaluation de leur monnaie - usent du contrôle des changes pour tenter de pallier le handicap compétitif qu'une devise trop onéreuse inflige à leurs industries. Les Etats-Unis et le Royaume-Uni font tourner la planche à billets (une vieille ficelle remise au goût du jour sous l'appellation baroque de quantitative easing ou " assouplissement quantitatif ") pour remédier à leurs déficits budgétaire et commercial. Enfin les pays de la zone euro, eux, patientent : ils ont accroché leurs wagons à la locomotive allemande et soumis leurs économies à un euro d'autant plus cher que la Banque centrale européenne (BCE) demeure obsédée par le menace d'inflation- alors même que les pays périphériques (Portugal, Irlande, Italie, Grèce, Espagne) espèrent un affaiblissement de l'euro qui rétablirait leur compétitivité (5). En attendant que le spectre d'une guerre des monnaies s'estompe, chacun emploie, sans trop se soucier des autres, les quelques armes dont il dispose encore.
(1) Entretien au Monde, le 7 octobre 2010.
(2) Une politique mercantiliste s'emploie à favoriser les exportations. Lire Till van Treeck, " Victoire à la Pyrrhus pour l'économie allemande ", Le Monde diplomatique, septembre 2010.
(3) Le prix de l'or approche aujourd'hui 1 500 dollars l'once.
(4) Lire Ibrahim Warde, " Le sort du dollar se joue à Pékin ", Le Monde diplomatique, mars 2005.
(5) Lire Laurent Jacque " Anniversaire en demi-teinte pour l'euro ", Le Monde diplomatique, février 2009.
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