Le n°1 mondial du luxe, LVMH, s'est invité au capital du sellier pour en devenir, par surprise, le deuxième actionnaire. Contre l'avis des héritiers, qui veillaient jalousement sur le contrôle du légendaire groupe familial. Le siège promet d'être long.
Patrick Thomas, gérant de la vénérable maison du 24, faubourg Saint-Honoré à Paris, ne s'apprêtait guère à vivre pareil cataclysme. Pour le "maire du Palais" de cette icône du luxe à la française comme pour les familles actionnaires, Hermès faisait figure de forteresse inexpugnable. Le 23 octobre, l'annonce, à la surprise générale, par Bernard Arnault, puissant patron de LVMH, qu'il détenait désormais plus de 17 % du capital a semé le doute.
L'entreprise est pourtant contrôlée à 73 % par les descendants du fondateur. Elle est protégée par un statut de commandite en béton. Elle apparaissait donc intouchable. Fort d'une indéniable réussite, qui lui avait permis de conserver jusqu'ici une parfaite indépendance, et de cultiver sa singularité en dehors des sentiers battus par la plupart des marques de luxe mondiales, l'inventeur du célèbre carré de soie faisait même preuve d'une certaine forme d'arrogance.
Patrick Thomas se serait bien passé de cette épreuve, lui qui portait déjà sur ses épaules la lourde responsa-bilité d'assurer l'avenir d'un groupe familial encore ébranlé par la disparition, au printemps dernier, de Jean-Louis Dumas, cinquième descendant du fondateur Thierry Hermès. Le décès de ce "poète affectueux et révolutionnaire qui a su développer l'arbre, les feuilles et les fruits" pendant près de trente ans, selon les mots de Bertrand Puech, président de la société familiale, a laissé orpheline cette entreprise presque bicentenaire. D'autant qu'aucun membre de la sixième génération ne semble susciter, pour l'heure, un consensus suffisant pour remplacer cette figure tutélaire.
Entre hébétude et consternation
C'est précisément cette période de fragilité extrême, ce moment charnière, que le géant mondial du luxe a choisi pour abattre ses cartes. Du jour au lendemain, LVMH, qui préparait son coup depuis plus de deux ans (voir l'encadré page 80), est devenu le deuxième actionnaire d'Hermès. Partagés entre hébétude et consternation, de nombreux salariés du sellier sont venus témoigner leur solidarité aux héritiers, déterminés à faire corps face à l'ennemi. Car, bien qu'il ait invité Bernard Arnault à se retirer du capital, le clan Hermès a vite compris qu'il n'avait aucune chance d'obtenir gain de cause.
Le propriétaire de Louis Vuitton, septième fortune mondiale, n'a pas transformé ses options d'achat en titres pour ne réaliser au final qu'une simple plus-value. Sa détermination, dite "amicale", pour accrocher cette nouvelle proie à son tableau de chasse est certainement aussi farouche que celle dont il a fait preuve lors de ses précédents raids sur Louis Vuitton ou Moët-Hennessy, qui lui valent aujourd'hui une solide réputation de prédateur. Les trois branches familiales propriétaires d'Hermès - les Puech, Dumas et Guerrand - le savent bien. Malgré leur discrétion légendaire, et leur allergie à toute immixtion dans leurs affaires, elles ont réquisitionné les cadors de la place, juristes, communicants et financiers, pour élaborer au plus vite une stratégie de défense.
Consolider les pactes d'actionnaires, renforcer les droits de préemption, créer une structure non cotée où les titres de propriété de la famille seraient mis à l'abri... Dans les semaines qui viennent, toutes les voies vont être explorées. Mais aucune ne sera suffisante pour résister à l'adversaire si la soixantaine d'héritiers ne reste pas soudée. La moindre brèche, l'apparition d'un seul dissident servirait les desseins de Bernard Arnault et suffirait à provoquer au sein de la "tribu" un véritable climat de suspicion. Le début de la fin pour le clan Hermès.
Au coeur de la tourmente, un homme, extérieur à la famille, est à la manoeuvre. A 63 ans, Patrick Thomas, à qui Jean-Louis Dumas a confié les clefs en 2006, était censé consacrer une bonne partie de son emploi du temps à trouver un successeur. L'attaque de Bernard Arnault va-t-elle accélérer ou freiner le processus ? "La meilleure parade pour fédérer la famille serait de nommer Pierre-Alexis Dumas à la tête du groupe. C'est le fils de Jean-Louis et il possède une créativité qui le rend légitime", estime un proche du clan. "Hermès n'a pas l'habitude d'agir dans la précipitation. Toutes les questions sont sur la table, qu'il s'agisse de la stratégie comme de la succession, et chacune sera traitée avec la profondeur et le temps nécessaires ", tempère Patrick Albaladejo, bras droit de Patrick Thomas.
Patrick Thomas, homme de confiance
Aussi discret que Jean-Louis Dumas était extravagant, le gérant d'Hermès a quelques cartes en main. Tout d'abord, son intimité extrême avec le sellier, auquel il a consacré seize ans de sa vie professionnelle. Recruté en 1989 par Jean-Louis Dumas, il l'aida à moderniser la maison et à dépoussiérer, notamment, des méthodes comptables dignes du xixe siècle. Parti prendre l'air chez Lancaster, puis chez William Grant & Sons, il est rappelé en 2003 pour endosser le rôle de directeur général, avant d'être désigné gérant en 2006. Malade, Jean-Louis Dumas trouve en Patrick Thomas à la fois un gestionnaire émérite et un homme de confiance. "Patrick a toujours eu affaire à des entreprises familiales. Il a toujours su avoir l'aval des actionnaires tout en développant leur société. En cette période, son sang-froid doit être très précieux chez Hermès", estime Jean-Marie Laborde, DG de Rémy Cointreau, et ami de trente ans. "Il faut accepter de n'avoir jamais raison contre la famille", confiait l'intéressé au magazine Enjeux Les Echos voilà quelques années.
La tentation de liquider les titres
Et aujourd'hui ? Patrick Thomas parviendra-t-il à éviter que l'appât du gain ne fasse imploser le clan des héritiers comme cela fut le cas, par exemple, chez les Taittinger ? Avec un cours de Bourse qui caracole au plus haut (+ 93 % depuis janvier), la tentation pourrait être grande pour des membres de liquider leurs titres. Un certain nombre d'entre eux issus des trois branches principales de la famille ne s'en sont pas privés. La cession, au mois d'octobre, par le président du conseil de surveillance en personne, Jérôme Guerrand, d'un bloc d'actions pour 4,1 millions d'euros, laisse entendre que la partie ne sera pas si simple. "Toute entreprise cotée est opéable si le prix est suffisamment séduisant", déclarait lui-même Patrick Thomas au Monde l'an dernier. En embuscade, Bernard Arnault est prêt à ramasser la mise. "Nul ne peut dire ce que les membres de la famille vont faire, ils sont trop nombreux", souligne-t-on dans le clan LVMH. La "bataille des sacs à main" ne fait que commencer.
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