mardi 18 janvier 2011

Bruno Lasserre : « Il faut avoir le courage de sanctionner de manière dissuasive »

Les Echos, no. 20849 - Entretien du lundi, lundi, 17 janvier 2011, p. 14

Bruno Lasserre, président de l’Autorité de concurrence

Au moment où la Chine multiplie les investissements à l'étranger, l'Europe ne fait-elle pas preuve de naïveté avec une politique de concurrence qui limite l'émergence de champions nationaux ou européens ?

La concurrence n'est pas une fin en soi, comme je le rappelle souvent. C'est un outil destiné à inciter les entreprises à donner le meilleur d'elles-mêmes, au bénéfice des consommateurs. Et c'est justement parce que l'Europe veille à ce que ses entreprises se renforcent par la concurrence, et non par des cartels ou des abus, qu'elle peut demander sans complexe la réciprocité à la Chine et à ses autres partenaires commerciaux. Ne faisons pas non plus croire aux Français que les règles de concurrence empêchent l'émergence d'entreprises de taille mondiale. Depuis les grands débats du début des années 2000, comme l'affaire Schneider-Legrand, peut-on citer un seul dossier dans lequel une fusion engagée par des entreprises françaises aurait été bloquée ? Aucun ! Au contraire, de grandes opérations comme GDF-Suez ou BNP-Fortis se sont faites avec l'aval de Bruxelles. L'Autorité française vient elle-même de donner sous conditions son feu vert à un nouveau leader mondial, Veolia-Transdev.

Qu'en est-il s'agissant des aides d'Etat ?

Ce sont, rappelons-le, les banques françaises qui ont demandé à la Commission européenne non pas d'être moins rigoureuse, mais d'être plus sévère en imposant des restructurations ou des cessions d'actifs à leurs concurrentes britanniques, irlandaises et néerlandaises... Soyons honnêtes : la recherche d'une taille critique est légitime à l'époque de la mondialisation, et les règles de concurrence ne font pas obstacle à la création de champions lorsque c'est bon pour l'économie et les consommateurs. Elles garantissent en revanche que les fusions ne se font pas dans des conditions qui entraînent à terme des prix élevés, à cause d'un pouvoir de marché que rien ne viendrait limiter.

Sur un plan national, pensez-vous que, en deux ans, l'Autorité de la concurrence que vous présidez a déjà eu un impact positif ?

Oui. C'est en tout cas ce que me disent tous les parlementaires que je rencontre, quelle que soit leur couleur politique. Prenez, en premier lieu, la réforme du contrôle des concentrations. En créant un guichet unique, elle a permis aux entreprises de gagner en lisibilité et en rapidité. Elle a clarifié le rôle respectif de l'expert concurrentiel, que nous sommes, et du politique. La Commission européenne ne s'y est pas trompée : alors qu'elle s'était abstenue de renvoyer à Paris des dossiers communautaires depuis SEB-Moulinex en 2002, elle a confié à l'autorité indépendante, depuis sa création en mars 2009, pas moins de quatre dossiers importants, que ce soit dans le secteur des transports (Keolis-SNCF et Veolia-Transdev dont j'ai déjà parlé) ou celui des travaux publics (Eurovia-Tarmac). Prenez aussi la question de la place de la concurrence dans le débat public. C'est un acquis très important. La loi de modernisation économique (LME) nous a donné la faculté de donner notre avis sur des projets de textes ou des questions générales de concurrence non seulement à la demande du gouvernement, comme auparavant, mais aussi à la demande des commissions parlementaires ou de notre propre initiative. C'est ce que nous avons fait concernant la grande distribution, la crise du lait ou encore le projet de loi Nome réformant le marché de l'électricité. Souvent perçue comme faible et vacillante en France, la culture de la concurrence s'en trouve renforcée. Dans un sondage récent, 80 % des Français y voient une valeur positive.

La crise n'a-t-elle pas changé la donne, en mettant plus l'accent sur la préservation des entreprises que sur le pouvoir d'achat ?

La LME a été conçue en 2008, dans un contexte de hausse des prix, notamment des matières premières et des produits alimentaires, avec une grande distribution mise en accusation. Vous avez raison : un an après, la perception a changé. Le salarié est devenu plus important que le consommateur, la pérennité des entreprises plus prioritaire que la défense du pouvoir d'achat. Au point parfois de mettre les problèmes économiques ou d'emploi sur le dos de la concurrence. En réalité, la crise ne trouve pas son origine dans un excès de concurrence, mais dans un manque de régulation face à des comportements à risque et elle appelle de notre part une vigilance accrue, justement parce qu'elle fragilise les plus vulnérables comme les PME, qui sont souvent les premières victimes des cartels.

Regardez le débat suscité par la question des sanctions en période de crise. On entend dire que les autorités de concurrence sont plus sévères en Europe qu'aux Etats-Unis. Mais c'est totalement biaisé. Les Américains sont au contraire infiniment moins tolérants vis-à-vis des cartels, qui sont considérés comme du vol, au détriment de la collectivité tout entière ! Aux Etats-Unis, la répression passe par la prison ferme pour les dirigeants ou les cadres coupables d'infraction aux lois antitrust, et cela ne fait débat ni chez les démocrates ni chez les républicains. Entre 2000 et 2009, c'est au total 348 années de prison ferme qui ont été prononcées.

Souhaitez-vous que la France prononce des sanctions pénales pour réprimer les ententes ?

La loi française permet déjà de prononcer jusqu'à quatre ans de prison ferme, même si en réalité ce dispositif est très peu appliqué. Ma position sur ce dossier n'a pas varié : il faut avant tout pénaliser « mieux » et pas « plus ». Cela veut dire trois choses : recentrer le dispositif pénal sur les infractions les plus graves, comme les cartels et les ententes de marchés publics ; prévoir un mécanisme de clémence pour les individus qui dénoncent les ententes, comme cela existe déjà pour les entreprises ; et sans doute spécialiser les juges pénaux pour qu'ils aient une masse critique de dossiers à traiter et développent une expertise.

Les entreprises estiment que vous mettez leur activité en péril en imposant des amendes trop élevées...

Nous entendons effectivement dire que nos sanctions, qui se sont élevées à 442 millions d'euros en 2010, montent jusqu'au ciel... Il est facile de brandir des chiffres sortis de leur contexte. Regardons les faits. Entre 2007 et 2010, le montant moyen des sanctions imposées par l'Autorité, rapporté au chiffre d'affaires de chacune des entreprises sanctionnées, est en forte baisse : il représentait 1,75 % en 2007, 1,48 % en 2008, 1,2 % en 2009 et 0,65 % en 2010.

En réalité, nous sommes pragmatiques et nous continuons, comme nous l'avons toujours fait, à tenir compte des difficultés financières engendrées par la crise, en réduisant les sanctions ou même en renonçant à en imposer. Mais il faut aussi avoir le courage de sanctionner de manière dissuasive les atteintes graves aux règles du jeu. Et cela porte ses fruits, comme le montre la diminution des ententes dans le secteur du BTP.

Suite à l'arrêt de la cour d'appel de Paris sur le cartel de l'acier, qui a divisé par huit la sanction que vous aviez infligée, Bercy n'a pas voulu se pourvoir en cassation mais a demandé plus de prévisibilité sur les sanctions. Où en êtes-vous ?

J'avais dit, dès 2007, qu'il fallait avancer dans cette voie, et proposé de publier la méthode que nous suivons pour déterminer les sanctions, mais les esprits n'étaient pas prêts à l'époque. Aujourd'hui, cela fait consensus. Le projet est prêt. Il correspond dans ses grandes lignes aux propositions faites par la mission qu'avait mise en place Mme Lagarde. Il fera l'objet d'une consultation publique jusqu'au 11 mars. Je souhaite que tout le monde contribue à la réflexion : grandes entreprises, mais aussi PME et consommateurs, que l'on n'entend pas assez.

Quelles sont vos propositions ?

Nous avons trois objectifs. Premièrement, accroître la transparence en expliquant la méthode que nous suivons en pratique, ce qui aidera à structurer le débat contradictoire en amont de la décision du collège. Deuxièmement, assurer la cohérence avec les autres autorités de concurrence d'Europe, non seulement parce que la jurisprudence l'impose mais aussi parce que cela garantira l'égalité de traitement aux entreprises. Troisièmement, proportionner les sanctions, dans chaque dossier, à la gravité de l'infraction, au dommage causé à l'économie et à la situation individuelle de l'entreprise. Pour donner une traduction chiffrée à notre analyse, nous prendrons comme point de référence la valeur des ventes de produits ou de services concernés par l'infraction. Nous tiendrons naturellement compte du comportement de l'entreprise (circonstances aggravantes ou atténuantes), et de sa situation, pour moduler la sanction à la baisse ou à la hausse. Cela permettra de la proportionner, par exemple, au fait que l'infraction est commise par une PME, par une entreprise monoproduit ou au contraire par un conglomérat ou un grand groupe comme Microsoft.

L'Autorité de la concurrence se sent-elle proche des associations de consommateurs ?

Lorsque nous vérifions si les commissions interbancaires sont justifiées ou non ou lorsque nous demandons à la grande distribution de jouer le jeu de la concurrence, nous faisons respecter le droit le plus élémentaire des consommateurs : celui de payer le juste prix. Les associations de consommateurs le savent et nous soutiennent. Cela dit, agir pour les consommateurs ne veut pas dire agir contre les entreprises. Je croise très souvent des chefs d'entreprise qui jouent le jeu de la concurrence et qui me disent que l'Autorité de la concurrence les protège.

Mais les entreprises ne sont-elles pas plus puissantes que vous ?

Oui souvent. La disproportion des forces est d'ailleurs une préoccupation. Les régulateurs sont puissants sur le papier, mais sur certaines affaires, des entreprises peuvent dépenser jusqu'à la moitié de notre budget annuel (environ 20 millions d'euros, NDLR).

Quel est votre programme de travail pour 2011 ?

Nous allons poursuivre notre examen du secteur de la distribution. Elle est très concentrée en France et son fonctionnement nous donne des sujets d'inquiétude, par exemple l'effet verrouillant des contrats imposés aux commerçants affiliés, qui peuvent difficilement changer d'enseigne. Mais nous avons d'autres chantiers prioritaires, comme les transports, les services bancaires ou encore Internet. Nous avons été les premiers au monde à nous intéresser à Google et à demander au moteur de recherche de faire évoluer son comportement.

Propos recueillis par VERONIQUE LE BILLON, DAVID BARROUX ET DOMINIQUE SEUX

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