mardi 25 janvier 2011

ENQUÊTE - Renault : les zones d'ombre d'une incroyable affaire


Les Echos, no. 20853 - L'enquête, vendredi, 21 janvier 2011, p. 11

Pendant quatre mois, le groupe au losange a mené des investigations qui ont abouti à la mise à pied de trois de ses employés, soupçonnés d'avoir vendu des informations stratégiques à des industriels chinois. Les dessous d'une histoire hors norme.

Bonne année ! » Quand il entre dans le bureau de Patrick Pelata ce 3 janvier 2011 à 8 heures, Bertrand Rochette commence en employé modèle par présenter ses voeux à son patron. Il revient d'une semaine de vacances à New York en famille. Cela fait vingt-deux ans qu'il est ingénieur chez Renault. Ce matin-là, il croit avoir rendez-vous avec le directeur général pour discuter de l'organisation des avant-projets. C'est Odile Desforges, la directrice de l'ingénierie et de la qualité, qui lui avait dit avant les vacances que le numéro deux du groupe souhaitait le voir. « Cela ne m'a pas étonné. Patrick Pelata et moi, nous nous connaissons depuis vingt ans, nous nous tutoyons. Et puis il m'en avait déjà touché un mot lors d'un séminaire », explique-t-il.

Mais l'entretien prend vite une tournure inattendue. Bertrand Rochette ignore qu'au même moment, ce 3 janvier, son supérieur hiérarchique, Michel Balthazard, est convoqué par Jean-Yves Coudriou, directeur des cadres supérieurs, et que Matthieu Tenenbaum, directeur adjoint du programme voiture électrique, est reçu par le directeur juridique, Christian Husson. L'ingénieur apprend donc, « stupéfait », que lui et ses collègues sont soupçonnés par la direction d'avoir vendu à l'étranger des informations stratégiques pour l'entreprise. « Patrick Pelata m'a parlé de relations à l'étranger, il m'a demandé si j'avais donné des documents à Michel Balthazard, raconte Bertrand Rochette, visiblement encore ému. Pendant l'entretien, il évoque aussi la Chine. Je réponds que j'ai beaucoup travaillé avec Daimler, récemment, mais pas avec la Chine. » Aujourd'hui, les ex-salariés décrivent tous le même scénario : l'annonce d'une faute « lourde », de faits « graves », la pression plus ou moins forte pour qu'ils « collaborent ». « Nous savons ce que vous avez fait. Vos comparses sont déjà passés aux aveux, vous feriez mieux de dire la vérité », aurait ainsi asséné Christian Husson à un Matthieu Tenenbaum « sidéré », d'après son avocat. Les trois hommes n'auront qu'une demi-heure, ensuite, accompagnés de deux membres de la sécurité, pour récupérer quelques affaires. La mise à pied sera immédiate « à titre conservatoire ».

Dès lors, tout va très vite. Le lendemain soir, l'Agence France-Presse a vent de l'affaire et publie la première dépêche. Sous la pression, la direction de la communication confirme la mise à pied. Des sources internes évoquent des accusations d'espionnage industriel concernant la voiture électrique, un projet phare. Le 5 janvier, le ministre de l'Industrie, Eric Besson, est le premier à parler de « guerre économique ». « Si les faits allégués sont avérés, ce serait une affaire sérieuse et grave », ajoute-t-il. La presse pointe très vite la « piste chinoise », sans que ni l'entreprise ni le gouvernement ne la confirment. De son côté, Renault porte plainte contre X le 13 janvier pour des faits constitutifs « d'espionnage industriel, de corruption, d'abus de confiance, de vol et recel, commis en bande organisée », et licencie les trois cadres pour faute lourde. Eux nient tout en bloc. Ils disent tous « tomber des nues » et « vivre un vrai cauchemar ». Dans l'entourage du constructeur automobile, on fait plutôt appel à la psychologie pour expliquer leurs possibles attitudes de « déni ».

Dénonciation anonyme

Retour en arrière. Tout a commencé par une dénonciation anonyme. C'est ainsi que les faits sont présentés dans la lettre de licenciement pour faute lourde adressée aux trois cadres. « Renault a reçu une dénonciation anonyme vous mettant indirectement en cause. Cette dernière évoquait le fait que vous aviez perçu des "pots-de-vin" », écrit Jean-Yves Coudriou dans la lettre envoyée à Matthieu Tenenbaum. A Bertrand Rochette, qui n'était pas mentionné dans la dénonciation, le dirigeant indique : « Il ressort des investigations que vous êtes également impliqué et que vous avez reçu des sommes d'argent de source étrangère conduisant à la conviction, compte tenu de vos responsabilités dans un domaine capital pour l'avenir de l'entreprise, que vous avez donné en échange des informations stratégiques pour l'entreprise. » Mais Renault ne précise pas les éléments qui ont conduit à cette « conviction ».

Pourtant, il aura fallu à peine quatre mois au constructeur automobile pour mener son enquête. En août 2010, le comité d'éthique confie une enquête à deux membres de la sécurité de Renault, Dominique Gevrey et Marc Tixador, d'anciens policiers. Selon certaines sources, ceux-ci auraient rapidement fait appel à un enquêteur privé. Mais Renault ne confirme pas son existence, et des proches du groupe s'amusent à brouiller les pistes : « Des personnes extérieures peuvent avoir intérêt à informer Renault », « il y a des délinquants congénitaux et des délinquants d'opportunité, la délinquance occasionnelle n'est pas celle où les gens font très attention ». De quoi se poser des questions sur l'existence même de ce détective, qui, pour conduire son enquête, aurait reçu 50.000 euros, une somme dérisoire pour ce type de vérification.

Quoi qu'il en soit, avant Noël, tout semble bouclé. Le dispositif de mise à pied des salariés soupçonnés est arrêté : les enquêteurs internes auraient réussi à démonter un système relativement sophistiqué, fait de sociétés écrans et de comptes en Suisse et au Lichtenstein, alimentant un compte à hauteur de 5.000 euros par mois. Les ex-salariés auraient été mis en relation avec « des interlocuteurs chinois » par un sous-traitant. Les versements occultes auraient transité par des intermédiaires à Shanghai, Hong Kong et Malte. Mais rien n'est certain. Renault a travaillé seul, sans demander l'aide de la DCRI (Direction centrale du renseignement intérieur) qui a pourtant déjà publié plusieurs rapports alertant sur de possibles manoeuvres intrusives de la Chine en matière industrielle. Le constructeur n'avertit pas plus l'Etat, pourtant actionnaire à hauteur de 15 %. Eric Besson piquera d'ailleurs une grosse colère en apprenant l'affaire deux jours après la mise à pied des cadres : « Je n'étais au courant de rien du tout, cela m'a rendu furieux et je l'ai dit à Renault, je ne me souviens pas d'avoir jamais été aussi énervé. »

Mais, pour Renault, il fallait garder le secret car l'enjeu est stratégique. Le groupe au losange prévoit d'investir 4 milliards d'euros avec son partenaire Nissan dans le développement du véhicule électrique. Renault n'est pas le premier à se lancer dans cette voie, mais il fait partie des constructeurs qui y croient le plus. On imagine bien alors que, recevant une dénonciation anonyme sur des fuites concernant ce secteur clef, l'état-major s'alarme. Trop ?

Incohérences

Pour l'instant, la méthode et la stratégie de Renault dans cette affaire suscitent, en effet, plus de questions qu'elles n'apportent de réponse. Et plusieurs anciens du renseignement intérieur soulignent les incohérences du dossier : pourquoi avoir recruté trois « espions » au sein d'une même entreprise ? « On multiplie les occasions de se faire découvrir », explique l'un deux. De plus, « la personnalité même des salariés recrutés dans cette affaire ne correspond pas au profil habituel, leur niveau hiérarchique est trop élevé et on voit rarement parmi les espions des personnes qui ont consacré toute leur carrière à leur entreprise ». Pourquoi, également, avoir recruté un dirigeant et son adjoint, alors que ces derniers, a priori, ont accès aux mêmes informations ?

Autre question : pourquoi Renault, dont l'Etat est actionnaire, n'a pas averti dès les premiers soupçons la DCRI ? Selon une source, les membres de la sûreté de Renault avaient eux-mêmes demandé un délai supplémentaire pour vérifier quelques éléments et piéger les éventuels coupables. Et comment Renault a-t-il obtenu ses preuves, tout en garantissant, par ailleurs, « avoir respecté le droit du travail », c'est-à-dire, sans écoute illégale, ni incursion dans la vie privée de ses salariés ? « Parfois, on peut avoir de la chance », commente, laconique, une personne proche du dossier. Mais, alors, pourquoi n'avoir informé le comité d'éthique que trois jours après la mise à pied des salariés, soit le 6 janvier ?

En interne, l'implication de ces trois collègues a suscité l'étonnement général. Le silence de Renault inquiète et les cadres se demandent si, parce qu'ils ont parlé avec tel fournisseur ou tel partenaire lors d'un Salon, ils ne vont pas être, eux aussi, soupçonnés d'espionnage. D'autant plus que Michel Balthazard est « extrêmement respecté chez Renault pour son parcours », affirme un ancien cadre. Matthieu Tenenbaum est perçu comme un « jeune talent », à qui on a confié l'un des projets d'avenir de Renault. Bertrand Rochette affirme, quant à lui, que sa fonction est « tournée vers l'intérieur de l'entreprise » et qu'il n'a « jamais de contact avec des fournisseurs extérieurs ».

La théorie du complot

L'affaire est « un complot », « une machination », « une entreprise de déstabilisation vis-à-vis de Renault », à en croire les accusés. Mais pourquoi l'un d'eux se serait-il alors précipité, dès sa mise à pied, chez de grands avocats pénalistes de la place parisienne, s'il n'avait aucune idée des éléments dont pourrait disposer Renault ? Sauf à prendre des risques démesurés, il paraît inconcevable que l'entreprise ait monté de toutes pièces une histoire aussi rocambolesque. « Les éléments qui nous ont conduits à agir sont d'une extrême gravité », insiste-t-on chez le constructeur.

Maintenant, c'est à la justice de mener ses investigations. La DCRI a été saisie par le parquet de Paris, qui a ouvert une enquête préliminaire après la plainte de Renault. Aucun juge d'instruction n'est saisi, les mis en cause n'ont donc, pour l'instant, aucun moyen d'avoir accès au dossier et aux preuves de Renault. Il va falloir attendre. Mais, en ne confiant que tardivement la plainte à la DCRI, Renault a singulièrement compliqué le travail des enquêteurs : « Maintenant, si les salariés ont quelque chose à se reprocher, ils vont être très prudents. Ce sera difficile de les piéger », confie l'un deux. Cela laisse du temps à Matthieu Tenenbaum, à Bertrand Rochette et à Michel Balthazard de lancer la contre-offensive judiciaire. Tous trois ont déjà saisi les prud'hommes et attaquent pour « dénonciation calomnieuse » ou « diffamation non publique ».

INGRID FRANCOIS ET VALERIE DE SENNEVILLE

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