Hubert Védrine, ancien ministre des Affaires étrangères, apporte son soutien à une intervention en Libye.
Ministre des Affaires étrangères de 1997 à 2002 sous le gouvernement de Lionel Jospin, Hubert Védrine a souvent critiqué la théorie du devoir d'ingérence. En 2003, il avait condamné l'invasion américaine en Irak. Il explique à Libération pourquoi, aujourd'hui, il soutient une intervention en Libye.
Faut-il intervenir en Libye ?
Il aurait fallu le faire plus tôt, il y a une dizaine de jours, quand son camp était groggy, pour dissuader Kadhafi de lancer sa contre-attaque. Je pense qu'il aurait alors suffi d'afficher une détermination, peut-être même sans avoir à frapper des aérodromes militaires, ou alors très peu, pour être efficaces. Encore aujourd'hui, ne rien faire serait lourd de conséquences. Le monde arabe tout entier observe ces événements dont le déroulement pèsera sur la suite dans un sens ou dans l'autre.
Par le passé, notamment en 2003 au moment de la guerre d'Irak, vous avez pris position contre le devoir d'ingérence. En quoi la situation libyenne est-elle différente ?
Parce qu'il ne s'agit pas d'un caprice idéologique ni d'un prétendu plan d'imposition de la démocratie par la force, mais d'une situation de détresse. J'ai toujours été hostile au concept français, contre-productif, de «droit» ou de «devoir» d'ingérence, très peu différent de ce qu'ont fait pendant longtemps les puissances coloniales qui prétendaient toujours intervenir au nom de la «civilisation». Le devoir d'ingérence est un concept très unilatéral, du Nord vers le Sud, qui avait d'ailleurs coalisé contre lui presque tous les Etats membres des Nations unies. Il y a dix ans, j'avais soutenu Kofi Annan et le grand diplomate algérien Mohamed Sahnoun, qu'il avait chargé d'une mission sur le sujet, quand ils avaient proposé à l'Assemblée générale, en substitut à la notion d'ingérence, la notion de «responsabilité de protéger». On peut critiquer, ou refuser, l'ingérence; en revanche, il est difficile de refuser de protéger un peuple qui appelle à l'aide contre un régime ubuesque ! Ou alors le discours sur la «communauté internationale» est du vent !
Au Kosovo en 1999, j'avais considéré que nous ne pouvions plus ne pas agir, et je l'avais assumé tout en disant que c'était «une exception, pas un précédent». En Irak, en 2003, évidemment non, il n'y avait à la guerre de George W. Bush aucune justification autre que mensongère, sinon les arrière-pensées des néoconservateurs. En Libye en ce moment, oui, notre responsabilité de protéger est engagée.
Le Conseil de sécurité devait se prononcer hier soir sur des mesures de protection des populations civiles comprenant des frappes militaires, mais excluant une force d'occupation au sol. Les pays arabes en seraient partie prenante. Que vous inspire ce dispositif ?
C'est très important que la Ligue arabe se soit montrée courageuse, certains pays arabes encore plus. Je veux croire qu'il n'est pas trop tard pour bâtir une coalition ad hoc, donc pas «Otan», pas uniquement occidentale, agissant ponctuellement à la demande d'insurgés libyens contre un pouvoir répressif dont le monde arabe s'est totalement démarqué. C'est urgent.
En cas d'intervention, comment éviter que ne se reproduise le chaos irakien ?
Personne ne défend, me semble-t-il, l'idée d'une intervention terrestre et durable type «Irak 2003», qui est le contre-exemple parfait, et qui a sûrement contribué à inhiber Obama trop longtemps. S'il y a une action en Libye, ce sera juste pour protéger des populations courageusement insurgées d'une répression violente. Le reste est l'affaire des Libyens. Les pays arabes l'entendent certainement ainsi.
La position très en pointe de la France est à la fois louée et critiquée : selon vous, l'erreur de Paris a-t-elle été de se précipiter ou de ne pas aller assez vite ?
Sur le fond, la fermeté française n'est pas critiquable, au contraire. La méthode - diplomatie de perron, annonces prématurées... - n'a pas été la meilleure. Au-delà de cela, mises à part la Grande-Bretagne et une disponibilité arabe nouvelle, il y a eu l'hésitation américaine, les atermoiements européens, le refus de principe russe et chinois, le blocage allemand ! Cela faisait beaucoup. Mais si Alain Juppé réussit à obtenir cette nuit, à New York, le vote d'une résolution qui demande de protéger les civils «par tous les moyens», la situation peut peut-être encore être renversée. Il le faut. À défaut, cette tragédie libyenne va peser négativement sur la suite des révoltes arabes, encourager les répressions, fragiliser les démocratisations et souligner l'impuissance occidentale et internationale. Si c'est l'inverse, les perspectives de démocratisation - long et difficile processus ! - seront meilleures. Mais cela restera la responsabilité des peuples arabes eux-mêmes.
Propos recueillis par Eric Aeschimann, Marc Semo
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