Libération - Économie, jeudi 18 août 2011, p. 12
Pékin gèle son programme de lignes à grande vitesse, miné par les accidents, les défauts de conception et la corruption.
C'est peut-être l'ensemble du réseau des TGV chinois qui est affecté par de graves problèmes de sécurité tels que ceux qui ont conduit à l'accident du 23 juillet à Wenzhou (40 morts, 192 blessés). Le gouvernement chinois vient en effet d'ordonner, d'une part, la suspension de tous les nouveaux projets de TGV et, d'autre part, l'arrêt des livraisons de TGV issus des usines de CNLRS, l'un des principaux constructeurs chinois de trains à grande vitesse. Une ordonnance prescrit également de réduire de 50 km/h la vitesse des TGV. Et, vendredi, 54 TGV tout neufs, de la ligne Pékin-Shanghai récemment inaugurée, ont été rappelés à l'usine pour y être modifiés suite à de nombreuses défaillances. Il s'agit en l'occurrence du modèle CRH3, de conception sino-allemande. Or, ce type de TGV est différent des deux autres modèles qui se sont télescopés dans l'accident de Wenzhou : le CRH1, de conception nippo-canadienne, et le CRH2, dérivé du Shinkansen japonais. Pour résumer : parmi les quatre types de TGV utilisés par la Chine, seule la fiabilité du CRH5, basé sur une technologie française éprouvée, n'a pour l'instant pas été mise en doute. Mais il demeure que tous les TGV chinois issus de technologie étrangère ont été modifiés par les ingénieurs chinois, qui, récemment encore, en tiraient une grande fierté. L'objectif de ces innovations visait principalement à accroître la vitesse du TGV, et à exporter cette technologie estampillée «made in China».
Censure. La «sinisation» de technologies importées est-elle à l'origine de l'accident de Wenzhou ? Le ministre de la Commission d'Etat à la sécurité du travail a en tout cas attribué vendredi la mortelle collision de Wenzhou à des «défauts de conception», qui auraient provoqué des «défaillances de l'équipement et l'accident lui-même». Comme toujours en Chine, il est possible que malgré les promesses de «transparence», la commission d'enquête censure ses conclusions. Cette commission, déplore Wang Baoming, un expert de l'Académie chinoise d'administration, est «principalement composée d'officiels et... d'une minorité de spécialistes». La catastrophe de Wenzhou a tout d'abord été imputée à la foudre, puis à une défaillance du matériel de signalisation.
Peut-être pour ne pas paniquer la population, le département de la Propagande du parti avait alors immédiatement interdit aux médias de souligner que la signalisation du métro de Pékin était également fabriquée par CNLRS. Plus tard, ordre a été donné aux médias de ne plus commenter du tout les causes de l'accident. Le rappel des 54 TGV de la ligne Pékin-Shanghai, qui n'est pas lié à l'accident, survient après de multiples pannes (officiellement pas plus de trois, officieusement plus d'une quarantaine), qui ont immobilisé les rames parfois pendant des heures sans électricité. Le mauvais fonctionnement d'un «système de sécurité automatique» des CRH3 serait en cause dans ce cas.
Piliers. Pour les médias les plus audacieux, tel l'Observateur de l'économie, qui persiste à faire sa propre enquête, ces «défaillances» et «erreurs de conception» ont pour origine le modèle de gestion «style économie planifiée» du ministère des Chemins de fer, devenu un véritable nid de corruption. Tel un Etat dans l'Etat, le ministère gère le réseau ferré, dispose de sa propre police et de ses tribunaux, décide des appels d'offres et est censé se réguler lui-même. Liu Zhijun, le dernier ministre des Chemins de fer, a été limogé en début d'année avec plusieurs complices, dont l'ingénieur en chef des TGV. Ils auraient détourné des centaines de millions d'euros en passant les contrats à une noria de sous-traitants dont certains n'étaient même pas licenciés. Les voies aussi poseraient problème : selon un expert proche du ministère des Chemins de fer chinois, cité par le New York Times, le béton utilisé dans la construction des fondations des voies serait bien souvent de mauvaise qualité. Dans quelques années, les rails pourraient perdre leur rectitude d'origine. Les piliers de béton des TGV seraient également de qualité douteuse, les constructeurs chinois ayant préféré, dans de nombreux cas, se passer d'un ingrédient essentiel, les «cendres volantes», plutôt que de solliciter des fournisseurs étrangers.
Un commentateur qui souhaite ne pas être nommé, soupçonne l'accident d'avoir pour source les prébendes payées à des intermédiaires qui auraient employé des cabinets et des fabricants pas assez qualifiés. La prodigieuse pression mise par les autorités depuis 2001 sur ses ingénieurs pour réaliser en un temps record ce «grand bond en avant» du TGV chinois, considéré d'importance stratégique, explique aussi les turpitudes actuelles. Enfin, vient s'ajouter à celles-ci un vertigineux problème de finance. Selon la banque Minsheng, le ministère des Chemins de fers croulerait sous une dette de 197 milliards d'euros.
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