Le Figaro, no. 20894 - Le Figaro Littéraire, jeudi 6 octobre 2011, p. 2Cet exercice littéraire se fait rare, et il se trouve que c'est un philosophe qui l'exerce avec passion : l'analyse des grandes oeuvres. Après Un coeur intelligent où Alain Finkielkraut partageait ses lectures de Camus, Blixen, Conrad, Dostoïevski..., il offre une analyse de quatre auteurs dans "Et si l'amour durait". On retrouve Roth, Kundera rencontrés précédemment ainsi que la compagnie de Madame de La Fayette (La Princesse de Clèves) et celle d'Ingmar Bergman (Les Meilleures Intentions). Comme chez La Fayette, le sujet central de Finkielkraut est l'amour. Mais l'amour libéré des contraintes et des conventions où « notre coeur est notre seul guide », dit-il. D'où certaines questions, dont celle-ci : « L'amour a-t-il assez de ressources une fois levés tous les interdits, brisés tous les tabous, vaincus tous les obstacles, pour résister à l'épreuve du temps ? » Pour tenter d'y répondre, le philosophe met de côté les sciences sociales. Il choisit la littérature, et quelques écrivains « éclaireurs » (le mot est de lui). Un bonheur de lecture partagée.LE FIGARO LITTÉRAIRE. - Le roman d'amour n'a-t-il pas été qu'un prétexte pour décrire et décrypter une société ?
Alain FINKIELKRAUT. - La plupart des romans d'amour sont nourris du différend entre le sentiment et la société, il se trouve que les modernes ont surmonté ce différend. Pour ce livre, je me suis intéressé au roman qui traite, non des difficultés de l'amour avec le monde extérieur, mais des difficultés inhérentes au sentiment amoureux.
Justement, dans les oeuvres que vous avez choisies, l'amour n'apparaît pas en tant que tel. Chez Kundera notamment, vous parlez surtout du sentiment amoureux...
Kundera est en effet un choix paradoxal, car il est surtout connu pour être un auteur libertin. Il a fait, contre le XIXe siècle romantique et sentimental, le choix du XVIIIe siècle, de son hédonisme et de ses fêtes galantes, mais le libertinage n'est pas le dernier mot de Kundera. L'Insoutenable Légèreté de l'être est un grand roman d'amour. Et il y a chez Kundera des amoureux, des personnages, telle Tamina dans Le Livre du rire et de l'oubli, ou Joseph dans L'Ignorance qui aiment par-delà la mort. Ce libertin nous livre une méditation extraordinaire sur la fidélité.
Les romans que vous traitez ne parlent-ils pas davantage de l'amour que de l'être aimé ?
Je ne dirais pas tout à fait les choses ainsi, Aragon fait dire à Aurélien : « l'important ce n'est pas la femme, c'est l'amour » et à cette phrase je voudrais réagir à titre personnel : toute mon expérience va contre cette « déification » du sentiment. L'amour le plus beau n'est pas seulement un sentiment, c'est une découverte. Si vous me demandiez de parler de mon amour - mais ce n'est pas l'objet de cet entretien - je ne vous parlerais que de sa destinataire !
Vous opposez Proust et Bergman. Le premier dit « On n'aime plus personne dès qu'on aime. » Alors que l'héroïne du second voudrait unir les deux amours : l'exclusif et l'oblatif. C'est Proust le vainqueur ?
Quand il dit cela, Proust exprime deux choses. La première est une variante de « un seul être vous manque et tout est dépeuplé ». La seconde : l'amour est une obsession, un sentiment exclusif. Proust va même plus loin. Il dit que quand on aime, on aime la personne malgré elle et malgré soi. Peut-être que ce n'est pas vrai, peut-être qu'on a besoin de l'amour pour découvrir ce qu'un être a d'authentiquement aimable, c'est-à-dire d'unique et d'irremplaçable. Bien sûr, ce n'est pas toujours vrai. Parfois, Proust a raison, mais il lui arrive d'avoir tort. Dans Les Meilleures Intentions, de Bergman, l'héroïne Anna tente de concilier les deux amours : l'amour de l'aimé et l'amour du prochain. Malheureusement, les choses ne sont pas si simples, et elle l'apprendra à ses dépens.
Quel est pour vous le roman d'amour de ces cinq ou dix dernières années ?
Je pense à un auteur qui s'est préoccupé du destin du sentiment amoureux dans le monde de la consommation généralisée : Michel Houellebecq. Je citerai Plateforme, Les Particules élémentaires... Dans La Carte et le Territoire, Houellebecq a donné aux efforts fournis et aux artifices employés par les couples pour faire durer non seulement l'amour mais le désir, le nom humble et beau de « bonne volonté érotique ».
Comment expliquer que de nombreux philosophes, dont, je crois, vous êtes, après une longue expérience de débats et d'enseignements, en viennent à la littérature. Permet-elle un décryptage, une meilleure compréhension du monde ?
Loin de moi l'idée de jouer la littérature contre d'autres approches, notamment la philosophie. Les sciences sociales analysent des tendances, des comportements généraux. La littérature s'intéresse aux individus, aux contradictions, aux tiraillements, aux hésitations, elle scrute le for intérieur. On redécouvre, aujourd'hui, grâce à des auteurs comme Kundera, la force du roman comme oeuvre de connaissance. J'essaie de participer à cette redécouverte.
PROPOS RECUEILLIS PARMohammed Aïssaoui
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