Vingt ans après la révolte étudiante, les parents des victimes sont toujours harcelés par la police
Dans son appartement, à l'est de Pékin, Ding Zilin (PHOTO) s'étonne toujours du temps et de l'argent que dépense le gouvernement pour la surveiller. Pour la voir, il faut faire vérifier ses papiers à l'entrée de la résidence, que le gardien donne un coup de fil aux policiers de garde. Mme Ding peut recevoir des journalistes étrangers, mais on l'empêche de sortir de chez elle à cette période sensible.
Quelques jours auparavant, le 17 mai, le groupe des Mères de Tiananmen a organisé en secret une réunion de commémoration de la répression des manifestations démocratiques de juin 1989. Cette rencontre se tenait au domicile de Zhang Xianling, autre pilier de l'association avec Mme Ding. La police secrète a prévenu qu'il ne devait pas y avoir de journalistes étrangers. Au dernier moment, Ding Zilin, 72 ans, fut bloquée chez elle : « Je ne pensais pas qu'ils oseraient. Ils ont cru qu'en m'arrêtant, la réunion n'aurait pas lieu, ils sous-estiment notre courage et notre capacité d'organisation », dit-elle.
Cinquante membres se sont quand même rassemblés. « On est désarmés face au gouvernement, on est très faible. Mais moralement, on est extrêmement forts. Eux sont des lâches ! », ajoute, dans sa diction lente, l'ancien professeur d'histoire de l'esthétique occidentale de l'université du Peuple - elle y tient, elle n'a jamais enseigné la théorie, « trop politique », dit-elle, cela « lui rappelait la révolution culturelle ».
Si elle répète avec tant de patience son histoire, c'est que le silence autour de son action est assourdissant. « Les proches des victimes ne peuvent pas s'exprimer en Chine, les médias n'en parlent pas, il est interdit de commémorer. Pire, ils sont persécutés. La répression du 4 juin [1989] continue vingt ans après », nous dit l'écrivain Yu Jie, un des intellectuels et dissidents proches des Mères de Tiananmen.
Dès la reprise en main sanglante de la nuit du 3 au 4 juin 1989, où l'armée reçoit l'ordre d'utiliser la force, les proches des victimes verront s'ajouter au deuil, le devoir se taire. Xu Jue, une autre des Mères de Tiananmen, se souvient de cette nuit où elle partit avec son mari à la recherche de leur fils dans Pékin, à vélo.
Wu Xiang-dong avait 21 ans, il était ouvrier et suivait des cours du soir à l'université. « On a fait cinq hôpitaux, puis on l'a trouvé. Son nom était le premier sur la liste. Je me suis évanouie, puis j'ai imploré les médecins de le sauver . Un médecin pleurait, disait que les militaires ne les avaient pas laissé soigner les étudiants blessés. Mon fils était au milieu de cadavres alignés dans les garages à vélo. Un médecin a dit qu'il fallait prendre le corps avant le 7 juin, sinon l'armée le brûlerait. C'était interdit, il a fallu faire un faux certificat de décès par maladie. On a trouvé une voiture, j'ai continué à nettoyer le corps pendant le trajet, il avait reçu une balle dans l'épaule. En évitant les barrages, on s'est rendu dans un crématorium peu contrôlé pour l'incinérer », dit-elle.
Mme Xu et son mari, chercheurs dans l'aéronautique, voient autour d'eux se déployer l'entreprise de normalisation et de déni du régime : « Tout le monde savait pour notre fils. Mais il fallait participer aux séan ces d'autocritique dans l'unité de travail; on devait se critiquer les uns les autres. Moi, je voulais crier, pleurer, je ne pouvais pas ! Les collègues étaient quand même compatissants. » Mme Xu partit ensuite plusieurs années dans une université allemande où elle parvint, dit-elle, à retrouver un équilibre psychologique.
A son retour, elle rejoindra les Mères de Tiananmen, créée par Ding Zilin en 1994. Mme Ding, dont le fils lycéen de 17 ans, Jiang Jielian, qu'elle n'avait pas pu empêcher de sortir le soir du 3 juin, pour « protéger les étudiants », a reçu une balle en plein coeur. Elle a mis plusieurs années à émerger de son traumatisme - elle tenta plusieurs fois de se suicider - et à passer à l'action. « Les amis qui nous consolaient n'avaient pas vécu la même chose. J'ai appris qu'une autre famille d'in tellectuels avait perdu leur fils. C'était Zhang Xianling, on s'est parlé quarante minutes au téléphone, c'était un soulagement énorme de partager quelque chose. »
En 1991, Mme Ding est la première à raconter à la presse étrangère les circonstances détaillées de la mort de son fils. Elle et son mari, directeur au même département de philosophie de l'université, sont alors renvoyés de l'université, du parti et mis à la retraite. En 1993, Mme Ding rédigera une lettre à l'attention d'une conférence des Nations unies sur les droits de l'homme qui détaille la mort de 16 personnes.
Elle n'aura de cesse, avec un nombre croissant de parents, de répertorier les victimes et d'amasser des détails sur les circonstances de leur mort, dans des lettres puis sur un site Internet bloqué en Chine. Son action dérange. En 1995, à l'approche de la Conférence mondiale sur les femmes à Pékin, elle et son mari, tous deux alors en province, sont détenus pendant quarante-trois jours : « Il y avait sept voitures de police pour nous deux. Comme pour des criminels ! », s'émeut-elle.
Malgré le harcèlement permanent, les Mères de Tiananmen dressent en 1994 un premier bilan de 96 victimes, puis de 155 en 2004 et 198 en 2009. Mais les militantes de la vérité peinent à venir à bout des résistances parmi la population : « Plein de gens qu'on identifie n'osent pas donner l'identité et des informations sur leur proche disparu. Les veuves craignent de perdre leur emploi ou que leurs enfants aient des problèmes, explique Mme Xu. Pour les étudiants de province qui sont morts, les gens n'ont pas récupéré les corps. »
Sur le Web - Le site des Mères de Tiananmen
tiananmenmother.org
Brice Pedroletti
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2 commentaires:
Témoignages bouleversant
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