Le Monde - Analyses, mardi 21 juin 2011, p. 21Il existe des sondages à charge, comme on le dit des témoins du même nom. Celui que l'IFOP vient de réaliser sur «
Les Français, le protectionnisme et le libre-échange » est à ranger dans cette catégorie. Rendue publique il y a quelques jours (Le Monde du 17 juin), cette enquête vient en effet, opportunément, épauler le combat mené par ses commanditaires : l'Association pour un débat sur le libre-échange, créée par des économistes et intellectuels d'horizons variés, de Jacques Sapir à
Emmanuel Todd, Pierre-Noël Giraud, Jean-Luc Gréau ou son initiateur, Philippe Murer.
Au-delà de leurs nuances, ils entendent dénoncer les ravages économiques et sociaux provoqués par une mondialisation fondée sur le dogme absolu du libre-échange; et pour se prémunir de la concurrence déloyale des pays émergents, ils prônent le rétablissement de barrières douanières aux frontières de l'Europe, voire de la France seule.
L'enquête de l'IFOP apporte beaucoup d'eau à leur moulin. En centrant ses questions de manière répétée sur « l'ouverture importante des frontières de la France et de l'Europe aux marchandises des pays comme la Chine et l'Inde et l'ouverture de ces pays aux produits français », elle concentre le jugement sur la seule question des « frontières », écartant tout autre aspect de la mondialisation; pis, elle établit une fausse symétrie entre l'entrée en Europe des produits asiatiques (parfaitement perceptible par les Français) et l'entrée de produits européens sur les marchés chinois ou indien (beaucoup plus lointaine).
Dès lors, les résultats sont spectaculaires. 84 % des sondés estiment que l'ouverture des frontières a des conséquences négatives sur les emplois en France, 78 % sur le niveau des salaires et 57 % sur les prix des produits de consommation. Les trois quarts des personnes interrogées jugent que cette ouverture des frontières aura des effets négatifs dans les dix ans à venir. Enfin, 57 % jugent qu'une augmentation des droits de douane aux frontières de la France ou de l'Europe aurait des conséquences positives sur l'activité industrielle nationale, et 55 % sur l'emploi. Si 80 % estiment que ces barrières commerciales devraient être installées aux frontières de l'Europe, 57 % déclarent que, faute d'accord européen, il faudrait le faire aux frontières de la France.
En dépit des réserves sur le questionnaire, les résultats de l'enquête méritent qu'on s'y arrête. Car ils sont indéniablement en résonance avec la tentation protectionniste à l'oeuvre aujourd'hui. Car cette tentation, cette revendication même, n'est plus l'apanage du seul Front national ou de Nicolas Dupont-Aignant, qui préconisent de sortir de l'euro et de barricader la France derrière une ligne Maginot douanière. Elle est désormais portée par plusieurs candidats ou postulants de gauche à l'élection présidentielle de 2012. C'est le cas de Jean-Luc Mélenchon, qui vient d'être adoubé par les communistes pour être le champion du Front de gauche. C'est aussi celui d'Arnaud Montebourg, engagé dans la primaire socialiste en brandissant l'étendard de la « démondialisation » et qui en fait un vigoureux plaidoyer dans un petit livre-manifeste (Votez pour la démondialisation !, Flammarion, 2 euros).
Ségolène Royal a également préconisé récemment « une politique protectionniste, avec des règles communes au niveau européen ». Enfin, le projet socialiste lui-même, dont le candidat du PS, quel qu'il soit, devra au moins s'inspirer, déplore que « l'Europe demeure le seul continent qui s'impose le libre-échange dans un monde qui ne cesse d'y déroger »; mieux, le PS souhaite la restauration d'« écluses tarifaires » sur « les marchandises dont les modes de production ne respectent pas les normes » européennes.
Le débat est donc en train de s'imposer. C'est salutaire, tant il est déterminant pour situer la France et l'Europe dans le monde de demain, pour en préciser les atouts et les faiblesses, pour en comprendre les marges de manoeuvre. Mais il bouscule trop évidemment le dogme libre-échangiste forgé depuis trois décennies pour ne pas provoquer de sérieuses crispations.
Ainsi, il y a peu, Alain Minc, chantre de la « mondialisation heureuse », s'en est pris avec une virulence étonnante aux « débilités à la Montebourg ». De façon plus solennelle, le premier ministre vient de mettre en garde contre « toutes les sirènes de la démondialisation, de la sortie de l'euro, du rétablissement des frontières, du laxisme budgétaire » et « leur complainte trompeuse et fatale » (Le Figaro du 18 juin), mettant dans le même sac ceux qui prônent des régulations commerciales aux frontière de l'Europe et ceux qui veulent sortir de l'euro.
A l'inverse, les membres du conseil scientifique d'Attac ont publié, sur le site Mediapart, un réquisitoire rugueux contre le « concept à la fois superficiel et simpliste » de démondialisation, estimant que « le retour à des régulations essentiellement nationales ne résoudrait aucun des problèmes qui se posent aujourd'hui ». Et, parce que le dogmatisme est bien partagé, il suffit de demander à Jacques Sapir si le protectionnisme dans un seul pays (qu'il préconise en France pour forcer le débat en Europe) aurait davantage de succès que feu le socialisme dans un seul pays, pour s'entendre traiter, en gros, d'« imbécile » !
Or il s'agit d'une question centrale, qu'il serait périlleux de laisser dans un angle mort. Arnaud Montebourg a beau opposer son « protectionnisme coopératif, de développement et d'émancipation » au « protectionnisme haineux et revanchard de l'extrême droite », cela ne suffit pas à expliquer comment l'on convaincrait l'Allemagne d'abord, puis les autres pays de l'Union européenne, de s'engager dans cette voie - et de construire le gouvernement économique que cela implique.
Laisser entendre que, à défaut, la France devrait avoir le courage de donner l'exemple revient, qu'on le veuille ou non, à se situer très exactement sur le terrain du Front national. Lequel ne demande qu'à profiter des indignations et révoltes du moment. Mieux vaudrait y prendre garde.
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