Le géant Foxconn, sous-traitant d'Apple, mobilise des moyens colossaux pour décourager ses jeunes ouvriers surmenés de se jeter des toits.
C'est une usine, ou plutôt une ville dans la ville avec ses 300 000 ouvriers, où l'on meurt beaucoup ces derniers temps. De façon volontaire et désespérée, en sautant des toits de ce fameux atelier du monde. La vague de suicides - 10 morts en quelques semaines - qui frappe l'entreprise Foxconn installée à Shenzhen, aux portes de Hongkong, a fini par éclater bien au-delà des rivages du Sud chinois. Parce que l'entreprise du groupe taïwanais Hon Hai est le plus grand fabricant de produits électroniques au monde, en termes de revenus. Et surtout parce qu'elle assemble pour Apple l'emblématique iPhone.
La mort d'un dixième employé, mardi, a fait s'emballer cette tragique histoire. Hier, le fondateur et président du groupe, Terry Gou, a sauté dans un jet privé à Taïwan pour gagner le continent. « Je présente des excuses pour l'impact que cela a eu sur la société, a-t-il déclaré. Je ferai tout mon possible pour sauver des vies. » Tout en défendant les méthodes de management de son entreprise et en laissant entendre que ces drames découlaient de problèmes personnels, des déceptions amoureuses notamment.
« Cela fait un mois que je ne dors plus », a confié ce patron qui emploie plus de 800 000 personnes en Chine. L'alerte est chaude. Inquiète pour son image, Apple a publié hier un communiqué annonçant qu'elle menait une évaluation indépendante des mesures prises par Foxconn. « Nous sommes fermement engagés pour que nos chaînes de production soient sûres et que les employés y soient traités avec respect et dignité », a fait savoir la firme californienne. Foxconn travaille aussi au profit de grandes marques internationales comme Dell et Sony.
Recours au feng shui
Paniquée par la contagion suicidaire, Foxconn multiplie les mesures, balayant les champs matériel comme spirituel. De gigantesques filets vont être installés tout autour des bâtiments, les désespérés s'étant tous jeté des toits. La tâche est à la mesure du gigantisme du site, puisque les filets devraient couvrir une superficie de 1,5 million de m². Une « hotline suicides » a été mise en place, avec le numéro 785785 qui phonétiquement signifie : « S'il vous plaît, aidez-moi. » Au total, quelque 2 000 personnes auraient été recrutées, des psychologues aux agents de sécurité.
Les forces religieuses, elles aussi, sont sollicitées. Le groupe taïwanais a fait appel à une escouade de moines éminents du Mont Wutai, l'une des quatre grandes montagnes bouddhistes de Chine. Non « pour sacrifier à une superstition féodale », mais pour contribuer à « éliminer les tensions ». Le PDG lui-même aurait demandé à un maître de feng shui réputé, Zhang Qingyuan, de l'aider à « trouver une solution au mal ». Il y a deux ans, un autre maître, Lin Zhenyi, aurait décelé sur le site un problème de feng shui, le premier dortoir ressemblant à une pierre tombale. Avec, donc, une tendance à « attirer les âmes » de la vie vers la mort.
On n'en finit pas de s'interroger sur ce qui pousse vers la mort des jeunes entre 18 et 24 ans. Un journaliste du Southern Weekly, « infiltré » pendant 28 jours comme ouvrier, a raconté la vie dans la secrète planète Foxconn, cette « cité interdite des nouvelles technologies ». Les installations, dortoirs ou cantines, y sont plutôt modernes, mais les employés se plaignent d'un manque de pôles de loisirs, comme des cinémas ou des lieux de rencontres. Surtout, c'est le rythme qui semble en cause. Les ouvriers ne gagnent que 900 yuans par mois (une centaine d'euros) et font d'épuisantes heures supplémentaires pour doubler ce salaire. Soit souvent un travail de 12 heures par jour, 6 jours par semaine, ce qui n'est pas rare en Chine. Hier, ils se sont insurgés contre une déclaration que la direction voulait leur faire signer, les priant de s'engager à ne pas attenter à leur vie.
Dans une lettre ouverte datée du 18 mai, neuf sociologues chinois réputés ont dénoncé la vie impossible d'ouvriers déracinés, qui ne peuvent plus retourner dans leurs campagnes d'origine, sans pouvoir s'intégrer dans les villes où ils restent des citoyens de seconde zone. Ils lancent l'alerte sur la vulnérabilité de cette « nouvelle génération de travailleurs migrants », moins aptes à tout supporter que leurs parents et fragilisés par le spectacle des inégalités croissantes. Pour eux, l'affaire Foxconn achève de briser le rêve officiel de « société harmonieuse ».
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