Les Echos, no. 20703 - L'enquête, mardi, 22 juin 2010, p. 10
Son ancien partenaire le concurrence désormais sur ses propres marchés...
L'industriel français a entamé un long combat judiciaire contre le chinois Insigma, avec lequel il avait noué un accord de licence en 2004. Non content de s'être approprié sa technologie, ce dernier participe maintenant à des appels d'offres financés par l'Union européenne.
La fréquentation des hommes d'affaires chinois de la province côtière du Zhejiang, au sud de Shanghai, ne sourit décidément pas aux industriels français. Il y a un an, Schneider Electric avait dû indemniser son concurrent local Chint après avoir perdu un procès en contrefaçon, au cours duquel il avait pourtant prouvé son antériorité sur les brevets du produit concerné. En octobre dernier, Danone avait rendu les armes dans le conflit l'opposant à Zong Qinghou, son ancien partenaire au sein de la coentreprise Wahaha. C'est désormais au tour d'Alstom de se retrouver piégé par son allié local. Piégé en Chine, mais aussi, et c'est une première, en Bulgarie et en Roumanie... Sur des marchés financés par l'Union européenne. Une histoire si édifiante, qu'elle a récemment conduit le groupe français à raconter ses mésaventures à des députés européens médusés.
Tout commence en 2004, par la signature d'un accord de licence entre Alstom et la société Insigma Technologies. Créée trois ans plus tôt par l'université du Zhejiang, cette start-up se lance d'abord dans les services informatiques, passant notamment des accords de partenariat avec des industriels tels qu'IBM, Intel ou Sony. Mais, très vite, elle se diversifie dans d'autres secteurs. C'est ainsi qu'elle en vient à conclure avec Alstom un accord lui donnant accès, pour le seul marché chinois, à une technologie de « désulfuration humide ». Un procédé de lutte contre la pollution de l'air, qui permet de capter les dioxydes de soufre émis par des centrales thermiques de production d'électricité.
Dans un premier temps, tout se déroule normalement et six projets basés sur cette technologie sont lancés en 2005. « Mais, en 2006, explique-t-on chez Alstom, Insigma cesse de payer les royalties et transfère la licence à une de ses filiales, Insigma M&E, en violation de l'accord de licence. » En mai de la même année, Alstom, qui n'avait jamais rencontré un tel problème en Chine, attaque alors Insigma devant la Cour internationale d'arbitrage de Singapour, comme le prévoit leur accord au cas où surviendrait un litige entre eux. Près de quatre ans plus tard, le 18 janvier 2010, le tribunal de Singapour donne pleinement raison à l'industriel français, jugeant que l'entreprise chinoise a effectivement violé l'accord de licence en arrêtant le paiement des redevances, en transférant la technologie à l'une de ses filiales, en l'utilisant en Chine, mais également - les preuves ne sont à l'époque pas formellement établies -en ayant une « sérieuse intention » d'en faire autant à l'export. La cour condamne en conséquence Insigma à verser 26,6 millions de dollars d'indemnités à Alstom. Un chèque qu'il a cependant du mal à encaisser : en vertu de la procédure dite d'Exequatur, la décision arbitrale de Singapour ne pourra être rendue exécutoire qu'après un jugement prononcé en Chine.
Des années de procédure
Si le tribunal arbitral soupçonne aujourd'hui Insigma d'avoir voulu concurrencer d'emblée Alstom sur des marchés extérieurs, c'est qu'entre la plainte de mai 2006 et le jugement de janvier dernier, l'industriel français a effectivement vu son ancien partenaire débarquer en Europe. Pour ce faire, Insigma - qui n'a pas souhaité s'exprimer sur le sujet -s'est allié à Idreco, une société italienne d'ingénierie. Le duo lance une première offensive en répondant, en 2007, à un appel d'offres pour la centrale électrique roumaine de Rovinari, un marché d'environ 150 millions d'euros. Mais, malgré un prix cassé, ils ne sont pas retenus, leur offre étant jugée techniquement insuffisante. En 2008, en revanche, Insigma et Idreco, toujours moins-disants, remportent contre Alstom et un autre concurrent l'appel d'offres pour la centrale de Maritza East 2 en Bulgarie. Ironie du sort, ce contrat d'une centaine de millions d'euros bénéficie de 36 millions d'euros de financements de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), et de 34 millions provenant du fonds communautaire Ispa, destiné à aider les nouveaux pays entrants à se mettre aux normes de l'Union européenne, notamment en matière d'environnement.
Commence alors, pour Alstom, un kafkaïen parcours judiciaire. Localement, ses avocats saisissent un tribunal administratif, mais sont déboutés en un temps record en première instance, puis en appel, la justice bulgare se déclarant étrangement incompétente dans une affaire bénéficiant d'un financement international. Parallèlement, le groupe français porte le dossier devant la BERD. Mais celle-ci, sans qu'on sache pourquoi, ne remet pas en question l'appel d'offres. Alstom décide alors, en janvier 2009, de porter plainte pour fraude au niveau communautaire. Et pour étayer son dossier, demande au Bureau Veritas un travail qui aurait dû être fait avant même le lancement de l'appel d'offres bulgare : vérifier la réalité des références avancées par Insigma et Idreco en matière d'équipements de désulfuration. En trois semaines, Bureau Veritas apporte la preuve qu'Insigma avait menti.
Cette fois, la BERD et la Commission réagissent, enfin. La première ouvre une enquête en mars 2009 et suspend le financement du projet de Maritza East 2. La seconde lance une autre enquête en juillet, par le biais de l'Organisme de lutte antifraude (Olaf), son bras armé en la matière. Comme la BERD, Bruxelles suspend temporairement ses paiements. Pendant ce temps-là, en Bulgarie, l'affaire tourne au scandale : le ministre de l'Economie, Traicho Traikov, reconnaît publiquement que le consortium Insigma-Idreco « n'avait pas été complètement honnête » dans la présentation de ses références industrielles. Mais, à ce jour, le résultat de l'appel d'offres n'a toujours pas été remis en cause, et les conclusions des enquêtes diligentées par la Berd et l'Olaf n'ont pas été rendues publiques. Un immobilisme qui étonne le député européen Damien Abad (Nouveau Centre) : dans une question écrite posée le 18 mars dernier à la Commission, il demandait : « Sachant que les conclusions de l'Olaf ne sont ni publiques ni communiquées aux parties concernées, par quels moyens l'Union européenne peut-elle mieux exploiter les conclusions sur les actions frauduleuses pour la future attribution de fonds européens au niveau national ou régional ? » A quoi la Commission répondait, le 6 mai, qu'elle « est d'avis qu'il ne serait pas raisonnable d'envisager la publication des conclusions de l'Olaf ». « En effet, poursuit-elle, les enquêtes conduites [par ce dernier] peuvent faire l'objet d'un suivi judiciaire ou administratif », et ses conclusions sont « dans l'attente d'une décision judiciaire, sans préjudice de la présomption d'innocence ». En clair : il y en a encore pour des années de procédure.
Variante roumaine
Seule avancée, si l'on peut dire : face à la suspension des aides de la BERD et de la Commission, la centrale de Maritza doit vite trouver de nouveaux financements, car si son installation de désulfuration n'entre pas en service d'ici à novembre 2011, la Bulgarie pourra être poursuivie pour non-respect de la législation européenne sur la pollution de l'air. Aux dernières nouvelles, souligne un observateur, les Bulgares chercheraient un financement chinois !
Mais Alstom n'en a pas fini avec Insigma... Car, en Roumanie, le groupe va de nouveau se retrouver face à son ancien partenaire. Il s'agit cette fois de la centrale de Craiova. Un contrat de 50 millions d'euros, financé à hauteur de 21,8 millions par le contribuable européen via le Feder (Fonds européen de développement régional), et qui ressemble beaucoup à l'affaire bulgare, avec quelques variantes savoureuses. Au printemps 2009, Alstom, moins-disant, remporte l'appel d'offres, mais le tandem Insigma-Idreco, associé pour l'occasion à l'entreprise roumaine Romelectro, contre-attaque aussitôt. Comme leurs confrères bulgares, les juges roumains tranchent en quelques semaines en faveur du chinois, cassant en juillet l'attribution du contrat à Alstom, au motif que son offre n'était pas conforme techniquement. Ils déboutent en outre le français en appel, en mars 2010, devant le tribunal de Cluj. Il faut dire que le ministre de l'Industrie, Adriean Videanu, s'en est mêlé personnellement, demandant par écrit au juge de rejeter la plainte d'Alstom.
Le plus beau dans l'affaire de Craiova, c'est l'attitude d'un certain Corneliu Ditescu. Au moment du lancement de l'appel d'offres, il dirigeait le complexe de Craiova et était à ce titre membre de la commission d'évaluation. Mais, en octobre dernier, Romelectro, l'associé local d'Insigma, l'embauche pour piloter le projet d'équipement de la centrale de Craiova ! Interrogé par le journal en ligne roumain HotNews.ro, Corneliu Ditescu se contentait, en mars dernier, de déclarer : « Je pense que chaque homme a le droit de travailler où il veut » Pour sa part, Alstom a saisi l'Olaf, au motif, notamment, qu'Insigma avait eu un accès illicite à son offre, et saisi la Direction générale du marché intérieur de la Commission européenne.
Lourdeurs communautaires
Quels enseignements tirer de ces affaires ? Cofondateur du Forum contre la fraude, la contrebande et le crime organisé, créé en octobre dernier pour sensibiliser les autorités européennes à la nécessité de mieux lutter contre ce genre de pratiques, le député européen allemand Andreas Schab salue d'abord la démarche d'Alstom, qui n'a pas craint d'alerter le Parlement européen, alors que, bien souvent, des entreprises victimes de telles pratiques préfèrent se taire. Reste le problème de fond : comment mieux protéger les entreprises européennes contre des violations aussi manifestes des règles du commerce international ? Parmi les pistes envisagées, Andreas Schab demande notamment un renforcement de l'action des douanes et une plus grande transparence des conclusions des enquêtes menées par l'Olaf.
Chez Alstom, on évoque également d'autres actions qui permettraient aux instances communautaires de réagir bien plus rapidement. Comme l'amélioration de la communication entre les différents services communautaires, qui ont par trop tendance à jouer au ping-pong sur un dossier qui devrait être appréhendé globalement. En la matière, il existe par ailleurs des moyens de protection dont l'efficacité n'est plus à démontrer : en vertu de l'article 337 d'une loi sur le commerce extérieur votée en 1930, les Etats-Unis ont par exemple le pouvoir de bloquer rapidement l'offensive d'un fournisseur étranger ne respectant pas les droits de la propriété intellectuelle. Un dispositif dont l'Europe aurait tout intérêt à s'inspirer...
CLAUDE BARJONET
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