Les « poissons d'eaux profondes » affectionneraient de plus en plus les mers occidentales
Des escouades d'agents chinois spécialisés dans le renseignement économique opéreraient aux États-Unis, en France ou encore en Russie. Plusieurs d'entre eux ont récemment été jugés pour « espionnage industriel » devant des tribunaux américains.
Les « poissons d'eaux profondes » affectionneraient de plus en plus les mers occidentales. C'est par ce terme (chen diyu en chinois), que l'on désigne les agents secrets de la République populaire. Or, des escouades entières de ces espions seraient aujourd'hui affectées au renseignement économique, au coeur de la nouvelle quête de puissance de Pékin. Une série de procès pour espionnage industriel vient de se tenir ces jours-ci aux États-Unis. Et une mystérieuse « piste chinoise » a été évoquée dans l'affaire Renault, même si l'on ne sait rien de ce que le contre-espionnage français pourra remonter dans ses filets. Au rang des obscures menaces, les services chinois semblent avoir remplacé le KGB soviétique de la guerre froide.
Fin 2009, un rapport d'une commission du Congrès américain estimait que Pékin espionnait de plus en plus les États-Unis, « fort de ses progrès dans la cyberguerre et le recrutement de ses agents ». De fait, la chronique de ce face-à-face clandestin est nourrie. En février 2010, au terme d'un des premiers procès de ce genre, un ingénieur américain d'origine chinoise, Dongfan « Greg » Chung, a été condamné en Californie à 15 ans de prison pour espionnage économique dans les secteurs de l'aérospatiale et de la défense. Il avait travaillé trente ans chez Boeing et Rockwell International. L'été dernier, un chercheur chinois de 45 ans, Huang Kexue, a été arrêté par le FBI pour avoir volé et transmis à la Chine des secrets commerciaux concernant des insecticides. Il travaillait dans une filiale de Dow Chemical, la plus grosse entreprise américaine d'agrochimie et de biotechnologie.
Payer les traites de sa luxueuse maison
Hier, un tribunal fédéral américain a condamné à 32 ans de prison un ancien ingénieur de 66 ans, Noshir Gowadia, accusé d'avoir transmis de la technologie militaire sensible à la Chine. Ingénieur chez Northrop Grumman, il avait beaucoup travaillé sur les bombardiers furtifs B-2. Un domaine qui intéresse au plus haut point les Chinois, comme vient de l'attester la médiatisation du premier vol de son chasseur furtif J-20. Sa motivation était purement financière, liée aux 15 000 dollars de traites de sa luxueuse maison surplombant l'océan à Hawaï. La semaine dernière, Glenn Shriver, jeune Américain de 28 ans recruté par Pékin alors qu'il étudiait en Chine, a été condamné à quatre ans de prison pour tentative d'espionnage, après avoir reconnu les faits. Trois agents l'avaient approché à Shanghaï en 2004 et l'avaient convaincu, une fois de retour aux États-Unis, de « postuler pour des agences de renseignement ou de police ». Il avait ainsi tenté de travailler pour la CIA et, entre 2005 et 2010, aurait reçu 70 000 dollars de ses « coachs » clandestins.
Récemment, affirme Roger Faligot, auteur d'un ouvrage de référence sur les services secrets chinois *, « le contre-espionnage français a mis fin aux agissements d'une entreprise commerciale dans la région Rhône-Alpes. Ses animateurs étaient des »illégaux*, officiers d'une des sections de liaison de l'APL (Armée populaire de libération) ».
On s'espionne aussi entre amis. La Russie est devenue une cible pour les agents chinois, surtout depuis que Moscou a mis un frein aux transferts de technologie. En septembre dernier, on apprenait que deux scientifiques russes de Saint-Pétersbourg venaient d'être arrêtés, soupçonnés par le FSB (Service fédéral de sécurité, ex-KGB) d'espionnage au profit de Pékin. Ils avaient effectué plusieurs missions en Chine, dans le cadre d'un partenariat avec l'université polytechnique de Harbin. Professeurs à l'université technique Baltiiski Voïenmekh, un institut lié au domaine militaire, ils étaient spécialisés sur les missiles et les engins spatiaux. C'est dans un bâtiment moderne et palatial situé au coeur de Pékin, sur l'avenue Chang'an et à l'orée de la place Tiananmen, que se situe l'épicentre du monde du renseignement chinois. Le siège du Guoanbu (l'abréviation de Guojia Anquanbu), appelé aussi Ministry of State Security. La centrale de renseignement chinoise a vu le jour sous sa forme moderne au début de l'ère Deng Xiaoping, en 1983. Elle regroupe tant les missions de contre-espionnage que celles de renseignement extérieur.
À l'époque, le père des réformes lui donne clairement l'instruction de soutenir l'élan économique chinois. « Le renseignement économique est une des grandes facettes de ce redéploiement des années 1980, explique Roger Faligot, dès le début, le Guoanbu a créé une école d'espionnage économique. Et la décennie suivante, sous Jiang Zemin, il a déployé des postes de renseignement dans tous les grands ministères, les gouvernements provinciaux et bien sûr les grandes entreprises. »
Priorité au rattrapage technologique
L'actuel patron du Guoanbu, Geng Huichang, est d'ailleurs présenté comme un économiste, spécialiste des États-Unis et du Japon, auteur en 1993 d'un livre sur le commerce international. Et le « tsar » de la sécurité et du renseignement chinois - l'un des « 9 » du comité permanent du politburo -, Zhou Yongkang, est un homme issu du secteur pétrolier.
Le Guoanbu n'est pas seul dans la danse. Le renseignement militaire joue un rôle majeur, notamment le 2e bureau de l'état-major de l'APL, mais aussi d'autres services - parfois en concurrence interne - dépendant du département politique de la défense. Un engagement qui dépasse le cadre militaire, mais logique à l'aune du poids économique de l'armée. Les énormes moyens affectés à la cyberguerre sont aussi mis au service du renseignement économique. Le ministère de l'Industrie et des Technologies de l'information tient aussi un rôle clé, tout comme le Chinese Council for the Promotion of International Trade (CCPIT), rattaché directement au Conseil d'État (le cabinet chinois). Ensuite, les opérations peuvent être financées ou menées par des entreprises d'État. Le dispositif repose aussi sur une constellation d'instituts de « recherche » ou de « coopération internationale ». Et, le bureau de l'éducation exploite le vivier des 180 000 étudiants chinois dispersés dans le monde.
Ces dernières années, les services de contre-espionnage européens se sont beaucoup intéressés aux réseaux d'étudiants chinois « indépendants ». On se souvient en France de l'affaire Li Li Huang, cette jeune Chinoise en stage chez l'équipementier automobile Valeo, dans le cadre de ses études à l'université de technologie de Compiègne (Oise). Elle avait été interpellée en 2005 pour « intrusion dans un système automatique de données », après avoir siphonné moult fichiers sans grand rapport avec son stage.
La Chine serait-elle moins scrupuleuse que bien d'autres nations? Non, répond un spécialiste de ces questions, « tout le monde a fait de l'espionnage industriel et en fait. Mais la Chine en a plus besoin que les autres aujourd'hui ». Pékin ne fait pas mystère de sa grande priorité, le rattrapage technologique. Avec un accent mis sur les énergies alternatives, tout ce qui est « vert ». Un universitaire chinois, qui veut garder l'anonymat, estime que « malgré des discours triomphalistes, la Chine est encore très en retard sur beaucoup de technologies, que ce soit dans le nucléaire, l'aéronautique, le ferroviaire ou l'automobile. Elle améliore des technologies existantes mais n'a rien créé de majeur ». L'effort de recherches tarde à porter ses fruits, comme le montrent par exemple les déboires du constructeur automobile BYD avec ses batteries électriques. D'où la tentation d'aller chercher l'innovation là où elle existe déjà. Et la pression mise par les autorités centrales, l'obligation de résultat, peuvent pousser à certaines hardiesses de la part de gouvernements locaux ou grandes entreprises. « Si la centralisation est consubstantielle au régime communiste, l'immensité spatiale et la multiplicité des structures créent souvent une certaine forme d'autonomie, et cela peut valoir aussi pour l'espionnage économique », poursuit le même expert. Selon lui, on ne peut exclure des initiatives que les autorités centrales ne contrôlent pas totalement. « Mais finalement, leur meilleur outil de renseignement économique est très légal, s'amuse un expatrié, en mettant la pression sur les entreprises étrangères. Avec le système des JV (coentreprises) ou leurs processus d'homologation, ils obtiennent déjà beaucoup de choses... »
Brouiller les traces
Pour le renseignement économique, Roger Faligot explique que les Chinois bénéficient aussi des « liens étroits entre les services et les grands équipementiers de télécommunications » et qu'ils ont « copié les Anglo-Saxons en utilisant des bureaux d'intelligence économique privée ou des cabinets d'affaires, si possible sans aucune connexion chinoise évidente ». Fort habilement, les services chinois savent très bien sous-traiter leurs missions à des tiers, pour brouiller les traces. Dans les années 1990, après la chute de l'URSS, ils ont su exploiter la ressource des anciens du KGB soviétique. Tout comme celle des pays « amis », qu'il s'agisse d'espions iraniens, serbes ou pakistanais par exemple. « Ces dernières années, ils se servent beaucoup de Taïwanais, pour des missions de renseignement ou pour des transactions de matériels prohibés avec l'Iran ou à la Corée du Nord, explique Lai I-chung, du Taiwan Thinktank. Comme cela, en cas de problème, ils n'apparaissent pas directement. »
L'efficacité est-elle au rendez-vous? « Il y a des résultats, c'est évident. Mais c'est surtout grâce à une incroyable capacité de mobilisation humaine et budgétaire, commente un spécialiste. Ils sont très bons dans la captation de l'information, notamment ouverte et donc légale, mais ils ont souvent du mal à la traiter, avec des problèmes de synthèse et d'aiguillage dus au nombre d'acteurs. » Un atout, peut-être : la langue chinoise ne fait pas le distinguo entre les mots information et renseignement...
* « Les Services secrets chinois, de Mao à nos jours », vient de sortir en poche chez Nouveau Monde Éditions.
Par Arnaud de La Grange Correspondant à Pékin
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