Il aura fallu qu'un double désastre frappe le Japon pour que, en Chine, le ton s'adoucisse à l'égard de ce voisin honni et admiré, ancien colonisateur diabolisé par la propagande, mais aussi grand pourvoyeur d'aide et de technologies. La compassion exprimée sur Internet, l'ébauche d'un mouvement de sympathie ces derniers jours et l'intense couverture médiatique, dans une Chine qui se sait, elle aussi, extrêmement vulnérable aux catastrophes naturelles et industrielles - le tremblement de terre du Sichuan, en 2008, a fait plus de 90 000 morts - contraste avec une montée de la défiance entre les deux géants asiatiques.
Régulièrement, des " provocations chinoises " - aux yeux de Tokyo -, notamment des manoeuvres aériennes à proximité des eaux territoriales nippones, déclenchent de vives protestations de la part du gouvernement japonais.
Ces escarmouches sont de moins en moins anecdotiques depuis le différend survenu en 2010 entre les deux pays au sujet des îles Senkaku (Diaoyu en chinois), le plus grave de ces dernières décennies : la capture par les gardes-côtes japonais d'un chalutier chinois en septembre 2010 a été présentée par Pékin comme un renversement de la politique nippone vis-à-vis de la Chine. D'un commun accord, les deux pays s'étaient entendus sur un statu quo : les Senkaku étaient administrées par le Japon, même si la Chine les revendiquait. La question des Senkaku ne devait donc pas perturber leurs relations diplomatiques - ce qu'elle n'a effectivement pas fait depuis 1978. La rupture du statu quo est donc lourde de conséquences.
Grisée par son projet de " régénération nationale ", la Chine entend se doter d'une marine moderne et océanique, et de nouvelles armes (des porte-avions, mais aussi des missiles anti-porte-avions). " L'agenda des Chinois est de pouvoir déployer leur marine en accédant à l'océan, et repousser l'influence américaine bien au-delà des eaux internationales du Pacifique occidental qu'ils considèrent comme leur sphère de domination ", estime Jean-François Huchet, directeur du Centre d'études français sur la Chine contemporaine (CEFC) à Hongkong. La montée en puissance militaire chinoise, associée au manque de transparence du pays sur les questions de sécurité, a été décrite dans le nouveau programme de défense national japonais adopté par le gouvernement en décembre 2010 comme un " motif de préoccupation pour la région et la communauté internationale ".
Il est peu de dire que le défi géopolitique lancé par la Chine au Japon met en difficulté ce dernier : il peine à s'affirmer dans un rôle clairement défini et assumé, que ce soit au sein d'un " arc asiatique de la démocratie " - comme a cherché à le promouvoir en 2009 le premier ministre Taro Aso -, ou dans une dynamique d'intégration asiatique - ainsi qu'a tenté de l'impulser Yukio Hatoyama, premier ministre de septembre 2009 à juin 2010.
" Le Japon est mal à l'aise vis-à-vis de la Chine depuis la fin des années 1990. C'est dû à sa propre faiblesse liée à la crise économique, mais aussi à la rapidité de l'émergence chinoise, qui l'a pris de cours. Pendant longtemps, les Japonais, impressionnés, n'ont pas pu se positionner. J'ai toutefois l'impression que c'est en train de changer, que le Japon adopte un rôle plus déterminé. Sans compter que les Etats-Unis comptent davantage sur lui pour encadrer la montée en puissance chinoise. L'incident des Senkaku n'est pas un hasard, la Chine a voulu tester jusqu'où le Japon voulait aller dans ce durcissement ", poursuit M. Huchet.
Le capital de sympathie accumulé par un Japon pacifique et généreux donateur depuis sa capitulation, en 1945, est érodé par l'inconstance de ses politiciens et l'absence de vision nationale. Paradoxalement, toute la méfiance que suscite la dictature communiste chinoise semble s'envoler quand il s'agit de s'attirer les faveurs de Pékin ou de mettre à contribution sur des dossiers internationaux le seul membre permanent du Conseil de sécurité encore qualifié de pays en développement.
Lancée dans une conquête mondiale de débouchés et de ressources énergétiques, la Chine pratique, il est vrai, une diplomatie active, sait manier la carotte et le bâton, et, enfin, exporte partout dans les pays émergents son modèle de non-ingérence et d'aide économique liée.
La spectaculaire envolée économique de la Chine, devenue fin 2010 la deuxième puissance économique mondiale, passant devant le Japon, a créé une nouvelle dynamique en Asie, qui met les pays de la région en position de dépendance à son égard, aussi bien pour les plus riches (Japon inclus) que pour ceux en développement de l'Asie du Sud-Est, avec lesquels la Chine a signé, début 2010, un accord de libre-échange. " La République populaire de Chine semble la grande gagnante, aux dépens du Japon et de l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est - Asean - , de la nouvelle division régionale du travail en Asie et de la mondialisation. Ce système tributaire, que la Chine a remis au goût du jour dans une version néo-mercantiliste, lui permet de prendre une longueur d'avance sur le Japon ", nous explique Claude Meyer, auteur de Chine ou Japon : quel leader pour l'Asie ? (Presses de Sciences Po, 2010).
Déjà, la Chine aborde une autre manche de la bataille pour la suprématie en Asie : elle cherche à monter en gamme et rivalise avec le Japon sur le terrain de la technologie, notamment, selon M. Meyer, avec des progrès spectaculaires dans des domaines à forte visibilité internationale - trains à grande vitesse, avion C919 ou encore supercalculateurs...
Brice Pedroletti
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