mercredi 9 septembre 2009

Révolution dans les industries de réseau chinoises - Marc Laperrouza

Le Temps - Economie, mercredi, 9 septembre 2009

La Chine serait-elle en passe de devenir le nouveau berceau du capitalisme? Tout porte à le croire, avec l'ouverture d'un pan important de son économie aux capitaux privés. Télécommunications, gestion des eaux, rail ou encore énergie, la Commission d'Etat en charge des réformes et du développement a rédigé pas moins de 20 propositions pour encourager l'investissement dans ces industries de réseau. Longtemps fermées aux investisseurs privés étrangers et chinois, ces industries devraient donc pouvoir bénéficier d'un afflux de capitaux et de savoir-faire important et surtout permettre de réaliser les projets de développement pharaoniques du gouvernement chinois.

Le mouvement a été lancé dans les années 1990, lorsque certains segments des secteurs de l'électricité, des télécommunications ou de l'eau furent ouverts aux capitaux privés, y compris parfois aux investisseurs étrangers. Toutefois, cette ouverture apparente était limitée dans les faits: les opérateurs privés, étrangers ou chinois, s'étaient vu barrer l'accès aux industries de réseau, soit par une limitation dans le capital des joint-ventures, soit dans l'étendue ou la sophistication des services qu'ils étaient autorisés à offrir. Il y a bien eu l'entrée en bourse à Hongkong et à New York de China Mobile en 1997 ainsi que la prise de participation très minoritaire de Vodafone ou encore quelques courageux députés et professeurs d'université demandant l'ouverture du marché des industries de réseau aux opérateurs privés chinois en 2000. Mais rien n'y a fait. Même l'accession à l'Organisation mondiale du commerce en 2001 n'a pas foncièrement modifié la donne, car seul le secteur des télécommunications était soumis à l'accord et les négociateurs chinois ont su minimiser les concessions. La voie des partenariats public-privé a également été explorée dès le tournant du siècle, principalement dans les domaines de l'énergie, de l'eau et des routes. Ils sont par contre restés quasi inexistants dans le secteur des télécommunications ou du rail, même si en 2006 une ligne de 74 kilomètres dans la province du Guangdong est devenue le premier chemin de fer totalement en mains privées et qu'un consortium d'investisseurs publics et privés s'est récemment lancé dans la construction d'une ligne à grande vitesse dans la province du Jiangsu.

Bien que le processus de réforme des industries de réseau dure depuis près de deux décennies, le gouvernement n'a donc jusqu'alors pas vraiment eu à faire de concessions importantes. A l'inverse de certains pays émergents qui se sont vu imposer l'étendue et la profondeur des réformes par les conditionnalités de la Banque mondiale et du FMI, ou des Etats membres de l'Union européenne qui doivent appliquer les directives de libéralisation édictées par Bruxelles, la Chine n'a pas réellement à se soumettre à des pressions supranationales. Même si les monopoles ont disparu - d'abord dans le secteur des télécommunications (1994), puis dans celui de l'énergie (2002) et dans celui de l'eau (2003) - les opérateurs étatiques ont, dans l'ensemble, conservé une mainmise sur ces industries, faisant souvent la loi, au sens propre et figuré. Le développement de certains secteurs n'en est pas moins impressionnant. C'est le cas de celui des télécommunications: le nombre d'internautes chinois dépasse aujourd'hui la population américaine et le marché de la téléphonie croît à un rythme record. Ainsi, l'opérateur China Mobile enregistre en moyenne 5 millions de nouveaux abonnés par mois.

L'ouverture amorcée peut donc paraître surprenante, à moins qu'on ne l'analyse dans le contexte actuel de la crise. On se rappelle que le modèle de croissance chinois était jusqu'à peu principalement basé sur trois piliers: les exportations, l'investissement direct étranger et le secteur privé. Or, malgré le rebond amorcé, les exportations sont en très net recul, car la capacité de production chinoise reste largement excédentaire à la capacité d'absorption des pays importateurs. Il en va de même pour l'investissement étranger, qui enregistre après six mois une diminution de 30% du nombre de projets par rapport à l'année dernière. Reste donc ce troisième pilier vers lequel se tournent beaucoup d'espoirs pour retrouver les niveaux de croissance d'antan. Autre motivation, la Chine a prévu d'investir plus de 500 milliards de francs au cours de la prochaine décennie pour étendre et mettre à jour son réseau ferroviaire, principalement dans le développement d'un réseau de lignes à grande vitesse. Dans le passé, le mode de financement de ces dépenses d'infrastructure passait par des prêts bancaires et obligataires ainsi que l'utilisation du Fonds de construction ferroviaire. Mais cette fois les ressources ne suffiront pas. Même si l'on estime que les deux tiers de l'investissement seront fournis par le gouvernement, il reste encore à trouver le tiers restant dans les poches du secteur privé ou à l'étranger pour que les projets puissent se réaliser dans les temps.

Cette petite révolution marque une étape supplémentaire très importante dans la marche de la Chine vers une économie de marché. Reste toutefois à déterminer le rôle que l'Etat voudra jouer à l'avenir dans ces secteurs clés. Les concepts de souveraineté et de sécurité nationales font maintenant place à celui d'efficience économique, tout aussi important au vu de la part non négligeable que l'énergie, l'eau et les autres services publics représentent dans le budget des ménages chinois. L'arrivée annoncée de capitaux privés dans les services publics ne signifiera probablement pas un repli de l'Etat chinois. Les expériences de libéralisation de ces secteurs dans d'autres économies ont clairement montré la nécessité de les encadrer par une réglementation sophistiquée, surtout si l'on veut éviter la dominance des opérateurs historiques. Elle entraînera certainement une redéfinition de certains objectifs, tels que la redistribution ou l'équité. Enfin, avec l'entrée d'opérateurs privés qui tendent à maximiser leurs profits, la régulation de ces secteurs revêtira d'autant plus d'importance. La Chine rejoindra ainsi d'autres pays dans une réforme de sa régulation.

Un certain nombre d'institutions de régulation ont déjà vu le jour ou ont été restructurées de fond en comble. Le cadre législatif a été renforcé en 2006 par l'adoption de lois sur la concurrence et sur la faillite. L'entrée en jeu d'opérateurs privés requerra en effet une transparence et une prévisibilité accrues. Seules des lois sectorielles ainsi que la présence d'un régulateur puissant et indépendant pourront assurer des marchés efficients et concurrentiels. Mais à voir les difficultés rencontrées par les économies développées quand il s'agit d'ouvrir aux capitaux privés certains secteurs d'infrastructure, on est en droit d'émettre un doute quant à la capacité de la Chine de mener à bien un processus où beaucoup peinent à réussir.

On peut s'attendre à ce que, à leur habitude, les dirigeants chinois fassent preuve de pragmatisme et de gradualisme dans cette nouvelle réforme des industries de réseau. Pékin bénéficie d'une marge de manoeuvre importante à la fois dans le calendrier et l'étendue des réformes. Reste à savoir si les contraintes institutionnelles permettront de concilier performance économique et bien-être social.

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