Le Monde - Dialogues, vendredi, 1 avril 2011, p. 23
Ancien conseiller à la sécurité nationale de Jimmy Carter (de 1977 à 1981), Zbigniew Brzezinski est l'un des dirigeants du Centre d'études stratégiques et internationales (CSIS), un des plus importants cercles de réflexion américains sur la politique étrangère. Durant la présidence Carter, ce démocrate s'était démarqué par sa volonté de soutenir les moudjahidin afghans contre l'armée soviétique, ainsi que par son insistance à appuyer les dissidents dans le bloc de l'Est. Au début des années 2000, il s'est opposé aux " néoconservateurs ", très influents auprès du président George W. Bush. Né en Pologne en 1928, dans une famille de diplomates établie au Canada pendant la seconde guerre mondiale, il est l'auteur de nombreux ouvrages, dont The Grand Chessboard (" Le Grand Echiquier ", Basic books, 1997) et Second Chance : Three Presidents and the Crisis of American Superpower (" Seconde chance : trois présidents et la crise de la superpuissance américaine ", Basic Books, 2008).
Une intervention internationale en Libye pour protéger des vies et démocratiser, mais rien de tel à Bahrein, au Yémen ou en Syrie... Les Occidentaux, en premier lieu l'administration Obama, déploient-ils la bonne stratégie dans le monde arabe ?
Le fait que l'on n'intervienne pas partout ne signifie pas que l'on ne devrait le faire nulle part. Chaque problème doit être appréhendé en fonction de ses caractéristiques propres, en évaluant la disponibilité des moyens pour y faire face, ainsi que son urgence. La Libye, si on l'avait laissée à la merci des intentions meurtrières de Kadhafi, serait devenue une force extrêmement déstabilisante dans son environnement régional immédiat, tandis que Kadhafi serait devenu le leader de forces xénophobes et extrémistes au Moyen-Orient.
C'est pourquoi l'intervention alliée sera un échec politique - même en étant un succès militaire partiel - si les Libyens ne gagnent pas la liberté de faire leurs propres choix politiques. Tout aussi négative serait une issue avec une Libye divisée, où Kadhafi garderait le contrôle d'une enclave à lui, déstabilisante pour la région.
Pendant la crise en Egypte, vous avez recommandé à l'administration Obama de faire preuve de prudence à l'égard d'Hosni Moubarak, et déclaré que " trop de précipitation nuirait ". Que vouliez-vous dire ?
Le fait que M. Moubarak ait quitté le pouvoir pourrait être profitable pour la démocratie, à condition que son départ s'accompagne d'un processus politique susceptible de déboucher sur une démocratie qui fonctionne. Mais il pourrait avoir deux autres issues : la dictature militaire avec un régime à la Pinochet, ou alors le fanatisme religieux avec un régime à l'iranienne.
C'est pourquoi nous devons nous poser la question stratégique de savoir quelle issue nous souhaitons, et comment nous nous positionnons pour accroître ses chances de se réaliser. Cela implique la mise en place d'un processus politique qui permette l'émergence de la démocratie puis sa consolidation.
(...) Mais il y a une troisième issue. C'est par exemple ce qui s'est passé en Pologne en 1989 avec la table ronde : des forces politiques bien définies s'assoient ensemble autour d'une table. Or, en Egypte, nous sommes face à une anomie politique, à un amorphisme politique. Nous devons favoriser l'émergence d'une véritable représentation politique.
Les Etats-Unis sont-ils en position de jouer un rôle décisif dans les pays arabes où les populations protestent ?
Il est clair que non. Nous avons une certaine influence. Cette influence varie d'un pays à l'autre. Nous pensons pouvoir sans doute exercer une influence plus forte en Egypte qu'au Yémen, par exemple. Non seulement en raison de l'aide financière que nous apportons à l'Egypte, mais des liens existant entre son armée et la nôtre. Et aussi grâce aux étroites relations personnelles que nous avons nouées au fil des années avec l'élite égyptienne. Ce sont là des choses qu'il ne faudrait pas mettre en péril par un excès de précipitation. (...)
A propos du Moyen-Orient, vous avez souligné que " personne ne suit un leader hésitant ". Que vouliez-vous dire ?
Si le président Obama assure le leadership, il sera suivi. J'aimerais le constater de manière plus évidente. Mais je sais aussi qu'il est entré en fonctions avec la pire crise économique et financière depuis 1933. (...) Mais s'il ne passe pas à l'offensive, le problème ne fera qu'empirer. Car il ne fait absolument aucun doute à mes yeux qu'un Moyen-Orient plus démocratique sera - nous ne devons nous faire aucune illusion sur ce point - moins favorable à la politique à laquelle nous sommes restés fidèles. C'est pourquoi il est d'autant plus important que le processus de paix progresse de manière forte et intelligente. Avec un leadership résolu (...).
Comment l'Amérique peut-elle défendre ses intérêts dans un monde multipolaire ?
Le monde est et n'est pas multipolaire. Ce n'est pas un monde uniquement fait d'un Léviathan et de Lilliputiens. C'est un monde dans lequel existent des puissances régionales significatives, dont certaines pourraient un jour, même si cette perspective reste pour l'instant lointaine, devenir des puissances mondiales. Bien entendu, la Chine. Peut-être - mais cela me paraît très peu probable - l'Inde. Je ne vois aucun autre candidat pour l'instant.(...) Que le Brésil soit une puissance régionale, cela ne fait pas de doute. Un acteur sur la scène mondiale, bien sûr. Mais y aura-t-il des soldats brésiliens stationnés en Corée ? Au fond, nous sommes dans un monde très asymétrique. Et cela demeurera une réalité, sauf si les Etats-Unis se " suicident " par stupidité.
En ne remettant pas les finances publiques en ordre, vous voulez dire ?
En ne faisant pas des tas de choses, en n'innovant pas, en ne repensant pas les choses... Le leadership américain résulte à la fois de l'esprit d'entreprise américain et d'immenses calamités. Il est le résultat de circonstances dans lesquelles l'isolationnisme voulu par les Américains a coïncidé avec les terribles désastres que les Européens se sont infligés à eux-mêmes.
C'est à nous de décider ce que nous voulons être. Et ce qui m'inquiète le plus à propos de l'Amérique, c'est cette espèce d'ignorance satisfaite dont elle fait preuve. On la constate même au plus haut niveau, mais le plus inquiétant est qu'elle se manifeste partout. Dans notre pays, les décisions sur les grands problèmes doivent être prises démocratiquement. Mais ces décisions, le public ne les évalue parfois qu'en fonction de son étroit confort immédiat. Et sur beaucoup de questions concernant les affaires étrangères, on se heurte à une ignorance si infiniment profonde qu'elle en est embarrassante. C'est un gros problème.
Vous avez écrit un jour que la démocratie pouvait constituer un obstacle à la politique étrangère.
Absolument. Et cela devient encore plus compliqué quand on vit dans une société dans laquelle la peur a été instillée par un événement terrible, puis généralisée par un gouvernement démagogique en une conspiration mondiale contre l'Amérique inspirée par une religion particulière, l'islam. Nous vivons toujours avec l'héritage du 11-Septembre, un acte horrible qui exige de la vigilance et non de la démagogie.
Barack Obama n'a-t-il pas contribué à changer l'image de l'Amérique dans le monde musulman ?
Ses discours étaient destinés à changer la façon de penser des Américains. L'enthousiasme que j'éprouve à son égard provient de ma conviction qu'il comprend ce que le XXIe siècle attend de l'Amérique. Mais il y a eu une rupture entre ses idées ambitieuses et la stratégie qu'il est nécessaire de mettre en oeuvre.
Qu'attend-on de l'Amérique au XXIe siècle ? Qu'elle réaffirme son leadership ?
Et son engagement pour certains principes fondamentaux, justice, dignité, égalité : le message humaniste de l'Amérique. Il s'agit d'un pays unique, en ce sens qu'il a rassemblé de très nombreux individus différents autour de la chance matérielle que leur offrait l'Amérique, mais aussi de son idéalisme. La combinaison de l'idéalisme et du matérialisme est quelque chose de très puissant, et qui fonctionne.
A la veille de la visite du président chinois Hu Jintao à Washington, en janvier 2011, vous avez souligné la nécessité de se rapprocher de la Chine. La relation sino-américaine s'est tendue en 2010. M. Obama a-t-il trouvé le bon équilibre ?
(...) Le communiqué final - de cette rencontre - est tout à fait exceptionnel. Il aborde huit grands secteurs dans lesquels la Chine et l'Amérique sont disposées à mettre sur pied un " partenariat de coopération ". (...)
Ce communiqué signifie-t-il que la Chine a compris qu'elle ne pouvait apparaître aussi agressive qu'elle l'a été en 2010 en suscitant des tensions avec le Japon ? Les Chinois ont-ils compris qu'ils se heurteraient aux Américains ?
Ce que vous dites est vrai, mais c'est également vrai pour nous. Nous ne pouvons nous contenter d'exiger qu'ils réévaluent le yuan, respectent les droits de l'homme, instaurent la liberté d'expression, autorisent Internet, etc.
Nous devons accepter la nécessité du compromis, comprendre que ni eux ni nous n'avons intérêt à entrer dans le conflit. Nous pouvons retirer de grands bénéfices d'un accommodement raisonnable. Mais cela doit être fait de manière réfléchie et concrète.
La relation sino-américaine est-elle un élément structurant du XXIe siècle ?
Oui. Pour l'instant, il n'y a aucune raison de ne pas penser que la Chine va continuer à accroître sa puissance, même si elle est confrontée à des problèmes intérieurs. Y a-t-il aujourd'hui une alternative à la Chine sur la scène mondiale ? L'Inde n'en est pas une. Le Japon est trop vieux. L'Europe est trop préoccupée d'elle-même. (...)
L'Inde est-elle un atout que les Etats-Unis pourraient utiliser dans l'équilibre régional face à la Chine ?
L'Inde n'est pas la carte la plus forte. L'avenir de l'Inde, notamment sur le plan de la démocratie, n'est pas encore vraiment assuré. C'est avant tout un pays multiconfessionnel, multiethnique et multilinguistique, certes doté d'un système démocratique, mais ce système n'irrigue pas profondément la société. (...)
L'administration Obama évoque une réduction des troupes en Afghanistan, et sa relation avec le Pakistan devient compliquée. Que pensez-vous de sa politique dans la région ?
(...) Je pense qu'en gros elle fait ce qu'elle doit faire, à savoir jeter les bases d'un accommodement et d'une compréhension avec certains éléments talibans, tout en éliminant toute possibilité pour Al-Qaida de se constituer un sanctuaire. Cela permettra ensuite une " désescalade " progressive de l'effort militaire (...).
Mais il faudra à un moment ou à un autre déployer un parapluie régional, avec la tenue d'une conférence (...). Elle devra réunir le Pakistan, tous les " -stan " et l'Iran, et derrière cette première ligne, l'Inde, la Russie, la Chine, les Etats-Unis ou l'OTAN, au choix, afin de créer un cadre de stabilité régionale. (...) Elle sera fondée sur le fait que la principale présence politico-militaire extérieure devra se désengager. Tout en restant intelligemment engagée. C'est précisément ce que nous n'avons pas réussi à faire en 1989 et dans les années suivantes, et qui a débouché sur les talibans et même sur Al-Qaida.
Voulez-vous dire que les Etats-Unis auraient dû rester engagés en Afghanistan après le retrait des Soviétiques ?
C'est en effet ce qu'on aurait dû faire. Mais nous avons été négligents, et nous en payons aujourd'hui le prix.
(Traduit de l'anglais par Gilles Berton)
Propos recueillis par Natalie Nougayrède
L'intégralité de cet entretien est publiée dans le " Bilan Géostratégie " du " Monde ", édition 2011. 172 pages, en vente en kiosques, 9,95 €.
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