lundi 4 avril 2011

La Chine face au capitalisme-risque - Brice Pedroletti


Le Monde - Page Trois, samedi, 2 avril 2011, p. 3

Pékin, qui a décroché des marchés de plusieurs milliards de dollars en Libye, découvre les inconvénients d'être une puissance économique mondiale

Près de 75 entreprises chinoises, dont une dizaine de géants publics, opéraient en Libye avant le déclenchement des troubles. Le volume de contrats est estimé à près de 20 milliards de dollars (14 milliards d'euros). Avec leur savoir-faire et leurs coûts souvent imbattables, ces groupes étaient bien placés dans le vaste programme d'infrastructures de transport et de logement lancé par le colonel Kadhafi. Des centaines de sociétés européennes - Vinci construisait la tour de contrôle de l'aéroport de Tripoli -, russes, brésiliennes et indiennes leur disputaient ce gâteau de plus de 100 milliards de dollars d'investissements programmés par la Libye pour les années à venir.

China Railway Corporation (CRC) construisait deux tronçons du chemin de fer qui doit relier la Libye à la Tunisie, et une ligne nord-sud pour le transport de minerai, pour près de 5 milliards de dollars. Le géant de BTP China Gezhouba Group, qui a réalisé le barrage des Trois-Gorges, avait achevé la première tranche d'un projet de 7 300 logements, estimé à 800 millions de dollars, quand les travaux ont été suspendus en février.

ZTE et Huawei avaient remporté des contrats dans les télécommunications, tandis que Metallurgical Corporation of China (MCC) avait en chantier des milliers de maisons ainsi qu'une cimenterie. « La Libye manque de main-d'oeuvre et, après la levée des sanctions au début des années 2000, ces entreprises y sont allées pour les occasions que cela présentait, même si les relations n'étaient pas spécialement bonnes entre la Chine et le Libye », estime Yin Gang, de l'Institut de recherche sur l'Asie de l'Ouest et l'Afrique à l'Académie des sciences sociales chinoise.

Tout en prenant soin de jouer la carte chinoise, le colonel Kadhafi était certainement vu par Pékin comme un « mauvais coucheur », estime Jean-Pierre Cabestan, directeur du département de science politique et d'études internationales à l'Université baptiste d'Hongkong. « Kadhafi s'était notamment insurgé contre la présence chinoise en Afrique. La cerise sur le gâteau, c'est quand il a dit qu'il réglerait leur compte aux manifestants libyens comme les Chinois l'avaient fait à Tiananmen. Le gouvernement chinois n'a surtout pas besoin qu'on parle de ça ! » précise-t-il.

La Chine, qui a voté les sanctions contre la Libye fin février, s'est ensuite abstenue lors du vote autorisant les frappes occidentales, une posture, plutôt traditionnelle pour Pékin, qui lui a permis de « prendre ses distances afin de tenir compte de l'évolution de l'opinion publique dans le monde arabe ». Bref, de « jouer sa carte tiers-mondiste », poursuit M. Cabestan. La variable économique l'amènera-t-elle a jouer un rôle plus actif en Libye et dans les autres pays africains touchés par des mouvements de protestation ?

Pour Pékin, le pragmatisme l'emporte sur toute autre considération. La défense des intérêts économiques a pour limite le principe de non-ingérence dans les affaires internes d'un Etat, affirme Xia Liping, du centre de recherche sur l'Afrique de l'Université des affaires étrangères de Chine. « Les entreprises chinoises n'ont pas de raisons d'être défavorisées dans le cas d'un changement de régime en Libye; la Russie et l'Allemagne se sont elles aussi abstenues, malgré leurs intérêts économiques », note-t-elle.

La dégradation de la situation en Libye a poussé la Chine à monter sa plus grosse opération de rapatriement : 35 000 Chinois, pour la plupart des ouvriers ou des cadres, ont été évacués. « Plus que les intérêts économiques, c'est le sort des travailleurs dont s'est préoccupé le gouvernement : il lui fallait montrer à son opinion qu'il faisait le nécessaire pour ses citoyens », estime Valérie Niquet, directrice du pôle Asie à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), « surtout dans un contexte de possible contagion en Chine de la «révolution du jasmin», où Pékin ne cesse de mettre en avant sa différence avec les régimes concernés ». Or, signale-t-elle, dans d'autres pays de la région qui commencent à être touchés par la contestation, comme l'Algérie, certaines estimations font état de 150 000 ressortissants chinois.

La participation d'une frégate lance-missiles affectée jusqu'ici à la surveillance de la piraterie dans le golfe d'Aden, à la protection des navires marchands chargés d'évacuer les Chinois de Libye, la première mission de ce type pour sa marine, a le mérite de justifier les ambitions chinoises de se doter d'une marine de haute mer : l'expansion de ses intérêts stratégiques exigerait ainsi tout naturellement l'ajustement de ses capacités de projection militaire.

« La Libye offre la preuve la plus claire que toute présence économique ou humaine à grande échelle nécessite une politique de sécurité, analyse François Godement, directeur de la stratégie à l'Asia Centre, dans un article consacré à la puissance maritime chinoise. Des navires de la marine, mais peut-être un jour des soldats, viendront à la suite des travailleurs migrants, ainsi que les contrats d'infrastructure ou d'exploitation minière. La situation actuelle, dans laquelle les anciennes puissances politiques et les Etats-Unis ont un monopole sur l'intervention armée, approche à sa fin. »

D'après Mme Niquet, la perspective d'un embrasement généralisé du monde arabe a tout lieu d'inquiéter Pékin, en raison des pressions à la hausse sur les prix du pétrole et des risques accrus d'inflation en Chine. Seuls 3 % de ses importations de brut provenaient de Libye, contre 20 % pour de nombreux pays européens. Le géant pétrolier chinois CNPC, dont le projet de rachat du canadien Verenex - qui détenait des avoirs en Libye -, avait été bloqué par Kadhafi en 2009, prospectait et construisait un oléoduc. « Pékin a des intérêts bien plus importants dans le pétrole en Arabie saoudite ou ailleurs en Afrique », ajoute la chercheuse.

PHOTO - Chinese and Vietnamese workers take shelter from the rain as they wait for evacuation on February 26, 2011 at the harbour of the Libyan port city of Benghazi, as thousands fled Libya in an exodus of foreign nationals escaping by air, land and sea amid fears of a full-blown civil war.

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