vendredi 24 juin 2011

RÉCIT - Le dernier baroud d'Anne Lauvergeon - Patrick Bonazza


Le Point, no. 2023 - Economie, jeudi 23 juin 2011, p. 74,75

Areva. Jusqu'au dernier moment « Atomic Anne » a cru conserver son poste. Récit d'un combat féroce.

«Tu es "caramélisée", le président ne te reconduira pas. - N'importe quoi, je prends le pari que je serai reconduite ! »

Elle est comme ça, Anne Lauvergeon. Tout d'un bloc. Ce dialogue avec un de ses visiteurs s'est tenu il y a six mois. Et là, jusqu'à la dernière seconde, elle s'est battue comme une lionne pour obtenir son troisième mandat à la tête d'Areva. Jusqu'à ce que Matignon l'invite le 16 juin pour lui signifier qu'à la fin du mois elle serait remplacée par son numéro deux, un inconnu du grand public, Luc Oursel. Pour empêcher cette issue fatale, elle a décroché in extremis une lettre et un communiqué de soutien des dix-huit membres de son conseil exécutif (moins Oursel...) et de ses syndicats, étonnamment bienveillants. En prime, vingt députés de droite comme de gauche ont demandé son maintien. Enfin, trois candidats à la primaire socialiste - rien que ça ! - , Arnaud Montebourg, François Hollande et Ségolène Royal, se sont souvenus que cette « femme exceptionnelle » avait fait ses armes comme sherpa de Mitterrand. Jusqu'à Rachida Dati, qui s'est dite surprise de la manière « violente et injuste » dont on l'a congédiée...

Sortie dure à avaler, en effet, pour celle qui était atteinte du « syndrome Gomez », ce président qui, après quatorze ans à la tête de l'entreprise publique Thomson, voulait aussi rester. Comme lui, Lauvergeon, aux commandes depuis douze ans (un bail !...), se croyait indéboulonnable. L'entreprise était devenue un peu sa chose. D'ailleurs, n'avait-elle pas déjà sauvé sa tête à deux reprises au moins ? En 2006, Thierry Breton à Bercy s'opposait farouchement à la reconduction de son mandat. Ses bonnes relations avec Jacques Chirac (elle achetait des pièces pour le musée Guimet, apprécié de l'ex-président...) et avec le secrétaire général de l'Elysée de l'époque, Frédéric Salat-Baroux, ont très vite eu raison de l'hostilité du ministre des Finances. Anne Lauvergeon est un redoutable animal politique.

L'an dernier, en mars-avril, Nicolas Sarkozy ne faisait plus mystère qu'il voulait se séparer d'elle, songeant à la remplacer par Yazid Sabeg, le patron de l'entreprise d'électronique de défense CS. Là encore, elle a sauvé sa peau, faisant donner Jean-Cyril Spinetta, le président du conseil de surveillance d'Areva, un vieil ami croisé à l'Elysée sous Mitterrand.« L'un des plaisirs du pouvoir, c'est celui de nommer les gens, avait-il dit en substance à Matignon.Eh bien, si vous virez Anne, vous aurez aussi la joie de me chercher un successeur. » La manoeuvre a réussi. Et Lauvergeon a pu se croire alors invulnérable.

Au point d'ignorer que depuis quelque temps le président lui battait froid. Au Japon, en mars, Lauvergeon, qui s'était invitée sans y être conviée à une rencontre entre le président et des résidents français, avait été évincée par l'ambassadeur. Et le Château, ces derniers temps, ne lui donnait aucun signe. Pas de quoi décourager « Atomic Anne », considérée comme l'une des « femmes les plus puissantes du monde » par Forbes. Elle fait comme si... Apparaissant dans les médias, ne ratant surtout pas la Journée de la femme, histoire de rappeler à tous les machos qu'elle est l'une des rares en France à diriger un colosse industriel. Le vent lui paraît aussi favorable. Car, avec le départ de Claude Guéant de l'Elysée et de Jean-Louis Borloo du gouvernement, ce sont deux opposants, alliés de son ennemi déclaré, Henri Proglio, le président d'EDF, qui prennent du champ.

Petit comité. D'ailleurs, la catastrophe de Fukushima confère un plus à la patronne d'Areva, à son expérience et à son discours sur la transparence et la sûreté nucléaires qu'illustre son produit vedette, le fameux EPR. Et puis, elle peut toujours compter sur le fidèle Spinetta. N'est-ce pas lui qui est chargé d'animer le comité censé sélectionner les candidats ? Sauf que le comité a finalement tourné à vide : le candidat retenu, Luc Oursel, ne figurait même pas sur la liste des six noms proposés à l'Elysée en février. Tout s'est joué en fait dans les derniers jours, en petit comité, à l'Elysée. Le successeur de Lauvergeon devait connaître le nucléaire et ne pas être ouvertement fiché comme proche de Proglio, pour éviter toute polémique.

Le choix est donc tombé sur Oursel, 51 ans. Habile, car le numéro deux d'Areva a été appelé par Lauvergeon, même si l'entourage de cette dernière trouve qu'« ils ne boxent pas dans la même catégorie ». Comme elle, en plus, il est ingénieur des Mines et vient de la gauche. Il n'empêche, d'ordinaire, à des postes aussi stratégiques (la direction d'Areva en est un) le président de la République nomme des gens de confiance, qu'il pratique. Or, apparemment, il n'a vu Oursel pour la première fois que deux jours avant sa nomination. Le parcours du nouveau patron d'Areva ne paraît d'ailleurs pas exceptionnel. Il passe de Schneider (matériel électrique) à Sidel (emballages) puis Geodis (transports), pour débarquer en 2007 chez Areva où, quoique numéro deux, il n'était pas vraiment l'étoile montante. En prime, il n'est pas sûr que ses amis du comité exécutif, qui ont tous « voté » Lauvergeon, réserveront au « traître »(dixit un partisan de l'ex-patronne) un bon accueil. Quant au président Spinetta...

Quel avenir ? Oursel reprend un héritage assez lourd. Lauvergeon est sûrement une fine politique (les écolos s'en sont rendu compte très vite). Mais, en dépit des certitudes des hiérarques socialistes (« ce limogeage n'a pas de motif industriel »), le débat est permis sur la qualité de sa gestion. L'an dernier, pour la première fois de sa courte histoire, Areva a enregistré une perte opérationnelle et cette année sera tout aussi difficile. Les sept réacteurs fermés en Allemagne sont des produits Areva, et l'on pourrait apprendre dans les prochains jours la perte du marché sud-africain au profit de Coréens et de Chinois. Mais cela n'est rien à côté du naufrage de l'EPR en Finlande, accumulant surcoûts et retards, du largage sans préavis par Siemens (qui était actionnaire d'Areva NP, la branche réacteurs), de l'échec du contrat d'Abou Dhabi, de la gamme de réacteurs limitée à l'énorme EPR (1 600 mégawatts), des investissements malheureux dans UraMin au Canada... Tout cela est sur la place publique. Mais Lauvergeon, disent ses détracteurs, a un art consommé de faire porter le chapeau aux autres. Elle accuse, en vrac, de ses échecs les Finlandais, EDF, la banque Rothschild et, très souvent, les politiques et leur pusillanimité. Trop perso, trop directe, Lauvergeon ! Elle a le don d'irriter. Sa stratégie de la tension l'a sans doute desservie pour obtenir de l'Etat des augmentations de capital. Ou pour effectuer des investissements qui semblaient judicieux (le rachat de fabricants d'éoliennes, celui d'Olympic Dam, une méga-mine en Australie...), refusés par la tutelle. Avec les partenaires naturels que sont EDF (avant même l'arrivée de Proglio) et le producteur de turbines Alstom (avant l'arrivée de Bouygues), les relations sont vite devenues exécrables. Des conflits aux effets parfois désastreux (Finlande, Chine). Le successeur de Lauvergeon - dont rien ne dit qu'il sera docile - aura pour première mission de déminer le terrain. Mais qui d'EDF ou d'Areva sera le leader tricolore du nucléaire ? Si Oursel n'est pas recensé comme membre du clan Proglio, il connaît très bien l'un de ses proches, François Roussely, ex-président d'EDF, qui joue dans l'ombre les grands manitous du nucléaire. Oursel et Roussely se sont croisés en 1991 au cabinet de Pierre Joxe, alors ministre de la Défense. Areva penchant du côté d'EDF ? L'autre grand groupe d'électricité, GDF Suez, en prendrait ombrage, car lui jouait à fond... la carte Lauvergeon.

Encadré(s) :

Areva en chiffres (2010)

· Chiffre d'affaires : 9,9 milliards d'euros.

· Bénéfices : 883 millions grâce à la vente de T-D; sinon, pertes opérationnelles de 423 millions.

· Commandes : 44 milliards.

· Employés : 48 000.

· Présence : 100 pays.

De la mine aux réacteurs

Dans le monde occidental, Areva est la seule entreprise nucléaire proposant un modèle intégré. Caractéristique vendue par Anne Lauvergeon sur tous les continents. Areva est en effet présente :

· Dans les mines (numéro un mondial de l'uranium grâce au Niger, au Kazakhstan, au Canada).

· Dans l'enrichissement (le Tricastin).

· Dans la fabrication de réacteurs, des EPR et, avec Mitsubishi, Atmea.

· Dans le retraitement du combustible (la Hague).

Pour devenir comme le russe Rosatom, il lui faudrait aussi produire de l'électricité. Ce serait Areva plus EDF...

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