De décembre 2013 à mai 2014, des soldats français venus s'interposer dans la guerre civile qui a déchiré la Centrafrique auraient troqué des faveurs sexuelles auprès d'enfants affamés contre des rations alimentaires. Natacha Tatu et Anthony Fouchard ont retrouvé les protagonistes de cette sinistre affaire PTCHAD apa François pointe du doigt un monticule de terre, de l'autre côté de la route qui sépare le camp de réfugiés de l'aéroport : « C'est là qu'ils faisaient leurs bêtises. »
A moins de 20 mètres du petit stand où il vend cigarettes et boîtes de Bouillon Kub se dressait à l'époque Alpha 2, la guérite des soldats français qui sécurisaient l'aéroport. Un empilement de sacs de sable recouverts d'une toile de camouflage où les militaires, invisibles aux regards, prenaient leur tour de garde, deux par deux, et quelquefois par trois. Cent mètres plus loin, Alpha 1. Entre les deux, un terrain vague que les enfants appellent « le jardin ». François voyait souvent les gamins se faufiler entre les rouleaux de barbelés qui ceinturaient le camp pour aller y jouer et se presser autour des militaires afin de quémander un peu de nourriture. Mais il n'a pas tout de suite compris ce qui se passait. « On se disait qu'ils aimaient bien les petits. Ils leur demandaient de leur apprendre quelques mots de sango, leur donnaient des bonbons, des biscuits, de l'eau, les faisaient rentrer dans la cabane » Et puis des enfants ont commencé à parler des viols. Certains se sont fait battre comme plâtre par leurs parents, avec interdiction d'y retourner, mais d'autres ont pris le relais, le plus souvent des garçons, plus rarement des filles. « On avait faim, les enfants avaient faim. On était là, comme des animaux. La situation était terrible », soupire François. A quelques tentes de là, Marie-Valentine, une grand-mère elle aussi installée en lisière du camp, dit qu'une fois, en entendant des pleurs, elle a jeté des pierres sur la cahute pour faire peur aux soldats et disperser les gamins, « mais mes propres enfants m'ont ordonné d'arrêter, ils ont dit qu'on allait avoir des problèmes ».
Sinaï, 25 ans, veille sur une des zones du site de l'aéroport. Il évoque une vidéo montrant une fellation que des soldats auraient fait visionner aux enfants sur un téléphone portable : « Ils leur demandaient s'ils savaient eux aussi tenir un micro. » Le système, selon lui, se serait mis en place très vite, dès décembre 2013, lors de l'installation du camp, avec les soldats français de Sangaris, et aurait perduré avec les Géorgiens de la force européenne Eufor RCA. « Tous les soldats RÉPUBLIQUE CENTRAFRICAINE Bangui GABON CONGO l p SOUDAN ne faisaient pas ça. Certains étaient très gentils et donnaient gratuitement de la nourriture. Mais d'autres profitaient de la situation, tirant au lance-pierre sur les enfants ou abusant d'eux. » Les exactions auraient pris fin quand les Gabonais ont succédé aux Géorgiens dans les guérites. « Eux préféraient les prostituées » Un an et demi après les faits, quel crédit apporter à ces témoignages ? Depuis que le quotidien britannique « The Guardian » a révélé le scandale, le 29 avril, dévoilant un rapport secret de l'ONU selon lequel des enfants auraient été abusés par des soldats français de la force Sangaris, micros et caméras affluent dans ce camp de déplacés de M'Poko, collé à l'aéroport de Bangui, où 18 000 personnes survivent dans le dénuement le plus total. Forcément les tentations sont grandes d'attirer l'attention du visiteur « Dans ce pays, les manipulations sont diaboliques, insiste l'imam Oumar Kobine Layama. Il faut être prudent. C'est pourquoi, avec l'ensemble des autorités religieuses du pays, nous avons demandé à entendre les victimes. Nous ne voulons pas nous prononcer avant d'avoir des preuves. » Cette importante figure religieuse du pays n'est pas la seule à être circonspecte. Arrivée en plein chaos, la France a joué un rôle clé dans le rétablissement de la paix en Centrafrique. Déclenchée en urgence, en décembre 2013, l'opération Sangaris, qui a enrayé une guerre civile atroce entre ex-rebelles de la Séléka (majoritairement musulmans) et milices chrétiennes anti-balaka, est considérée comme un succès. Tout le monde s'accorde à dire que les 10 000 Français qui se sont succédé à Bangui ont permis de sauver des milliers de vies. Au sein des expatriés français, comme chez les militaires aujourd'hui déployés, personne ne veut croire à ces accusations de pédophilie.
Une brebis galeuse, passe encore
La mise à jour d'une filière de prostituées, pourquoi pas. Mais un tel groupe de prédateurs agissant impunément six mois durant avec des enfants, alors même qu'une relève complète des troupes a eu lieu entre-temps ? Non, impossible. « Dans la culture militaire, c'est comme dans les prisons : rien de plus grave, de plus tabou que la pédophilie. Un "pointeur" identifié au sein d'une garnison se ferait immédiatement expulser du groupe. Que des militaires aient pu agir en bande pour abuser d'enfants, de jeunes garçons, est inconcevable », insiste le capitaine Frédéric, passé par plusieurs opex (opérations extérieures). Les uns SOUDAN DU SUD RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO cherchent des manipulations, des complots, des rivalités au sein de l'ONU. D'autres s'interrogent sur cette fuite qui intervient la veille de l'ouverture du Forum de Bangui, une étape essentielle qui doit amorcer le processus de réconciliation, que de nombreux groupes politico-militaires souhaitent voir capoter Et si tout cela n'était qu'une énorme manip ? Bien sûr la lecture du rapport remis à l'ONU que nous avons pu nous procurer est d'une précision qui fait froid dans le dos. Intitulé « Sexual Abuse on Children by International Armed Forces », ce document resserré qui émane de la section Droits de l'Homme et Justice de la Minusca, (Mission multidimentionnelle intégrée des Nations unies pour la Stabilisation en République centrafricaine ») comporte six pages. Six feuillets denses, tous barrés d'un large bandeau « Confidentiel » qui retranscrivent, en anglais, avec une précision quasi clinique, les témoignages de six enfants, dûment identi-fiés, présumés abusés, ou témoins d'abus, ainsi que le contexte dans lequel ils ont été entendus par les enquêteurs. Léon (1), 9 ans, est venu témoigner avec sa mère. Il raconte avoir quitté le camp avec l'un de ses amis pour aller quémander de la nourriture auprès des militaires : « Deux soldats blancs de Sangaris nous ont demandé ce qu'on voulait. L'un était petit et fumait beaucoup. L'autre était mince et ne fumait pas. On a dit qu'on avait faim. Le plus petit des deux nous a demandé de sucer son "bangala" d'abord. J'étais effrayé, mais parce que j'avais faim, j'ai accepté et je suis entré le premier dans la guérite. Mon ami m'a suivi. Les deux hommes ont sorti leur "bangala" de leur pantalon, [ ] juste au niveau de notre bouche. Aucun ne portait de préservatif [ ] et, à la fin, ils nous ont donné trois packs de rations militaires et un peu d'argent. » Selon l'enfant, les faits se seraient déroulés à la fin du mois de mars, entre trois et six heures de l'aprèsmidi. Ludo, 9 ans, qui dit avoir été battu par les petits caïds du camp quand ils ont su ce qu'il avait fait, décrit avec précision le soldat à qui il a dû faire une fellation, un certain X, avec un signe distinctif sur le visage. John, orphelin « de 8 à 9 ans », parle de plusieurs fellations pour de la nourriture, toujours sur le même homme, qui menaçait de « le chicoter » (le frapper) s'il parlait. Autre témoignage, Justin, 13 ans. Lui affirme ne pas avoir été abusé, mais il a dit aux enquêteurs avoir vu plusieurs de ses amis « faire ça régulièrement ». Selon lui, les militaires impliqués étaient « toujours les mêmes ». L'une des victimes aurait fait deux fois des fellations « à un soldat noir de Sangaris » (2) au checkpoint Alpha 2, la dernière fois, début juin, vers 8 ou 9 heures du soir, quelques jours seulement avant Papa François habite en face d'une des guérites où se seraient produits les viols.
ELOI, 8 ANS
Du sexe contre des biscuits Il dit avoir 8 ans, mais semble, comme souvent les enfants ici, en avoir bien deux de moins. On le rencontre en dehors du camp de M'Poko, à l'abri des regards. C'est un bout de chou au crâne rasé, timide, avec des grands yeux sérieux bordés de longs cils. II porte des sandales en plastique cassées et un vieux short en coton sale et déchiré. Il n'est jamais allé à l'école. Ses jambes et ses bras sont fins comme des allumettes. Il sourit peu, se tortille sur sa chaise, visiblement stressé. Troublant : son récit correspond presque mot pour mot à l'un des témoignages cités dans le rapport confidentiel de l'ONU. Les noms, les prénoms qu'il évoque, jamais cités dans aucun article, sont les mêmes... Oui, il l'a fait. « Une fois seulement », précise-t-il. Il connaissait bien ce soldat « grand, jeune, un peu gros » qui portait un casque et était posté au checkpoint Alpha 1. Il était gentil et l'appelait toujours « viens petit, viens », en sango, pour lui donner des rations de biscuits. Un soir le soldat lui a dit : « Suce d'abord mon bangala. » Et il l'a fait. Il avait faim. C'était au début de l'installation du camp, croit-il se souvenir. Il dit qu'il y avait trois autres soldats devant eux, qui savaient ce qui se passait mais n'ont rien dit, rien fait. Des copains du camp ont ensuite raconté ce qui lui était arrivé à sa mère qui l'a sérieusement corrigé. Paniqué, il s'est enfui du camp pour tenter de retrouver son père dans un faubourg de Bangui, où « des Blancs l'ont retrouvé et ramené » à sa mère, avant de le questionner. Il dit aussi que sa maman a regretté de l'avoir battu, qu'il veut rester avec elle, au camp, avec ses six frères et soeurs.
LE RÉCIT DE NOS ENVOYÉS SPÉCIAUX À BANGUI
L'Obs - Mercredi 13 mai 2015, p. 36,37,38,39
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