lundi 13 juin 2011

DOSSIER - L'oeil de Pékin - Jacques Follorou


Le Monde - Enquête Décryptages, mardi 14 juin 2011, p. 17

L'image d'une Chine prédatrice prête à fondre sur les intérêts économiques occidentaux et les secrets technologiques des pays les plus riches s'est durablement installée dans l'opinion. Il n'est pas une semaine sans que les autorités françaises soient saisies d'informations faisant état de tentatives de captation de données technologiques ou de mise en danger du patrimoine industriel national.

D'un pur fantasme impliquant la Chine dans l'espionnage de la future voiture électrique de Renault qui s'avère n'être qu'une escroquerie interne aux régulières attaques informatiques recensées par la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) contre des entreprises ou des administrations françaises et attribuées aux Chinois, la paranoïa anti-Pékin progresse. Entre protection d'une souveraineté industrielle et volonté légitime d'être présent sur ce marché immense, les esprits, en France, s'échauffent vite sur la réalité du danger chinois.

" Il faut ouvrir les yeux, estime le général Daniel Schaeffer, conseil en stratégie d'entreprise à l'international, en Chine et en Asie du Sud-Est, les Français sont souvent responsables de la perte de leur savoir-faire. " L'essentiel des fuites de la technologie française vers l'empire du Milieu serait, en réalité, imputable aux entreprises elles-mêmes.

Parmi les griefs formulés contre la France, on relèverait l'individualisme des industriels nationaux qui, à la différence des Allemands, ne pratiquent aucune entraide; ou encore l'inadaptation de la doctrine sur les questions d'intelligence économique, handicapée par une pensée " policière " incapable d'appréhender la menace dans son ensemble, alors que les Anglo-Saxons étendent la défense du patrimoine à tout ce qui concourt au bien-être d'un pays.

" Les Anglo-Saxons, comme les Asiatiques, ont, de plus, une sensibilité au secret que n'ont pas les Français, qui négligent les mesures de sécurité dans leur travail au quotidien, notamment avec leurs ordinateurs ou leurs téléphones ", regrette Alain Juillet, ancien haut responsable de l'intelligence économique auprès du gouvernement français qui fut auparavant PDG de Marks & Spencer, avant de prendre la tête de la direction du renseignement de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE).

Une autre faiblesse française résiderait dans la dispersion des forces des industriels face à une organisation chinoise structurée, massive et capable de soutenir une stratégie sur le long terme. En 2006, Xu Guanghua, alors ministre des sciences et de la technologie, avait déploré que plus de 70 % des licences de brevets utilisées sur le territoire chinois appartiennent à des étrangers. Le gouvernement chinois a donc établi un plan permettant, d'ici à 2020, de renverser la tendance, tout en sachant bien qu'il était impossible de réinventer en quinze ans toute la production industrielle du pays.

Pour accélérer le processus, la Chine a introduit le concept de " ré-innovation " portant sur " l'importation, l'absorption, l'assimilation et la ré-innovation du savoir-faire étranger ", comme l'indique le " PRC medium to long term plan 2006-2020 " du ministère des sciences. C'est la première fois, dans l'histoire chinoise, qu'un plan d'acquisition du savoir-faire étranger est aussi institutionnalisé. Les objectifs sont clairement désignés, ils couvrent sept secteurs de pointe et visent aussi bien les laboratoires que les unités de production.

Enfin, la mise en oeuvre de moyens humains est d'une envergure jamais atteinte par d'autres pays. " Près de 80 % du savoir technologique est récupéré par des voies légales, les appels d'offres, la coopération ou le partenariat ", assure un diplomate occidental à Pékin, pour qui " l'espionnage n'est qu'une infime partie des modes de captation de l'information ".

Pourtant, aux yeux des industriels français, la frontière entre le licite et l'illicite est souvent franchie. Ils ont longtemps eu recours au transfert de technologie, pensant qu'ils s'installeraient ainsi durablement en Chine. Mais dès que le partenaire chinois a absorbé le savoir-faire, la coopération est rompue, et il crée une entreprise concurrente. " C'est une vassalisation de l'Europe : on leur cède notre technologie, on devient nos propres concurrents ", résume le général Schaeffer.

En 2009, l'électricien français Schneider Electric, pourtant très implanté en Chine, a même dû régler une amende de 17,5 millions d'euros au profit de la société chinoise Chint pour contrefaçon du disjoncteur C60 qui avait été breveté par... Schneider Electric. Chint avait attaqué le groupe français et obtenu gain de cause devant la cour de Wenzhou, au sud-est du pays. En dépit de cette mésaventure, en novembre 2010, le groupe français a reçu en grande pompe le président chinois, Hu Jintao, en visite en France. " S'ils ont accepté de se rendre chez Schneider, cela signifie que les Chinois considèrent l'entreprise comme un allié sûr, et cela atteste d'une coopération sur le long terme; il ne faut être ni naïf ni paranoïaque ", décrypte un ancien de la DGSE, fin connaisseur de la Chine.

Pour accélérer les transferts de technologie, Pékin a également mis en place des mécanismes politique et protectionniste. Une obligation de transfert technologique pour les entreprises étrangères qui s'implantent en Chine a été introduite en 2009, de même que l'obligation de fournir les codes sources de tous les logiciels des produits importés en Chine, comme ce fut le cas pour du matériel livré par la société Eurocopter, installée à Marseille.

Pour échapper à cette captation parfois sauvage, certaines entreprises françaises refusent de travailler avec les Chinois. Alstom, qui a pourtant cédé son savoir en matière de turbine électrique pour le barrage des Trois-Gorges, a ainsi décliné les offres chinoises de coopération pour le TGV. Résultat, Pékin a fait affaire avec les Allemands et développé le Maglev chinois, une déclinaison moins sophistiquée du train à sustentation magnétique germanique. Les premiers tests ont eu lieu en 2009 et les Chinois sont déjà sur les rangs pour plusieurs appels d'offres internationaux.

" L'industrie va là où il y a le marché ", insiste Hervé Machenaud, directeur général de la production chez EDF et patron du parc nucléaire de l'entreprise en France et à l'étranger. La parole de ce sinophile, qui a joué un rôle central dans la relation franco-chinoise dans le nucléaire, pèse au-delà du seul monde de l'énergie. Il a créé une structure regroupant des entreprises françaises désireuses de travailler en Chine. " Soit on reste enfermé dans nos frontières et dans dix ans on aura disparu, soit on coopère vraiment avec la Chine et les intérêts français seront ainsi vraiment défendus ", estime-t-il. Pékin va bientôt construire vingt réacteurs par an. Or, selon M. Machenaud, les Chinois veulent développer en partenariat avec EDF un réacteur déjà ancien mais rodé, le CPR 1 000. " C'est une chance à saisir pour l'industrie française, qui a été validée par le Conseil de politique nucléaire - le 21 février - ", dit-il.

Cette seule perspective de partenariat entre les Chinois et EDF fait bondir Areva, le constructeur français de centrales nucléaires, pour qui cela revient à créer un concurrent et à dilapider le savoir-faire national. Adepte de la fabrication purement française d'un produit de pointe tel que l'EPR et d'une livraison clés en main, Areva a même demandé à Matignon le départ d'EDF de M. Machenaud, jugé trop pro-Chinois.

A la différence d'autres terres de conquête économique, il n'en va pas simplement, pour la France, de l'avenir de sa balance commerciale et de sa place sur le plus grand marché de la planète. Il s'agit tout autant de ne pas se laisser dépecer par une Chine impatiente et surpuissante qui vise une totale autonomie industrielle en prenant de toutes les manières possibles la technologie là où elle se trouve pour combler ses retards.

Pendant que les industriels français se disputent, les Chinois portent, enfin, leurs efforts sur les laboratoires de recherche occidentaux. Le réseau d'étudiants chinois à l'étranger, le plus vaste au monde, est la principale voie d'alimentation de ce savoir-faire de l'avenir. " La Chine n'envoie pas en France ses milliers d'étudiants au hasard, les lieux de stage sont définis en amont en fonction des priorités de l'industrie chinoise ", explique M. Juillet.

A Paris, confirme-t-on à la DCRI, les stagiaires-étudiants " sont suivis de près par l'ambassade de Chine ", notamment ceux dans les laboratoires des filiales de grands groupes où la surveillance est moindre. Fin 2010, l'actuel ministre chinois des sciences et des technologies, Wan Gang, confirmait que ces stagiaires étaient " un formidable réservoir humain pour l'innovation ".

Là, également, la France paraît hésiter entre l'excès de méfiance et l'angélisme. " Il existe, en France, une logique de rentier et de repli, alors que rien n'est immuable dans le monde ", s'indigne Luu Bang, ex-chimiste du CNRS à Strasbourg mis à la retraite d'office pour " atteinte à la protection du patrimoine scientifique du CNRS ". Arrêté, en 2006, à l'aéroport en partance pour la Chine en possession de fioles contenant des cellules souches produites dans le cadre d'un travail sur les plantes médicinales, il a été blanchi par la justice le 5 décembre 2007. " Cela me fait rigoler quand on parle d'espionnage économique, dit-il, je me rendais à Canton pour un colloque, l'ambassade de France à Pékin savait que j'emportais ces molécules; depuis, beaucoup de brevets sur lesquels je travaillais ont été développés ailleurs, tant pis pour la France. "

Au-delà des craintes, même celles formulées au plus haut niveau de l'Etat, et au regard du volume des échanges économiques réalisés entre la France et la Chine, les preuves de ces intrusions illégales restent peu nombreuses, et le biais judiciaire est rarement requis pour mettre en évidence le vol d'informations ou l'espionnage économique. Selon l'Observatoire des attaques contre la technologie française, au sein de la DCRI, Pékin n'apparaît qu'en troisième ou quatrième position, en fonction des secteurs, du classement des " pays agresseurs ", derrière les Etats-Unis, l'Allemagne et la Russie.

La France n'est pas une victime sans défense. Elle est considérée dans le monde du renseignement comme l'une des nations les plus agressives, comme le soulignent des télégrammes de diplomates américains en poste à Berlin, dévoilés, en janvier, par WikiLeaks. La DGSE met d'ailleurs à la disposition des grands patrons français, dans une pièce sécurisée de son siège à Paris, des documents commerciaux confidentiels dérobés grâce aux moyens satellite, y compris aux Chinois.

Jacques Follorou

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