jeudi 10 septembre 2009

INTERVIEW - " En fait, j'usurpe le travail des journalistes " - Mo Yan

Le Monde - Monde des livres, vendredi, 11 septembre 2009, p. LIV8

Avant d'ouvrir un nouveau livre de Mo Yan, on est saisi d'un sentiment qu'on a déjà éprouvé dans certains parcs d'attractions, au moment de s'asseoir dans un wagonnet de montagnes russes. Un mélange de peur et de plaisir, la tête à l'envers par anticipation. On s'accroche à la barre devant soi, tout est sous contrôle : les rails nous ramèneront immanquablement à notre point de départ dans trois ou quatre minutes. Même chose avec Mo Yan mais en solitaire, et à ce détail près qu'il faut prévoir une bonne journée pour La Dure Loi du Karma. Sept cent cinquante pages d'une densité de mercure, cela se mérite.

Ce dernier roman de l'auteur mondialement reconnu du Clan du sorgho (Actes Sud, 1993), de Beaux seins belles fesses (Seuil, 2004) ou du Supplice de Santal (Seuil, 2006), s'ouvre sur le tribunal des enfers. Un propriétaire terrien, Ximen Nao, exécuté au moment de la réforme agraire des années 1950, clame son innocence et demande la fin de ses tourments. Conscient (mais sans plus) de son innocence, le roi des enfers le renvoie sur Terre pour un cycle de réincarnations animales (âne, boeuf, cochon, chien). Il vivra auprès de son ancien valet Lan Lian, un homme au visage bleuté, fidèle aux traditions.

De passage à Paris au début de l'été, Mo Yan nous confie que " Lan Lian est un personnage réel. A l'école, nous voyions tous les jours cet homme étrange qui poussait sa brouette, accompagné d'un âne boiteux. Il portait une natte à l'ancienne et sa figure était bleue ". Avec un sourire, il ajoute : " Enfants, nous trouvions cela très étrange. "

L'image se grave pour toujours dans l'esprit du petit paysan : " Pendant quarante ans, j'ai vécu avec cet homme au visage bleu qui revenait me hanter. Quand j'ai commencé à écrire, dans les années 1980, je savais qu'il fallait que j'en fasse quelque chose. " Mais quoi ? Ce n'est que vingt-cinq ans plus tard qu'il trouve, du jour au lendemain. " Tout est venu d'un coup. J'ai écrit le livre en quarante-trois jours. " Il ricane doucement à notre haussement de sourcils involontaire. En Chine, certains lecteurs et critiques le lui ont reproché : trop court. Mais " cela faisait plus de quarante ans qu'il mûrissait dans ma tête ", siffle-t-il. Il hausse les épaules : de toute façon, c'est sa manière. Il écrit mentalement pendant des mois avant de tout régurgiter à la chaîne, sans respirer, " dix heures par jour. Ensuite, je reprends et je corrige certains détails, ici et là ". A titre de comparaison, il évoque La Mélopée de l'ail paradisiaque (Seuil, 2005) : " trente jours ". Mais le livre est plus court, environ la moitié de La Dure Loi du Karma. Certes.

Quand on lui demande des précisions sur cette écriture mentale, Mo Yan réfléchit quelques instants : " Il me faut du temps pour trouver la structure la plus adéquate, celle qui correspond à mon intrigue. Parfois, c'est le hasard qui vient me tirer d'affaire. " Comme lorsqu'il conçoit l'architecture de La Dure Loi du Karma juste après la visite d'un temple des environs de Pékin : " Au mur, il y avait des fresques qui représentaient différentes étapes animales de la métempsycose. J'ai eu comme une révélation. "

Plus qu'un texte sur la réincarnation, La Dure Loi du Karma est un roman de la transformation. Celle de son personnage, bien sûr, mais aussi celle de l'idéologie, d'une société, et même d'une littérature. " Ce qui m'intéressait, c'était le regard des autres habitants du village. Au début des années 1950, Lan Lian est un personnage négatif, un obstiné qui s'entête dans de vieilles idées. En 1980, quand on rend les terres aux paysans, il devient un personnage positif. " Un condensé d'histoire contemporaine chinoise, en quelque sorte.

Au fil des réincarnations de Ximen Nao, la narration passe d'un personnage à l'autre, plus intime, plus exubérante ou plus classique. Elle se transforme, elle aussi, rendant la lecture de La Dure Loi du Karma aussi exigeante que stimulante. Mo Yan explique : " La narration se réincarne, comme mon personnage. Tout est une histoire de cercles ou de cycles. Ce n'est pas une suite de petits romans sur l'âne, le cochon ou le boeuf. Il faut voir un cercle à l'intérieur d'un autre. Le village à l'intérieur de la Chine, un événement à l'intérieur de l'histoire. "

A la fin de ces entrelacs successifs, le livre se termine sur la naissance d'un petit garçon hémophile, l'ultime réincarnation de Ximen Nao. On comprend qu'il va enfin pouvoir prendre la parole pour lui-même. Il reprend les premières phrases du livre et boucle la boucle. Cette fin a des allures de conte, plus faible que le reste du roman probablement, mais il fallait finir. A l'exception de ce léger hiatus final, La Dure Loi du Karma a paradoxalement des allures de roman réaliste. Mo Yan réprime une grimace avant de concéder : " C'est un texte intimement lié au réel. Il y a toute une série de détails et d'éléments historiques. "

On pense à un personnage en particulier, qui porte le même nom que l'auteur et qui est écrivain, lui aussi. Il intervient pour compléter le roman, pour terminer une scène ou faire une transition. Présenté comme un personnage ridicule, il est un curieux mélange de vrai et de faux. Sa bibliographie est imaginaire, à l'exception de deux textes effectivement publiés par l'auteur. Ce dernier secoue la tête : ce n'est pas une biographie. " Le rôle du personnage de Mo Yan dans le roman, c'est celui du romancier dans la société. Il complète ce que disent les journalistes et les historiens. En cela, c'est réaliste. " Il éclate de rire : " En fait, dans ce roman, j'usurpe le travail des journalistes. "

Mo Yan a toujours voulu être écrivain. La légende veut qu'enfant, il ait entendu qu'un écrivain mangeait des raviolis tous les jours. Il ne nous détrompe pas. Ses livres en ont probablement gardé un côté presque revanchard, jouissif. En Chine, ses lecteurs apprécient ses livres " qu'ils trouvent drôles et absurdes. Bien sûr, certains trouvent que ma façon d'écrire est comme un flot tumultueux qui charrie tout et n'importe quoi ". Il hoche la tête : " Mais dans ce roman, en général, la réincarnation en cochon a été très appréciée. "

Malgré quelques faiblesses, La Dure Loi du Karma est à l'évidence l'un des livres les plus importants de Mo Yan, une somme joyeuse et apparemment désordonnée de tous ses talents et de toutes ses obsessions. Il a mis trois ans à s'en remettre, mais " c'est souvent comme cela avec moi. Il me faut attendre un certain temps avant de recommencer à écrire : trouver une histoire que je n'ai jamais racontée et puis surtout une nouvelle structure. Je ne réutilise jamais la même structure ". Après de longs mois d'activités annexes, de conférences, de proses diverses, il termine un nouveau roman, " plus court ", précise-t-il avec un clin d'oeil.

Au moment de clore l'entretien, il baisse un moment la garde, rêveur : " C'était mon livre le plus joyeux à écrire. Je riais beaucoup, surtout en écrivant l'âne et le cochon. " Sa traductrice (et interprète du moment), Chantal Chen-Andro, intervient : " C'est vrai ! Quand j'ai lu le texte pour la première fois, j'avais l'impression de l'entendre rire. "

Nils C. Ahl

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La Croix, no. 38457 - Livres et idées, jeudi, 10 septembre 2009, p. 14

Mo Yan, 53 ans, raconte son approche d'écrivain dans un monde chinois en bouleversement permanent.

Dorian Malovic : Pourquoi avoir utilisé des animaux dans votre grand roman ?

Mo Yan : Ce livre, qui retrace cinquante ans de la vie de la Chine contemporaine à la campagne, fait vivre des animaux symboliques finalement communs dans les campagnes chinoises : l'âne, le boeuf, le cochon et le chien, chacun avec ses particularités. Le regard de l'animal sur la vie et les drames de l'histoire chinoise peut être beaucoup plus piquant que celui des hommes et je peux lui faire dire tout ce que je veux. Ainsi, je me sens beaucoup plus libre pour critiquer les aberrations de la société. C'est la première fois que j'utilise ce stratagème et finalement on oublie que ce sont des animaux. Il y a un jeu permanent entre les consciences de l'animal et de l'homme, un conflit entre la nature humaine et animale au fil des réincarnations de mon héros, au point de voir disparaître sa nature humaine. Mais finalement on voit que nous avons tous les mêmes désirs primitifs, dans l'amour comme dans la violence.

Le personnage de Lan Lian, le « résistant », a-t-il vraiment existé ?

Oh oui, bien sûr, dans mon village de la province du Shandong. J'ai d'ailleurs pensé à lui lorsque j'ai conçu le roman. Enfant, je le voyais passer avec sa tache bleue sur le visage, personnage étrange et que je n'aimais pas. Il était stigmatisé par tout le monde, car il ne voulait pas suivre les consignes imposées par les autorités. Finalement, à la fin des années 1980, l'histoire a montré qu'il avait raison, qu'il avait résisté et souffert pour y arriver. Critiqué par tout le monde, il était en réalité le plus intelligent. C'est un vrai héros, en fait, il a osé s'affronter à la collectivité. Il est très symbolique pour moi, car il me permet de critiquer la société aveuglée par les slogans politiques de l'époque. Lan Lian incarne le bon sens de la société. Il est lucide alors que tout le monde joue la pièce de théâtre de Mao. Les autres suivent, ils ont peur. C'est une sorte de Ferme des animaux chinoise. La morale triomphe, car je pense que les paysans doivent avoir leur terre à eux pour la cultiver, mais c'est aussi une critique du développement industriel envahissant de ces dernières années en Chine. La ville prend tout l'espace des paysans.

Comment résister à ce développement aujourd'hui, un peu comme Lan Lian l'a fait pour sa terre ?

Il n'y a pas de moyens de résister. Les conflits pour la terre se multiplient. Une seule individualité ne peut arrêter ce processus collectif libéral d'aujourd'hui. Chacun devrait avoir cette force de Lan Lian et on devrait l'unifier, mais c'est impossible. Ma révolte illustre l'impuissance d'être seul à se battre.

D'une certaine façon, vous voulez réhabiliter la vérité sur les dérives de Mao Zedong ?

Mao voulait lutter contre l'inégalité sociale, l'idée était bonne, mais les moyens mauvais et les résultats catastrophiques. Nous étions égaux dans la pauvreté, en fait. Aujourd'hui on nous dit : « Enrichissez-vous ! », mais très peu y arrivent vraiment. Les paysans n'ont pas vu le succès. La bureaucratie se sert du pouvoir pour s'enrichir. Les inégalités s'accentuent. Mais aujourd'hui je peux critiquer cette situation sans être arrêté. C'est un progrès.

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